De retour dans les salles du Centre Pompidou, le Cinéma du réel offrait pour sa 44ème édition une programmation ample, qui adjoignait notamment à sa compétition nationale et internationale un voyage dans le documentaire africain. S’il est bon en excursion de sortir des sentiers battus, il est bon en festival de couper à travers les sections, les continents et les formes pour établir son propre parcours et ses propres connexions. Le caractère collectif de ce compte-rendu ne fait ainsi que réfléchir l’expérience festivalière, sautant de note en entretien, des luttes récentes des Gilets Jaunes ou d’une opposition kenyane (Boum Boum, Softie) à celle menée par le peuple lituanien pour son indépendance à l’orée des années 90 (Mr Landsbergis). Faisant se croiser des films qui s’attachent à raviver des histoires méconnues, jouant de l’intime pour mieux faire lever l’esprit d’un peuple ou d’une époque, s’employant à faire revivre des archives pour mieux les faire résonner avec notre actualité (Navigators, Rewind and Replay, Journal d’Amérique, Avant le déclin du jour). Traverser un festival documentaire, c’est aussi presque immanquablement témoigner d’une perte de frontières, celle entre documentaire et fiction (Dry Ground Burning, The Plains) ou formes expérimentales (Devil’s Peak, Afterwater, Lago Gatún). Et se confronter à des films qui questionnent eux-mêmes le cinéma et son pouvoir, le rapport de ce triangle fameux d’un cinéaste, d’un sujet filmé et d’un spectateur (De quelques événements sans signification, Mutzenbacher).
Lire ici le compte-rendu du festival.
Chitara et sa demi-soeur Leia vivent à Ceilândia, dans la périphérie de Brasilia. Toutes deux exploitent une raffinerie de pétrole clandestine dont elles vendent le produit à prix réduit aux motards du coin. Dry Ground Burning (Mato seco em chamas) est un documenteur sur cette sororie qui dépasse Chitara et Leia pour intégrer toutes les femmes de la favela de Sol Nascente. C’est dans une relation intime avec ces actrices non professionnelles que Joana Pimenta et Adirley Queirós ont écrit cette fiction très particulière, née de leur expérience de la vie à Ceilândia et de sa mythologie composite, autant alimentée par le cinéma de genre que par la légende vivante qu’incarne Chitara dans la favela. Prenant acte des mutations politiques qui secouent le Brésil pendant sa longue maturation, le film apporte un contrechamp cathartique à l’ascension de Bolsonaro : le désossement d’un fourgon de police et une campagne électorale imaginaire marquent la revanche de ces femmes qui vivent dans l’ombre des grands centres urbains. Grâce au cinéma, elles s’emparent du lieu où elles ont grandi et nous en livrent une autre histoire, qui commence par un grand fracas de moteurs dans la nuit. Lauréats du Grand Prix Cinéma du Réel, Joana Pimenta et Adirley Queirós nous racontent cette aventure.
Débordements : Pourriez-vous nous parler de la genèse du film ?
Joana Pimenta : L’idée nous est venue après la découverte de Libra en 2010, un gisement de pétrole brésilien en eaux profondes, l’un des plus importants au monde. Ce pétrole va de Paulinha jusqu’à Brasilia à travers un oléoduc qui passe en-dessous de Sol Nascente, où a été tourné le film. À cette époque, le pétrole était encore nationalisé et 75% des royalties revenaient à l’éducation, la culture et la santé. On se posait alors la question suivante : en supposant que des citoyens lambdas puissent aller chercher ce pétrole sous terre, se l’approprier directement, quelle économie parallèle pourrait émerger ? Ce devait être un film d’action, un film d’aventure. Mais ensuite on a assisté à l’ascension de Bolsonaro, dont le gouvernement a complètement privatisé le pétrole. Le Brésil a commencé à le vendre à des conglomérats internationaux pour trois fois rien, et a perdu beaucoup de ses réserves. Donc quand le tournage a commencé, notre idée de départ était déjà anachronique, on était entrés dans une réalité complètement différente. Il a fallu repenser ce que voudrait dire voler, s’approprier le pétrole aujourd’hui.
D : Vous avez dit vouloir re-penser le pétrole, non plus depuis le centre, mais depuis les marges, les périphéries.
Adirley Queirós : Historiquement, la question du pétrole a toujours été prégnante au Brésil. Sous le gouvernement de Getúlio Vargas, dans les années 1940-1950, il y avait ce slogan très célèbre : « O petróleo é nosso », « Le pétrole est à nous ». C’est son gouvernement qui a nationalisé le pétrole. Le point de départ de notre film, c’est de penser : si le pétrole était approprié par les périphéries, si elles le puisaient directement sous terre, ne serait-il pas « à nous » dans un sens totalement différent ? C’est une nationalisation radicale qu’on a voulu imaginer. Il existe une formule de slang au Brésil, une sorte de variation sur ce slogan de Vargas, qui dit « o pétroleo é nos », « le pétrole, c’est nous ». On parle donc de deux choses : d’une part, de la question historique de la nationalisation du pétrole, d’autre part, des périphéries qui appellent une grammaire, un langage, un imaginaire nouveau au cinéma.
D : À ce propos, on peut dire que le film déploie une forme de fiction très singulière, avec une dimension documentaire qui rencontre les codes du film de genre, du western, etc.
A.Q. : À l’origine on voulait faire un Mad Max. Évidemment, cela demandait un mode de production qui excède nos possibilités financières. On travaille généralement avec 4 ou 6 personnes, tout ce qu’on fait est très artisanal. Cependant, ces codes du cinéma de genre sont importants pour nous, ils ont à voir avec notre vécu de cinéphiles : ce qu’on regardait quand on était jeunes, c’était surtout des westerns et des films de kung-fu. On voulait que notre film soit tissé de ces références-là, d’autant qu’on pense qu’elles dialoguent avec la situation politique du Brésil. Mais ça n’a pas été facile : le processus de réalisation a été très long, il s’est étendu sur deux ou trois ans. Donc pour que les actrices entrent dans le film, il a fallu une sorte d’acte de foi. Dites-vous que nous n’avions pas de scénario, pas de script… Tout s’est créé dans la cohabitation avec ces femmes, à qui on a proposé des personnages qu’elles devaient vivre et pas seulement jouer. On leur a fait incarner des personnages de fiction, mais l’idée était de les filmer comme des ethnographes.
D : La présentation du festival mentionnait un air de famille avec le travail de Pedro Costa. A-t-il été une influence pour vous ?
J.P. : C’est quelqu’un qu’on admire beaucoup comme cinéaste, mais je ne sais pas si on se rejoint vraiment en termes de procédés d’écriture ou de tournage. S’il y a un point de rencontre entre nous, c’est peut-être dans l’idée que la radicalisation du langage cinématographique appartient aussi aux périphéries. C’est-à-dire qu’il ne faut plus penser que le langage du cinéma est l’apanage du centre, des classes sociales aisées, alors que les marges et les déshérités devraient toujours être approchés à la caméra portée, avec les codes du « cinéma vérité ». On ne veut pas répondre aux attentes du public sur ce que doit être une représentation de ces lieux et de ces populations par le cinéma.
A.Q. : Encore une fois, les codes dont on se sent proche sont ceux du cinéma américain. Comme le dit Joana, être comparé à Pedro Costa est une fierté parce que c’est un cinéaste merveilleux, mais je ne crois pas que ce qu’on fait ressemble vraiment à son travail.
D : On a l’impression que cette frontière poreuse entre le documentaire et la fiction se cristallise dans le personnage charismatique de Chitara : est-ce qu’on pourrait dire que vous avez cherché à explorer un mythe, celui de la reine de la favela ?
A.Q. : Le personnage de Chitara est surtout inspiré de ThunderCats [NDLR : série d’animation américaine diffusée dans les années 80, qui met en scène la lutte entre les ThunderCats, félins humanoïdes, et les Mutants, race de monstres diaboliques]. En effet, c’est le personnage central, c’est avec elle qu’on entre dans le film ; mais, plus qu’une héroïne, on tenait à construire un collectif héroïque. Je viens de Ceilândia, j’y ai vécu 48 ans, alors sur un plan personnel, ça m’intéressait de voir comment ces personnes qu’on croise dans la rue pouvaient prendre une dimension héroïque. Ce collectif interroge les représentations de genre : traditionnellement, les périphéries sont marquées par une occupation de l’espace très masculine. Cela se double de la question de l’âge : le groupe est constitué de femmes qui ont plus de trente ans. La question pour nous c’était de savoir comment faire en sorte qu’elles prennent le pouvoir, comment faire advenir l’empowerement. C’est là que le cinéma leur dit : vous pouvez tout faire. Vous pouvez avoir des armes, faire de la politique, absolument tout ce que vous voulez. C’est avec cet outil qu’on donne naissance à des héroïnes de périphérie.
J.P. : Cette question de la tranche d’âge m’importe beaucoup. Si vous vous promenez à Ceilândia aujourd’hui, les femmes sont plus jeunes que celles qu’on voit dans le film, ce sont des jeunes filles qui ont dix-huit ans ou la vingtaine. Ça n’est pas indifférent, d’une génération à l’autre tout change : le corps, l’allure, la démarche… On voulait travailler avec des femmes appartenant à cette génération qui a fait beaucoup d’allers-retours entre la prison et la rue. Elles ont cette mémoire inscrite dans leur corps, et elles dégagent une forme de mélancolie. Elles ne font pas partie de ces jeunes débordants d’énergie qui occupent la rue aujourd’hui. C’est aussi parce qu’elles ont cet âge que leurs dialogues peuvent faire émerger certaines mémoires, des récits que seules des femmes de leur génération peuvent transmettre. Si on avait fait un film au présent avec des jeunes gens d’aujourd’hui, ça aurait été complètement différent. De même que la question de la nationalisation du pétrole qu’on évoquait plus tôt était déjà anachronique lorsqu’on a commencé à tourner, de même l’occupation de la rue que l’on montre est devenue obsolète.
A.Q. : Cette question de la représentation est très profonde, cela ne relève pas que du clin d’œil. L’imagerie qui domine à la périphérie vient plutôt de la culture de masse, des dessins animés. C’est un héritage qu’on voulait revendiquer contre l’univers qu’a en tête une certaine gauche, qui idéalise la périphérie et sa sociabilité. Ce tournage était donc une immersion dans un univers très contradictoire, qu’on ne voulait pas réduire à un message univoque, à un slogan. Les slogans progressistes brésiliens, à mon avis, sont partiellement responsables de l’ascension de Bolsonaro, de la déroute que connaît le pays. En réalité, l’univers périphérique est très riche, très varié, or le cinéma brésilien a une fâcheuse tendance à le réduire à quelque chose de très manichéen. On voulait faire violence à ce schéma là.
J.P. : Oui, c’est aussi l’enjeu de ces scènes qui se déroulent dans une église évangélique. C’est un sujet auquel le cinéma brésilien ne touche quasiment jamais, parce que quand on est progressiste, on part du principe qu’on sait déjà ce qu’on va trouver dans ces endroits là. On a essayé de ne pas faire ça.
D : Vous avez souligné le rôle central de Chitara dans la création du film. Paradoxalement, on a eu le sentiment qu’on ne la voyait pas tellement à l’écran. Est-ce un choix de sa part ?
J.P. : C’est une très bonne question. Chitara est une sorte de chaînon, elle fait le lien entre toutes les femmes autour d’elle. Elle incarne une légende, un modèle que les autres s’approprient. Même si on ne la voit pas tant que ça, c’est avec Chitara qu’on a travaillé le plus longtemps. Un jour on a regardé ensemble Apocalypse Now et le making-of. Après un an de travail commun, devant ce film elle nous a dit : « j’ai compris ce que vous voulez… Il faut se perdre dans la transe du jeu : vous montez la caméra, la lumière, mais ensuite c’est à moi de m’emparer de tout ça ». Ça a été une sorte de révélation, qui s’est faite par le biais de ces visionnages.
D : On a parlé des références cinématographiques qui inscrivent les femmes de la périphérie dans un univers de fiction : vous avez mentionné Mad Max, on a aussi pensé à l’Equipée sauvage (1953), mais il y en a sans doute d’autres ?
A.Q. : Une influence importante pour moi c’est Rogério Sganzerla, qui appartient au mouvement du « cinéma marginal ». Je pense notamment à son film O Bandido da Luz Vermelha (1968), ou encore à Bang Bang (1971) de Andrea Tonacci. Ils s’inscrivent dans ce cinéma des années 70 qui intervient après le cinema novo, en réaction contre lui. Ils construisent des fictions avec très peu de moyens, mais beaucoup de temps, comme ça s’est fait pour Mato seco em chamas. L’idée que la fiction doit être directement en conversation avec la politique nous vient peut-être de ce mouvement. Mais il n’y a pas que le cinéma qui nourrit notre travail, il y a aussi la littérature. Je pense à Ernesto Sabato, un écrivain argentin chez lequel on trouve l’idée que le rêve peut subvertir la réalité, ou le brésilien João Guimarães Rosa, qui n’a écrit qu’un seul roman, Diadorim (Grande Sertão: Veredas). Il y emploie le flux de conscience pour raconter ses années comme homme de main du Nordeste, dans l’environnement hostile du Sertão. Je pourrais citer aussi les Chroniques martiennes de Ray Bradbury… Outre le cinéma et la littérature, il y a bien sûr la musique.
D : En effet, la musique, et le son de façon plus générale, jouent un rôle très important dans votre film. Dès la scène d’ouverture, le ronflement des moteurs et les coups de feu jouent avec l’imaginaire du spectateur.
J.P. : Oui, le travail sur le son est primordial. On a pensé la présence du pétrole beaucoup plus en termes de son que d’image. Il y a une forme de légende autour du pétrole, qui dit que lorsqu’on trouve un gisement, c’est le bruit qui doit le révéler et réveiller toute la cité. Cette dimension légendaire passe donc beaucoup plus par l’ouïe que par la vue. Et puis notre film est très musical, avec le groupe qui joue, les fêtes… C’est quasiment une comédie musicale, et pourtant ce n’est pas du tout un genre que j’affectionne (rires).
A.Q. : On propose aussi une forme d’absurde, l’absurde comme force capable d’engendrer une réalité politique. Pour y arriver, le plus important c’est le son. Il vient toujours avant l’image, comme s’il l’annonçait. Et il ne fallait pas que ce soit le son « bon goût » brésilien, la musique noble, ça devait être la musique qu’on écoute pour boire et danser dans les périphéries. Les gens qu’on filme adorent les motards, le bruit… On parlait plus tôt de la cinéphilie américaine qui imprègne notre film : c’est aussi la leur, et c’était sensible pendant le tournage. Vous avez sûrement en tête ces scènes dans les vieux westerns où on voit des Indiens qui arrivent comme une force tellurique qui submerge les cow-boys : c’est le même déchaînement d’énergie qu’on retrouvait quand on disait « action ».
D : Il y a une scène où apparaissent des photos en noir et blanc de Leia et Chitara, avant qu’une voix-off ne légende ces clichés. On comprend qu’il s’agit de documents judiciaires. Quel est le rôle de ces images ?
A.Q. : À ce moment là, on est dans le réel : Leia est réellement arrêtée. On avait pas encore tourné la fin, le film aurait pu se terminer là. Les accusations contre elles étaient très fragiles, ce qui n’avait pas d’importance puisque la police avait affaire à quelqu’un de pauvre, ayant donc peu de moyen de se défendre. Les photos sont là pour transformer ces femmes des périphéries, victimes de ce genre d’abus, en icônes. Il s’agit de transformer Leia en Jeanne d’Arc, en quelque sorte. À la fin du visionnage, le spectateur a assisté à une forme de martyre, à une hagiographie. Après avoir vu le film, Leia m’a dit : « dans trente ans, quand j’aurai des petits-enfants, ils verront ça et diront que j’étais une grande femme ». C’est exactement ce qu’on voulait ! Quand Leia a été arrêtée, beaucoup de gens nous ont dit qu’il fallait qu’on stoppe le projet. Or pour nous c’était hors de question, le film devait continuer avec Leia comme héroïne, elle devait gagner. C’est intimement lié à l’idée qu’on se fait de la fonction du cinéma : il doit inverser la version de l’histoire que nous donne la réalité.
Gaspard Labastie, Circé Faure, Tristan Chiffoleau. Traduit du portugais.
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Premier long-métrage de David Easteal, The Plains est un pari formel. À l’intérieur d’une voiture, la caméra ne quitte jamais la banquette arrière, le spectateur assistant en huis-clos aux discussions entre le conducteur, Andrew, et son passager, collègue de travail qui n’est autre que le cinéaste lui-même, David. Le temps de ce co-voiturage, la voiture devient une antichambre, un espace-tampon entre deux espaces maintenus hors-champ : le travail et le domicile. Easteal cultive un art de l’intervalle s’articulant autour de la parole. Jamais la voiture n’a autant semblé propice aux bavardages. Les deux hommes discutent et se dévoilent petit à petit, entraînés dans une maïeutique véhiculée. L’image fixe et le rituel des mouvements pendulaires confèrent à cet espace transitoire une constance propice à la rencontre et la découverte de l’autre. Easteal réinvestit gracieusement en pensées et en discussions le temps mort des transports.
Débordements : Quel a été le point de départ de ta relation avec Andrew ?
David Easteal : Nous travaillions ensemble dans la banlieue de Melbourne. Quand je suis arrivé, cela faisait déjà un bon nombre d’années qu’il travaillait dans un centre juridique qui propose des commis d’office. On a fini par se rendre compte que nous étions presque voisins, proches du centre de Melbourne. Je prenais les trains de banlieue pour rentrer, jusqu’à ce qu’il me propose de m’y conduire. Notre amitié s’est surtout construite pendant cette année où nous travaillions ensemble.
Toutefois, le film ne se concentre pas seulement sur cette période de nos vies, mais aussi sur des moments plus récents. Je voulais réaliser un film sur la vie d’un homme à la cinquantaine bien installée, proche de la retraite. Quand j’ai connu Andrew, sa mère venait de mourir, son père était déjà décédé et cela l’avait profondément marqué. Je voulais vraiment revenir sur ce moment et j’ai commencé à écrire un scénario assez « classique », mais c’était sans intérêt. Puis je me suis dit : « J’ai connu Andrew dans une voiture, c’est peut-être une bonne occasion pour un film prenant place dans une voiture ». Je trouve qu’il y a quelque chose de très cinématographique dans cet espace.
D. : En effet, tu sembles avoir développé une relation très intime avec lui. J’ai parfois pensé qu’il y avait une forme d’autonomie de sa part dans le processus de création. Beaucoup de plans le montrent seul dans sa voiture. Prenait-il en charge tout le dispositif ou étais-tu derrière à le guider, lui dire où aller ?
D.E. : Je trouve cela fascinant le nombre de gens qui pensent qu’il y avait une caméra installée dans sa voiture, qui filmait nuit et jour pendant une année complète. Pas du tout ! C’était plutôt très construit. On ne pouvait filmer quotidiennement et on parle d’événements remontant à l’année passée. On a embauché une équipe et chaque mois on décidait arbitrairement de deux jours de tournage. Deux pour être sûrs que si le premier se passait mal on pouvait se rattraper le lendemain. Andrew n’a jamais été seul dans la voiture. Kiarostami a employé ce dispositif, mais de mon côté nous n’utilisions pas des caméras passe-partout. Quand Andrew apparaissait seul à l’écran, j’enregistrais le son. Je n’ai pas eu de formation professionnelle en son, mais un professionnel était là pour m’aiguiller. Donc lorsque j’étais devant avec Andrew, il y avait le chef opérateur et le technicien du son à l’arrière, et si Andrew était seul, il n’y avait que le chef opérateur et moi, qui enregistraient le son sur la banquette arrière. Toute l’équipe était présente, ce n’est clairement pas un documentaire fait à la volée (« fly-on-the-wall »).
Dans la conception initiale du projet, j’avais en tête une structure d’ensemble. Je voulais que le film fasse des allées et venues, surtout autour de la mort de la mère d’Andrew, car c’est ce que j’avais vécu pendant un an avec lui. Avec cette idée en arrière-plan, le tournage avançait progressivement vers ce que je voulais atteindre, même si d’autres thèmes s’y sont greffés, comme mon entrée dans la vie bien établie d’Andrew. Néanmoins, je continuais d’écrire chaque mois ce qui pouvait arriver le mois suivant, voire en anticipant plusieurs mois en avance. Le processus était continu, avec de nombreux changements.
D. : En filmant les allers et retours entre le domicile et le travail y avait-t-il cette volonté de nous emmener vers l’hypnose ? Le dispositif semble s’y prêter, ressemblant à un rituel avec à chaque fois les bruits de circulation, la radio, les appels… L’horloge est toujours figée sur la même tranche horaire…
D.E. : Bien au-delà d’être l’endroit de notre rencontre, j’étais intrigué par l’exploration de ce moment particulier de la journée, vécu comme un temps mort. On traverse la ville dans sa navette, entouré d’une multitude de semblables qui font ce même trajet travail-domicile, tout en étant séparé d’eux. C’est cette sensation, celle des transports entre le lieu de vie et celui de travail, cette sensation « d’hypnose » qui m’a guidé, pour reprendre tes mots. Je ne la pensais pas en ces termes précis, mais il est vrai que l’on a cette sensation statique dans la voiture, cet espace calme en contraste avec l’extérieur rutilant, ce mouvement perpétuel et immobile dans les bouchons. C’est un rythme propre à ce moment précis de la journée. Je voulais tourner exactement aux horaires de sortie du travail. A mon avis, cet horaire permet de percevoir les différents temps de l’année, car à Melbourne il n’y a pas de grands changements climatiques entre les saisons. Mais à cette période de la journée, sur un an, on ressent vraiment les changements lumineux des jours qui s’allongent ou rétrécissent.
D’ailleurs, sans être une pensée directrice pour mon travail, mais je crois avoir eu dans un coin de ma tête La Sortie de l’usine des Frères Lumière, cette image fixe et la sortie des travailleurs et travailleuses. Certes, il n’y a plus autant ce sentiment de communauté de nos jours, lorsque l’on rentre avec sa navette personnelle. Mais le processus de réalisation de ces vues m’a marqué. Je ne prétends pas être expert, mais il me semble que le jeu était simple, qu’il consistait à poser une caméra à un endroit puis à voir ce qu’il s’y passe. Il y avait beaucoup de retouches et de manipulations avant d’arriver au produit final, cependant il reste toujours la simplicité des sujets montrés, même lorsque le train entre en gare : ils arrivent à donner une dynamique visuelle forte dans un cadre fixe. Je pense avoir un mouvement inverse, j’utilise un cadre fixe, un dispositif fixe, très cinématographique à mon avis, avec seulement la lumière qui change au cours de l’année, avec un rythme et des mouvements calmes dans l’image.
Je voulais aussi explorer nos façons de faire ces trajets vers le domicile. Andrew semble être déconnecté de tout, déconnecté des gens qui l’entourent. Mais au travers de moyens de communication digitaux, il se connecte à l’extérieur, en appelant sa femme. Sa voiture, c’était cette navette où je faisais entrer d’autres éléments de sa vie et du monde, et soudainement cela me paraissait plus stimulant. On est limités à un espace, mais cet espace permet d’atteindre d’autres endroits bien au-delà. C’est un endroit qui voyage à travers temps et mémoire, voire plus.
D. : Oui, faire la navette entre son lieu de travail et son domicile est bien comme un temps mort on se déplace de façon mécanique. Mais vous le réinvestissez dans le film avec de la pensée. On vous entend parler, réfléchir sur vos vies respectives. La voiture semble se transformer en un catalyseur de pensée, et dépasse le mouvement purement mécanique de transit…
D.E. : La voiture est bien ce catalyseur, néanmoins je pense qu’avoir un passager est devenu nécessaire pour lancer ces réflexions. Le film aurait été sensiblement différent sans passager, avec seulement Andrew avec sa femme et sa mère au téléphone pendant un an (chose que j’ai initialement envisagée). Beaucoup l’on dit avant moi, mais la façon dont les personnes interagissent dans une voiture est assez unique. Elle amène une intimité, dans la mesure où l’on ne regarde pas son interlocuteur. On peut se risquer à aborder des sujets très personnels avec un sentiment de sécurité plus grand qu’en face à face. La capacité à communiquer tout en regardant vers l’avant crée un mécanisme permettant l’accès à ces zones plus intime et réfléchies, je pense. Peut-être bien qu’il abandonne sa conscience de soi…
D. : Toutefois, il y a toujours cette recherche d’un dialogue avec l’extérieur, qui entre en correspondance avec l’intérieur. La démence et l’amnésie de la mère, résonne étrangement avec la position du conducteur dans sa navette (commuter). J’avais lu à propos d’une expérience cognitive qui montrait que lors d’actions répétitives (et bien sûr lors des mouvements pendulaires) on oublie nos actions. Je sais qu’il m’est parfois arrivé de prendre le métro pour rentrer chez moi et d’avoir l’impression de m’être téléporté, alors que je sais pertinemment avoir emprunté les transports en commun ! Sachant cela, je trouve intrigant ce rapport avec sa mère réellement atteinte d’amnésie clinique.
D.E. : J’aime beaucoup ce lien ! Car en vérité je n’avais pas du tout pensé à ce que tu viens de m’apprendre. J’ai un souvenir qui remonte après t’avoir écouté : quand j’ai montré le film à Andrew, il avait oublié beaucoup de moments… Peut-être qu’il n’était pas conscient d’avoir réfléchi à certaines choses mais je pense qu’avoir installé la caméra pour qu’il ne puisse pas la voir, lui a permis de parler sans penser. Au cours de longues prises, je pouvais parfois discerner ses moments de retenue – pas sûr que tout le monde y arrive, mais bon je le connais assez bien maintenant. Cela arrivait plutôt au début. Ensuite il s’oubliait et on obtient d’authentiques instants d’intimité. Le rapport que tu dessines est intéressant. Quand je lui ai montré la scène où il parle de la démence de sa mère, expliquant comment il doit lui mentir sur les visites de sa sœur pour ne pas lui rappeler son décès, Andrew ne se souvenait absolument pas d’avoir raconté cela ! Peut-être l’a-t-il dit de façon inconsciente, enfin j’espère que j’y suis arrivé…
D. : Vers la fin, quand il parle de sa femme et de ses relations précédentes il fait tout de suite plus attention à ce qu’il dit…
D.E. : Oui, bien sûr ! Il faut aussi remarquer que pendant toute l’élaboration du film j’étais en dialogue avec Andrew et sa femme, Cheree. Cheree est très réservée. Je pense qu’elle ne voulait pas qu’on parle trop d’elle à l’écran, ça l’a pas mal préoccupée. C’était une source d’inquiétude surtout une fois qu’Andrew raccrochait. Elle ne savait pas à quoi s’attendre, même si je lui ai longuement parlé du film, je pense que c’était une forme d’anxiété naturelle… Je suis sûr qu’elle a dû prévenir Andrew de ne pas divulguer certaines choses, de l’empêcher de trop parler et c’est peut-être pour ça que parfois il semble plus faire attention à ses paroles… (rires).
D. : Qu’ont-ils pensé du film ?
D.E. : Ils n’ont pas vu la version finale. Ils ont vu la dernière version avant que je vienne à Paris pour le mixage son et la post-production. Je pense que ça a été une épreuve pour eux. Même si ce n’est pas du documentaire direct, le film aborde une tranche de leur vie assez rude, avec la mort de leurs mères respectives. Ça a été déstabilisant, mais maintenant ils sont enthousiastes. Je ne pense pas qu’Andrew imaginait un jour se retrouver en tête d’affiche ! Il s’est juste dit « OK, je pense pouvoir le faire. ». Donc avec le recul, je pense qu’ils sont assez impressionnés et fiers.
D. : D’où est venue cette idée d’intégrer des images de drones qu’il réalise de façon amateure ? Est-ce venu, comme dans le film, d’une découverte spontanée, d’une proposition d’Andrew ou d’une idée à toi ? Car ces images déterminent le titre, c’est le moment où l’on voit réellement les grandes plaines australiennes. Et même si elles ont durée très réduite dans l’ensemble, montrer ces grands espaces ouverts donne une sensation de respiration, presque physique.
D.E. : J’ai bien découvert les films sur la tablette d’Andrew comme dans le film, mais tout a été préparé. Comme je l’ai dit, on a eu beaucoup de discussions pour savoir ce qu’on pouvait montrer. Il y a une part d’artifice. Des vidéos existaient mais d’autres ont été créées spécifiquement pour le film (comme lorsque Cheree cueille les roses), et curieusement c’étaient les plus naturelles. Pour la scène où je les regarde sur la tablette, on avait choisi les vidéos à l’avance mais je suis content de t’entendre parler de spontanéité, car c’était le but recherché ! Plus généralement, l’intégration de ces images dans le film est arrivée au moment du montage, car je voyais l’importance de ces plaines pour Andrew. J’avais fait un premier bout-à-bout « test », et soudainement ça a ajouté une profondeur au film, d’une manière qui ne pouvait que l’embellir.
D. : Dans ton court-métrage Monaco on retrouve une caméra dans une voiture, mais cette fois très mobile. Elle est à l’arrière, mais ses mouvements permettent de voir le visage de chacun des passagers et du conducteur. Avec The Plains, as-tu essayé de rechercher et d’expérimenter de nouvelles façons de filmer une voiture ?
D.E. : Il faut savoir que je n’ai jamais eu de formation à proprement dite de réalisateur, donc tous ces films étaient vraiment des expériences pour moi. Avec les films que j’ai pu faire, j’ai toujours décidé de trouver quelque chose de nouveau. J’étais enclin à faire ce film d’une certaine façon. J’aime ce contraste entre un trajet connu et des thèmes choisis, mais dans un cadre inconnu, changeant. Quand il y a autant d’inconnu et de mouvement dans le film, c’est logique d’avoir cet espace calme, clair et défini. Explorer cette dynamique d’un intérieur statique documente mieux l’extérieur.
Thomas Bingham. Traduit de l’anglais.