Deuxième numéro de notre série critique et documentaire au festival Cinéma du Réel.
Aujourd’hui dans Radio Réel, un épisode sur deux films, un épisode sur deux luttes de femmes. Un long-métrage, Les mots qu’elles eurent un jour de Raphaël Pillosio, sur les archives tronquées d’un groupe de résistantes algériennes filmées à leur sortie de prison par le grand cinéaste Yann Le Masson, et un court-métrage, Remanence de Sabine Groenewegen sur le mouvement pacifiste oublié des femmes néerlandaises, en pleine montée du nazisme aux frontières de leur pays.
Au sortir du studio et de notre place de critiques, nous avons décidé d’aller rencontrer Raphael Pillosio réalisateur des mots qu’elles eurent un jour, qui a eu l’amabilité d’en discuter avec nous. Et qui nous l’espérons pourra nous éclairer sur nos questionnements et nous en apprendre plus sur la réalisation de ce film.
Après des études d’histoire et de cinéma, Raphael Pillosio se tourne vers le cinéma. En tant que réalisateur il a consacré trois films au monde des gens du voyage : Route de Limoges, Des Français sans Histoire et histoires du Carnet anthropométrique. Après Algérie, d’autres regards, un documentaire consacré aux cinéastes qui s’étaient engagés contre la guerre d’Algérie, Les mots qu’elles eurent un jour poursuit son exploration des liens entre le cinéma militant et l’Algérie. C’est à propos de ce dernier film que nous nous sommes retrouvé·es, aux abords du Centre Pompidou, pour un entretien :
Débordements : Dans un premier temps, je voulais vous demander si vous pouviez nous expliquer un peu la genèse du projet : comment avez-vous découvert les vidéos de Yann le Masson, comment ce sujet de réalisation est-il né, enfin quelles ont été les grandes étapes de l’enquête que vous mettez en scène dans le film ?
Raphaël Pillosio : Il y a vingt ans, j’ai fait un film avec des réalisateurs français qui avaient fabriqué des films contre la guerre d’Algérie, pendant la guerre d’Algérie. Le plus connu, c’est quelqu’un qui s’appelle René Vautier, mais enfin ce ne sont quand même pas des gens très connus, il y avait aussi quelqu’un qui s’appelait Pierre Clément, une femme qui s’appelait Cécile Decugis. Il y avait aussi Olga Poliakoff et Yann le Masson qui avaient fait ensemble J’ai huit ans. À partir de là, je suis toujours resté en contact avec ces gens, et c’est à peu près à ce moment-là, quand je rencontre Yann, qu’il récupère ces images-là. Il me dit qu’il a trouvé ça, qu’il faut qu’il en fasse quelque chose, qu’il s’y plonge… et donc moi, tout de suite, et j’ai essayé de le pousser un peu, en disant « Il faut que tu le fasses ». Puis le temps passe, les années passent, et à un moment il est devenu un peu trop vieux et fatigué pour se lancer dans la réalisation d’un film, alors il me dit « Vas-y, toi, parce que moi je ne peux pas ». À partir de là, je me suis projeté dans ce film. Je crois que, parmi les images qu’il y a de lui dans le film, notamment quand je fais un entretien avec lui, c’est en 2010. Il y a un temps de déploiement, de recherche, d’enquête, je suis allé quatre ou cinq fois en Algérie entre 2012 et 2016. Concernant les images de Yann de 1962, il était important pour moi de ne pas les bruiter, les souligner, faire de la dramatisation avec de la musique… Je pense que dans le projet du film y avait cette idée que ces femmes s’incarnent, et je pense que cette incarnation ne peut passer que par le fait de solliciter, de la part du spectateur, une acuité, une concentration, un regard sur des détails, sur des mouvements, un sourire… je pense que, pour ça, c’était important que ces images restent silencieuses – de ne pas, artificiellement, essayer de pointer quelque chose. Après, quand je filme des femmes aujourd’hui je pense qu’il est important de garder le silence, de faire attention. Souvent au cinéma ou en reportage, on est dans un temps très utile : on pose une question, on a tout de suite la réponse, on fait des coupes tout le temps, on est dans un rapport assez utilitaire à la parole. Alors que moi, ce qui m’intéressait, c’est qu’on ait une sorte de temps de présence avec l’autre. Et si à un moment, ce temps de présence, c’est un moment silencieux, où une femme regarde ces images et on voit simplement qu’elle est émue de les regarder. C’est tout aussi important parce qu’elle a quelque chose à dire. Ce temps avec elle, ou avec ce monsieur à qui je pose une question autour de ces femmes, et qui n’arrive pas à répondre parce qu’il est dans sa tête, concentré sur ce qu’il essaye de retrouver… Je pense que c’est comme ça qu’on respecte aussi la pensée de l’autre, les moments où il a besoin d’être en introspection, silencieux. C’est important d’être dans ce temps-là et pas forcément dans un rapport utile, question/réponse. Ça raconte que ça ne pourra jamais être vraiment réalisé, parce que dès que quelqu’un tourne la tête, on ne voit plus les lèvres, dès qu’il y a une parole hors-champ, on peut plus la lire. Certaines des femmes qui parlent trop vite en bougeant tout le temps la tête, on ne peut pas les lire non plus… donc à la fois ça raconte quelque chose et en même temps, ça raconte l’indicibilité de cette chose, son inachèvement, l’impossibilité radicale de lire. Je pense que c’est important de le faire, et de le montrer aussi.
D. : C’est vrai que cette idée fait écho avec le caractère inachevé de la construction sonore à la fin du film, est-ce que c’était volontaire de votre part ?
R. P. : Sur ce type de film, il y a forcément quelque chose qui est déceptif, je pense, pour le spectateur, et moi aussi – qui suis moi-même spectateur. Parce que forcément, on ne va pas trouver tout ce qu’on cherche. Et, à contrario, on peut aussi trouver des choses qu’on ne cherchait pas. Moi par exemple, quand je suis en Algérie, chez cette vieille dame, et que je trouve des photos de tournage, c’est quelque chose qui, pour moi, est complètement inattendu. C’est à dire que je ne peux pas imaginer que cinquante ans après, chez cette dame qui a un peu oublié, qui est fatiguée, qui ne sait plus trop ce que c’est ce tournage, je puisse retrouver ces photos de tournage. Quand je travaille avec les gens qui font les lectures labiales, très vite je me rends compte que, de toute façon, ce sera parcellaire, mais que dans les quelques mots qu’on arrive à trouver, les quelques phrases qu’on arrive à reconstituer, il y a quelque chose qui est assez fort pour moi parce qu’elles parlent de l’avenir de l’Algérie, et de la place des femmes dans cet avenir-là. Je pense que pour comprendre tout le hors-champ – parce que c’est aussi un film sur le cinéma – il faut essayer de comprendre comment elles se sont fabriquées, comment elles se sont constituées, quelles sont les personnes qui sont dedans… Cette enquête que je partage avec le spectateur, pour moi c’est essentiel pour comprendre quelles images on regarde ensemble. Mon envie c’était aussi d’exprimer la force du cinéma, à partir de 35 minutes, 40 minutes d’une bande d’images tournées en 1962, on peut raconter le destin de femmes qui ont milité, de militants français qui se sont engagés pour l’Algérie indépendante. Quand je retrouve la trace de cet ingénieur du son d’origine vietnamienne qui a complètement disparu des radars, que personne ne connaît, c’est une surprise. On a retrouvé des photos de lui, enregistrant la parole d’algériens à Nanterre, ça aussi c’est une surprise. Enfin ce que je veux dire c’est que cette enquête permet de déployer tout un récit qui nous permet de comprendre ces images et de comprendre les enjeux de cette histoire aussi, encore aujourd’hui. Pour moi c’était important de la partager en même temps que les difficultés de l’enquête – elles font partie du film. Le fait que certaines femmes ne veulent pas être filmées en train de regarder ces images ça raconte aussi quelque chose de ce qu’a été leur vie et d’où elles en sont aujourd’hui. C’est tout aussi important que celles qui prennent la parole.
D. : C’est vrai que ces récits de femmes nous ont particulièrement frappé·es. C’est pourquoi on voulait vous poser une question qui est peut-être un petit peu plus politique mais, en tant qu’homme, réalisateur, comment avez-vous appréhendé ce travail d’enquête pour mettre en lumière un combat de femmes ? Comment l’avez-vous vécu et comment cela a-t-il été perçu ?
R. P. : [rire] Si vous voulez moi je ne me pose pas la question dans le film. Ce que je veux dire par là c’est que la question se pose individuellement, elle ne se pose pas de façon générale. Si vous, Lou-Anne, vous voulez faire un film sur des hommes qui font un combat je pense que vous en avez tous les droits et pareil pour vous Lucas, si vous voulez vers un film sur des femmes. Il faut s’estimer autorisé à faire les films pour lesquels on éprouve une nécessité. Mon point de départ a été de prolonger les images de Yann Le Masson, qui était aussi un homme. Mais mon envie était de compléter, apporter le regard d’aujourd’hui sur l’expérience de 1962. Et je me sentais autorisé à le faire. Après le film aurait été différent s’il avait été fait par une femme algérienne c’est certain, mis de là où j’étais je pensais que c’était important de le faire, plutôt que ce ne soit pas fait du tout.
D. : Complètement je ne voulais pas du tout vous inviter à la censure [rire].
R. P. : Oui je comprends bien, c’est une question intéressante mais qui est présente aujourd’hui depuis quelques années. Quand moi je me suis lancé dans cette affaire ce n’était pas le cas. Mais je pense que c’est bien que cette question soit apparue. Et je pense qu’il est important qu’on soit un homme ou une femme de faire les films qu’on a besoin de faire.
D. : Est-ce que le destin de ces femmes vous a surpris, après toutes ces décennies ? Parce que la plupart ont laissé tomber la dimension combative et violente de la lutte, le fait de poser des bombes, par exemple, et sont devenues opticiennes pour citer un exemple. Est-ce que ces trajectoires de vies vous ont surpris ?
R. P. : Alors, non cela ne m’a pas surpris. Très rapidement j’ai lu les livres, souvent écrits par des femmes d’ailleurs, sur ce que sont devenues ces algériennes militantes après l’indépendances – il y a Djamila Abraham qui a écrit un livre par exemple. Donc cela ne m’a pas surpris ce qui m’a surpris par contre c’est autre chose. Je suis peut-être naïf, mais quand j’ai commencé à aller en Algérie je pensais qu’il serait beaucoup plus facile de parler pour ces femmes entre 70 et 80 ans. J’ai été surpris du contraire. Il y en avait pour lesquelles c’était facile, Fatema Oussagein par exemple qui a toujours été militante, quelqu’un qui jusqu’à son dernier souffle était dans cette parole énergique. Mais, pour d’autres je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout facile. Cette difficulté avait différentes origines, il n’y a pas une raison unique. Mais je pensais quand même qu’avec le temps cette parole serait plus libérée.
D. : J’avais une dernière question à vous poser, vous nous avez dit que ce film, en plus de l’importance des sujets qu’il aborde était aussi un film sur le cinéma et je me demandais si au tout départ votre motivation était de travailler sur cette archive de 1962 ou de mettre en lumière le combat de ces femmes ?
R. P. : J’ai tout de suite pensé que l’élément le plus important était ces femmes, là, aujourd’hui. Mais très rapidement je me suis dit qu’il fallait que cette histoire soit ample. Elle raconte à la fois l’histoire du combat de 1962, des personnes impliquées mais il fallait aussi que le film soit centré sur la parole de ces femmes au présent. L’objectif était de leur redonner la parole, mais il fallait que les deux coexistent. C’est une histoire croisée entre les personnes devant et derrière la caméra. J’ai eu des retours de la projection de dimanche et un spectateur m’a proposé une interprétation que j’ai trouvé assez belle : à un moment du film Yann dit « c’est comme un rêve que ces femmes faisaient de l’indépendance », et la chose qui est surprenante, c’est que pour ce spectateur ces images sans le son étaient davantage un rêve qu’une archive, dans le sens où, quand elles regardent ces images, certaines femmes ne se souviennent pas avoir été filmées. On peut dire qu’avec le temps, des choses stables telles que la mémoire, le cinéma se perdent ou se brouillent, sans que l’on puisse savoir exactement ce qui a été. J’ai beaucoup aimé cette interprétation.
D. : Je rajouterai alors une dernière question puisque vous parlez de l’interprétation parce que ce sujet nous a aussi beaucoup questionné·es. On se demandait si vous aviez constaté que la reconstruction de la mémoire, de ce souvenir de 1962, était altérée par la confrontation avec ce film muet ? On avait l’impression que certaines femmes, à cause du silence des images, modifiaient leur souvenir en disant par exemple « j’aurais aimé prendre plus la parole » alors qu’on les voit parler sur le film, simplement on n’entend pas leur voix.
R. P. : Ça c’est sûr. Complètement. Mais, c’est le fait qu’il n’y ait pas de son qui permet ce film et c’est un peu la magie du cinéma. Si je l’avais retrouvé ça aurait été autre chose. Mais l’absence de son ouvre aussi l’imaginaire et permet ce film tel qu’il est là. Après j’aurais aimé retrouver le son, les autres images dont parle Yann, qu’il aurait filmé sur le trajet, mais c’est sûr que ce silence nous permet de nous approprier les images, en tant que spectateur.