Cinéma du réel, 2023 (atelier 1/2)

« Je » de sociétés

Que reste-il d’un festival après les dernières projections, les remises de prix, les semaines qui passent ? L’organisation gardera l’architecture de son édition par le précieux archivage des textes de présentation, des entretiens quotidiens avec les cinéastes et des enregistrements des diverses tables-rondes. Les films, eux, poursuivent leur parcours vers d’autres lieux et d’autres publics, espérant le sésame de la sortie en salle. Quant au festivalier·e, il ou elle conservera, souvent guidé par ce vague spleen ressenti lorsque quelque chose se termine, les traces matérielles de son passage, preuves d’un festival vécu : programmes papiers chiffonnés avec séances encerclées au crayon rouge, badges enroulés dans leur tour de cou, cahier acheté pour l’occasion et refermant les notes prises dans la semi-obscurité des fins de séances.

Ce double compte-rendu collectif de la 45ème édition du Cinéma du Réel, tente d’expliciter la densité de cette expérience festivalière en reformulant quelques-unes des lignes de forces et motifs de traverses qui composaient les sélections. Cette année, le festival a accompagné le présent, suspendant sa programmation le mardi 28 mars afin de rejoindre la manifestation contre la réforme des retraites tout en réfléchissant à sa propre histoire à travers la section « L’aventure Varan Vietnam » et le lien intime existant entre les origines du festival et les sources pédagogiques du cinéma dit « direct ». En coupant à travers champ, deux leçons semblent se dégager des plus de 80 films des sélections officielles et des sections parallèles. De l’observation des nouveaux mondes virtuels au regard portée sur des communautés invisibles, la pratique du documentaire dessine un renouvellement constant de ses dispositifs de vision et d’écoute prenant en compte l’altérité. L’enjeu devient de penser des manières de filmer avec cet autrui et depuis la situation de ces communautés à la marge. L’édition fut également traversée par des vagues de violences dont la forme documentaire s’est fait le témoin privilégié : répression politique des États d’Amérique latine, brutalité sur des corps détenus dans l’institution carcérale, cruauté et destruction du monde autre qu’humain.

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Cosmogonies

À travers le parcours d’espaces virtuels, ludiques, utopiques, les différentes sections du Cinéma du Réel 2023 ont interrogé la notion de « lieu » et nous entraînent dans une exploration de ces postes d’observations distanciés de notre rapport à la réalité. Si certains des films de l’édition 2022 abordaient déjà la question de la mise en fiction de la réalité via les codes de la série B d’action (Dry Ground Burning, 2022, Joana Pimenta et Adirley Queirós) ou via la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux (Huahua’s Dazzling World and its Myriad Temptations, 2022, Daphne Xu), l’édition 2023 semble s’intéresser plus particulièrement à la richesse du jeu pris comme territoire documentaire, et ce à travers différentes époques et modalités. Dans Bac à Sable (2023, Compétition), Charlotte Cherici et Lucas Azémar proposent une balade virtuelle dans le plus grand serveur français de GTA V, tandis que le collectif autoproclamé pseudo-marxiste Total Refusal poursuit une démarche mêlant détournement du jeu vidéo et critique sociale en décentrant notre regard sur l’arrière-plan de Red Dead Redemption II ( Hardly Working , 2022, « Le monde, autre »). Ces explorations de bulles vidéoludiques font écho à Routine Pleasures (1986, projeté dans le cadre d’une rétrospective Jean-Pierre Gorin), où le cinéaste investissait déjà un circuit géant de petit train électrique, entretenu par une association de passionnés. Dans Grandeur Nature (2023, compétition), c’est depuis le jeu de rôle médiéval-fantastique qu’Arnaud Dezoteux aborde cette mise à distance hétérotopique, au prisme de la thèse en philosophie de Clémence Agnez, coautrice du film et interprète du personnage principal Nuria Delorme.

Dans ces espaces protégés par la capacité des individus à adhérer à une fiction plus ou moins collective, la présence du documentariste apparaît comme une effraction : elle fait l’objet d’une négociation avec les règles du jeu pour les rendre compatibles avec l’activité documentaire (les réalisateurs de Bac à sable se faisant d’abord éboueurs puis reporters au journal de la ville virtuelle de Los Santos pour bénéficier d’un véhicule, de même qu’Arnaud Dezoteux et Clémence Agnez créent la gazette des « chroniques d’Hyborée » pour justifier la présence de leur équipe). Mais le cinéaste peut aussi délibérément les contourner, comme dans Hardly Working qui se dissocie de la narration sensée accaparer le joueur pour suivre les actions de certains PNJ : le cinéaste choisit de « jouer le jeu » ou non, pour y ouvrir des brèches.

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Les décadrages de Hardly Working permettent de thématiser ces règles du jeu qui « condamnent » les PNJ à un travail improductif, constant, purement spectaculaire. La mise en parallèle debordienne du jeu et de la condition réelle des travailleurs dans le système capitaliste est certes lourdement illustrative, mais ces images interstitielles renouent efficacement avec le potentiel subversif du geste documentaire. Les boucles d’animations des PNJ de Hardly Working font alors un curieux écho aux chemins de fer circulaires de Routine Pleasures, « en forme d’infini » selon l’un des protagonistes. Ici ce sont les travailleurs qui entretiennent la boucle avec un sens du détail exceptionnel et formidablement gratuit. Ils fixent eux-mêmes les règles du jeu et le temps des horloges. Leurs silhouettes de géants surgissant au milieu des villes de carton-pâte évoquent avec humour ce renversement de la domination, sur un élément hautement symbolique de la mythologie américaine : les chemins de fer de la conquête de l’Ouest, de l’ascension capitalistique des États-Unis et du temps hégémonique de l’acheminement des marchandises. Grâce au truchement de la caméra de Babette Mangolte et Jean-Pierre Gorin, le divertissement se dévoile non plus comme un temps de repos nécessaire à la reconstitution de la force de travail, mais plutôt comme un espace de prise de pouvoir et de sensibilisation poétique. Loin de détourner l’attention de la réalité, le temps du hobby permet de la décupler lorsqu’un 45-tour de bruits de locomotive circule de main en main, ou que les membres de l’association sortent un moment de l’atelier pour contempler le passage d’un train, dont ils connaissent toutes les caractéristiques techniques sur le bout des doigts.

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Si le jeu offre un miroir déformant à la réalité de notre rapport au travail, Grandeur Nature montre aussi comment le vocabulaire et les logiques du monde de l’entreprise influencent à l’inverse jusqu’à notre façon de fictionner spontanément. Chaque rôliste invente une langue à son personnage en déployant la même hétérogénéité (familiarité, langue ampoulée de l’Heroic Fantasy mainstream et vocabulaire du coaching se mêlent) que l’univers des Légendes d’Hyborée, ce qui ne laisse pas d’instaurer un léger malaise lorsqu’un hanbok coréen en polyester se mêle aux costumes médiévaux, elfiques, égyptiens antiques, dans une multitude d’éléments culturels plus ou moins « exotiques ». Il est parfois difficile de s’y retrouver dans le foisonnement des délégations, des évènements et des sous-intrigues qui enrichissent le jeu. Comme la petite voiture où les maquettistes de Routine Pleasures se plaisent à promener le narrateur fraîchement arrivé en Amérique à travers sa réplique miniature, le monde spatiotemporellement clôt du jeu de rôle réactive le tropisme de l’immensité, et pour le documentariste, celui de l’exploration (d’où un autre risque d’exotisation, par la caméra). Grandeur Nature se finit d’ailleurs sur l’échec de la chroniqueuse Nuria Delorme à rendre compte de tout ce qui est en train de se passer simultanément dans le jeu. Au sein du « Village Global », qui permet l’existence de GNs et de la communauté de Los Santos, c’est paradoxalement cette même sensation étrange d’immensité et d’inconnu que suscite la balade en bateau de Bac à Sable.

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Qu’y a-t-il derrière cet horizon de pixels ? Grandeur Nature et Bac à Sable oscillent constamment entre deux attitudes vis-à-vis du hors-champ : la pudeur (afin de préserver l’anonymat et la fiction) et l’ironie. L’humour de Bac à Sable se situe dans le contraste entre le sérieux affiché dans le roleplay et la facticité manifeste des situations (voix d’enfants sur des corps de gangsters, mouvements aberrants des avatars, scène lunaire d’un faux examen gynécologique), tandis que celui de Grandeur Nature résiderait plutôt dans les discrets « C’est qui, lui ? » de joueurs laissés sur le carreau de l’intrigue pendant la harangue d’un guerrier en colère. Ce rapport ironique à la réalité du jeu contamine la perception de la réalité extérieure et de l’omniprésence du simulacre, rejoignant parfois l’amertume de Hardly Working, notamment lorsqu’un tsunami programmé vient dévaster la mécanique bien huilée de Los Santos, dans un étrange sublime de fin du monde pixellisée. Les moments les plus frappants de Bac à Sable sont pourtant ceux où cette logique s’inverse, et où Los Santos devient un véritable lieu habité : un lieu où l’on se retrouve pour fêter le nouvel an, pour rejoindre l’amoureux·euse douloureusement absent·e IRL, ou encore où l’on ne fait tout simplement rien de spécial, sinon éprouver la réalité affective d’un collectif pourtant irrémédiablement virtuel.

Circé Faure

Communautés singulières

L’attention portée aux mondes virtuels rejoint plus largement une programmation qui a mis l’accent sur l’étude de la nature des liens communautaires, tant on a pu trouver, en compétition, des films nous plongeant dans des groupes humains souvent invisibilisés pour enquêter sur la diversité de réalités qu’englobe le terme générique de « communauté ». Si l’immersion ethnographique est historiquement au cœur de la démarche documentaire et n’a donc rien de remarquable en soi, l’exploit des films de cette année est d’avoir mis en scène la force propre de liens communautaires qui dépassent les simples mots pour s’incarner dans d’autres gestes.

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La Base de Vadim Dumesh nous fait naviguer dans la base de l’aéroport de Roissy entre neuf cents taxis qui sont autant de mondes singuliers dont le cinéaste nous propose quelques portraits étalés sur plusieurs années. Toute l’œuvre nous montre toutefois que ces multiples chauffeurs forment une communauté soudée autour de la poésie visuelle et musicale que chacun trouve, au-delà des dalles de béton et des lampadaires, à ce lieu commun, étrange et caché. Sebastián Pinzón-Silvas, dans La Bonga , saisit cette poésie partagée au sein d’une communauté maronne colombienne qui repart de manière éphémère dans leur village condamné à l’oubli après les exactions de groupes paramilitaires d’extrême droite. La danse, la musique et les rires du retour des membres de la communauté construisent alors pour le cinéaste ce qu’il appelait durant sa présentation du film au Centre Pompidou, une « mémoire de l’action » qu’il suit aussi fidèlement que possible en y immergeant sa caméra.

Avec Cinzas e nuvens , Margaux Dauby met l’action au second plan, et s’intéresse principalement à la contemplation de la nature par ses personnages. Le très fort lien communautaire entre les multiples femmes vigies se nouedans le silence, dans une attention visuelle constante à un paysage naturel commun pour le préserver des flammes. Enfin, Onlookers de Kimi Takesue réfléchit ce lien à travers la comparaison entre les gestes photographiques des touristes occidentaux en voyage au Laos et les rites performés par des moines laotiens. Chaque groupe, pratiquants religieux et touristes en quête d’image, se positionne en spectateur amusé de l’autre dont la cinéaste révèle la distance culturelle irréductible.

Ce qui fait la qualité principale de ces quelques films est le renouvellement systématique , par les cinéastes, de leur démarche documentaire pour l’adapter à la singularité du lien communautaire qu’ils observent. C’est ainsi qu’on a pu par exemple retrouver dans La Base et dans La Bonga des séquences entières filmées par les personnages eux-mêmes, les documentaristes estimant avec justesse qu’il s’agissait là du meilleur moyen de révéler le sens que les sujets attribuent à ce qu’ils font et ce qu’ils voient. Ce faisant, les deux cinéastes évitent une observation surplombante de ces communautés et proposent d’apprécier ces cultures par la mise en scène de la collection d’individus qui y puisent chacun d’une manière singulière. De la même manière, le parti pris du silence dans Onlookers et dans Cinzas e nuvens se révèle pertinent dans la mise en scène de ces communautés, bien qu’il y prenne un sens tout à fait différent. Dans Onlookers ce silence symbolise bien souvent la communication rompue entre les deux groupes humains qui se côtoient au Laos, par opposition à la musique qui fait justement le lien interne des touristes entre eux via des beats électro festifs, et des Laotiens via les divers chants religieux. Au contraire, le silence omniprésent dans Cinzas e nuvens est justement ce qui permet aux spectateurs de ressentir profondément ce qui relie ces différentes femmes : l’attente solitaire dans la contemplation d’un paysage commun. Cet effort constant de remise en question du dispositif documentaire en vue de rendre aussi fidèlement que possible la nature des liens entre les sujets étudiés est ainsi ce qui permet à ces cinéastes de donner à voir comment des communautés se structurent au-delà des mots, et ce qui offre au spectateur la sensation de percevoir ce qui est au fondement de la cohésion de ces groupes : un regard commun sur le monde environnant, s’incarnant dans des gestes partagés et se libérant de la parole.

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Toutefois, ces prodigieux portraits de communautés souffrent d’abord de la tendance à faire parfois passer au premier plan l’impératif esthétique, au risque de laisser clairement apparente l’artificialité d’une mise en scène qui rompt soudainement avec le rapport plus brut que le documentariste entretenait jusqu’alors avec son objet. Ce défaut apparaît tout particulièrement dans la première partie de La Bonga où les multiples anecdotes racontées par les personnages perdent de leur sincérité tant les déambulations de la caméra dans la marche de ces individus vers le village oublié semblent calculées et contrevenir à la spontanéité de la séquence. Cette artificialité sonne d’autant plus faux qu’elle contraste avec la magistrale scène de fête que le cinéaste suit alors très spontanément dans son agitation, son obscurité et son joyeux chaos, rendant au spectateur la vérité du sentiment partagé par cette communauté en soumettant sa caméra aux mouvements des individus plutôt que l’inverse. D’autre part, le glissement intervenant parfois de la contemplation respectueuse d’un groupe à la jouissance de la mise en lumière de son étrangeté altère la neutralité du regard qui est posé sur ce dernier. On peut ainsi observer par exemple la manière que Kimi Takesue a de se positionner elle-même comme spectatrice fascinée par le folklore des rites laotiens qu’elle filme et capture avec un certain voyeurisme, de la même manière que les touristes qu’elle met en scène et qu’elle semble d’ailleurs généraliser dans un archétype d’envahisseur culturel. Il est également notable que les apparitions de Jean-Jacques dans La Base aient systématiquement provoqué des rires au sein de la salle, le cinéaste étant très certainement conscient que les extraits qu’il a sélectionnés de cet individu invitent davantage à rire de son extravagance qu’à appréhender sérieusement sa vision du monde, structurée de fait autour des voitures et du travail de chauffeur auquel il s’est dévoué corps et âme. On retrouve ici le danger d’exotisation déjà identifié dans Grandeur Nature, inhérent à l’inégalité de fait de la relation observateur-observé que les documentaristes tentent toutefois de déjouer via différents procédés formels (co-création du récit avec les enquêtés, investissement du cinéaste dans les rites culturels concernés, …).

Ces maladresses discutables dans l’enquête demeurent néanmoins très rares et ne sauraient remettre en cause l’ingéniosité de ces quatre cinéastes dans leur démarche. En mettant la parole au second plan et en cherchant chaque fois avec sincérité ce qui se trouvait au fondement du lien communautaire qu’ils étudiaient, ces documentaires ont mis à profit la puissance de l’image pour réellement donner à voir ce qui est au cœur de la cohésion de ces groupes humains : un rapport sensoriel et émotionnel commun à un environnement partagé. En bref, un commun vécu d’un réel partagé.

Nicolas Dargelos-Descoubez

Conflits interpersonnels (Rétrospective Olivier Zabat)

La section du festival « Le monde, autre » explore largement la question de l’altérité au sein du réel, principalement à travers la rétrospective de trois documentaristes reconnus : Jean-Pierre Gorin, Franssou Prenant et Olivier Zabat. Ces cinéastes français ont tous voyagé pour aller à la rencontre de nouvelles réalités culturelles et intimes dans une optique plus ou moins politique, dépassant le seuil du contemplatif. Cet « autre monde » prend sous le regard d’Olivier Zabat une forme individuelle, close et sensorielle, sans cesse traversée par des échos : voix, visions, souvenirs traumatiques et figures du passé… Depuis le début des années 2000, l’artiste-photographe se tourne vers la vidéo, lieu de la métamorphose, pour produire une œuvre foisonnante où la forme de l’entretien prédomine. C’est peut-être cela qui frappe le spectateur : la pleine liberté que Zabat offre au sujet dans son dispositif d’écoute, la sensation d’une proximité établie au préalable et la mise en place d’un cadre ouvert où l’on monologue seul jusqu’à l’expression de sa vérité. La convention un peu plate de l’entretien est ainsi réinvestie d’une force nouvelle. Formé de entre et de tenir, le mot signifie bien « se soutenir mutuellement », questionnant le rapport entre le sujet et son image, le sujet et son cadre, son expérience du tangible et de l’insaisissable.

Zona Oeste (2001) projeté avec La femme est sentimentale (2001) forment un diptyque genré de la société brésilienne. Le premier est cru, sans contexte, et nous met face à un groupe de jeunes des favelas dans une pièce vide ; ils en viennent immédiatement aux faits, à la criminalité, à la misère, à la corruption dans une sorte de chœur sans visage et sans âge, les bouches couvertes par des foulards pour conserver l’anonymat. À cet univers masculin âpre succède un film plus paisible en apparence, avec des plans de coupe sur la plage, la mer, des femmes qui se prélassent sur le sable. « Rio c’est la belle vie » dit une jeune fille en maillot de bain. Cette zona présente un faux confort car très vite le bavardage des filles dérive nonchalamment vers le viol, « j’ai dix-sept ans et deux enfants » déclare l’une comme pour appuyer cette réalité. D’une traite, on passe de la situation personnelle au mal sociétal décrit dans toutes les zones où il sévit : la rue, les favelas, la station où elles travaillent dont la prostitution est le pendant, la peur de la police, la corruption de l’état… Une étrange lucidité se répand très vite et le discours des adolescents et des adolescentes se superpose. C’est tout naturellement et presque dans la durée du plan, qu’apparaît un consensus sur la réalité socio-politique du Mal comme fondement du quotidien et des logiques qui l’habite.

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Zabat parvient aussi à démontrer les conséquences physiques de cette violence vécue. La jeunesse cherche à se défendre dans un environnement inhospitalier, consciente de sa fragilité. Le bref court-métrage Ne me touche pas (2006) met en exergue la nécessité de la lutte pour faire face à la violence du monde. En effet, l’initiation d’un adolescent aux rudiments de l’art du combat, sans ancrage géographique, dans un tunnel sombre d’un quartier défavorisé. En filmant l’entraîneur et son élève, il offre au spectateur des moments de complicité, et des échanges intenses agressifs. Le balancement entre lumière et obscurité dédouble à l’image l’échange de coups. L’un gagne et l’autre perd, mais l’important est la survie de chacun, la connaissance des règles pour se prémunir de la violence du réel, à l’extérieur du tunnel.

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Kidding (2015), film inachevé, prolonge l’exposition de la lutte. Composé de trois parties, il raconte l’entraînement au combat de jeunes garçons thaïlandais, comme trois tentatives pour saisir la réalité de l’exploitation des jeunes garçons transformés en boxeurs. Ici, le combat a une double valeur, il stimule les adolescents et les initie vers la vie d’adulte, mais il représente également un commerce illégal. En effet, les combats juvéniles font l’objet de paris. Tout en conservant cette distance observationnelle, Zabat utilise diverses techniques pour captiver son spectateur, notamment par le montage alterné : de longues séquences montrent l’entraînement des jeunes combattants, et des plans moyens et des gros plans mettent en avant l’agressivité des coups, soulignée par l’ambiance sonore violente. Ces éléments contrastent avec l’univers enfantin des garçons, révélant davantage l’angoisse et la détresse ressenties par ces adolescents pour qui gagner un combat a une importance vitale. La caméra reste à distance, se contentant de témoigner et non d’intervenir. Les adolescents s’entraînent sans prêter attention à la caméra s’approchant et s’éloignant naturellement de l’opérateur.

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Si la violence et l’exploitation des enfants pour les compétitions de paris semble être le sujet dominant, un autre thème important se dessine dans le film, celui de la masculinité. Dans diverses séquences, on peut voir les garçons se battre avec une persévérance inlassable, cherchant à s’émanciper de leur enfance et entrer dans le monde masculin de la lutte. Cependant, lorsque les enfants jouent aux devinettes avec un homme, ils retrouvent pour quelques instants leur insouciance enfantine. Ce jeu fini, le combat reprend, sous les yeux de l’homme, qui rit nerveusement. Ensuite, la caméra tourne rapidement, et cette mise en mouvement révèle l’anxiété du match. Un panoramique rapide les ramène dans leur univers de l’enfance, même si cela ne dure que quelques minutes. Dans la dernière partie du film, Zabat nous montre la compétition finale. Les petits garçons y combattent avec tout leur courage, cherchant la victoire. La captation continue permet aussi d’entrevoir leurs moments de faiblesse. Les acclamations des spectateurs passionnés et le son de la musique traditionnelle encouragent cette transition forcée vers l’âge adulte.

Son dernier film Arguments (2019) présente un dispositif d’entretien encore plus collaboratif. Si Zabat en est davantage absent, les sujets filmés choisissent leur mode d’apparition. Le documentaire suit plusieurs membres de la communauté Intervoice, réunissant des entendeurs de voix, c’est-à-dire des personnes sujets à la perception de voix et de sons qu’ils sont les seuls à entendre. Chacun manifeste le droit de s’auto-définir, indépendamment des étiquettes ; ils sont filmés comme des individus singuliers sans que soit abordée directement la question des causes (traumatiques, pathologiques, surnaturelles…) de leur trouble. L’entretien est alors la forme idéale puisqu’elle repose essentiellement chez Zabat sur une concentration de soi, un procédé presque cartésien où l’individu se déverse en chaînes (ana)logiques jusqu’à questionner son existence, ou tenter de l’affirmer pleinement : « Est-ce que Rufus existe ? » conclut la femme du segment ‘Ce que dit ma mère’, parlant de son mari assis juste derrière elle. En cela, Arguments veut clore le débat : il n’est pas question de logique ici mais du terme anglais qui renvoie davantage à la dispute, à la lutte, close ici, d’un individu en conflit avec lui-même. Les entendeurs de voix nous laissent écouter quelque chose de cette présence qui les habite : ils utilisent des figurines, des marionnettes, des sculptures sonores du stand-up pour illustrer le dialogue qui s’exerce en eux. Leur participation à la mise en scène apporte à l’entretien cette part vitale du non-dit, qui peut être suggérée sans être expliquée.

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Sur ce plan, Miguel et les mines (2002), apporte une dimension poétique au tissage de conflits très différents. Zabat accompagne différents personnages sans connexion apparente : un démineur monologue sur son quotidien, une femme résout un puzzle en silence, et un boxeur prépare son prochain combat. Le film expose la lutte visible et physique du combattant en montrant de longues scènes d’entraînement aux côtés de son entraîneur, l’épuisement et la pénibilité se lisant sur son visage filmé des gros plans. Cependant tout n’est pas donné à l’image : le gros plan d’une femme en train de faire puzzle où un tigre apparaît en insert reste énigmatique, tout en déclinant le motif de la lutte. Dans un autre segment, un pêcheur lit un texte poétique sur la mer, tout en affrontant l’élément naturel vers lequel il s’élance au gré des vers. La distance entre le sujet et la caméra se trouve réduite avec le démineur qu’elle suit dans ses déplacements, mais aussi dans ses longues explications.

Différentes mines antipersonnel disposées sur un tissu fleuri sont filmées en insert, et l’homme disserte sur leur fonctionnement. Un jeu d’écho se crée entre la ligne rouge que ne doivent pas franchir les démineurs et le sac de frappe rouge du boxeur, comme une métaphore du conflit, alors matérialisé en frontière. Enfin, la séquence finale d’entraînement de boxe confirme l’importance de la notion d’effort, rendue sensible par l’attention temporelle aux heures de pratiques qui précède un match. Miguel et les mines est un film qui aborde le langage de la poésie avec minimalisme, il sensibilise le spectateur aux moments de la vie, intimement liés à la question du défi .

Au sein de la conversation, l’autre mode de dévoilement qui prédomine se fonde ainsi sur le collage, non pas seulement en tant que montage (de différents entretiens) mais comme représentations simultanées, et mise en présence des voix et des images qui se partagent un même être. 1/3 des yeux (2004) débute par un capharnaüm d’images et de sons en surimpression, un discours scientifique sur l’autisme et sur le langage est décliné dans plusieurs langues, traduit en direct depuis une cabine. Le film se veut un vaste puzzle désoccultant qui pose la question du polytraumatisme sous un angle en apparence didactique (entretiens avec le personnel des urgences, des spécialistes des poly-traumas militaires, des accidents de déminage, de la cécité…) mais qui devient profondément intime. Un aparté biologique sur la découverte d’une nouvelle espèce de félin, la genette de Bourlon, trouve par exemple son sens à la fin du film auprès des parents endeuillés du jeune scientifique ayant donné son nom à l’animal. Derrière l’étiquette muséale en latin savant, se cache la vie d’un jeune homme, reconstituée dans quelques albums de famille.

Ainsi, le regard du cinéaste veut se situer en dehors du savoir, du langage, du médical et du psychologique – nécessité éthique – et pourtant ils sont intégrés dans le brouhaha et dans le pêle-mêle, ni tout à fait là ni tout à fait absents mais comme relégués dans la marge pour privilégier les individus dont il capte l’existence, habituellement en lisière du social. Grâce au cadre filmique qui leur est offert les sujets s’octroient la possibilité de questionner la réalité qui est la leur et de nous inviter à faire de même. De fait, on ne parle plus aujourd’hui sur le plan médical de normalité et d’anormalité mais de relation au réel sur une échelle de 0 à 100 (0 correspondant à la perte de connexion avec le monde, au délire total), c’est ce rapport qui intéresse Zabat, selon ses dires, confirmé par une attention à la zone immatérielle, au point aveugle derrière l’épaule d’une femme, derrière le bruit de la pluie où un entendeur de voix croit percevoir des phrases qui lui sont adressées. Zabat se propose d’aiguiser nos sens. Ses entretiens en interpellent un sixième en réponse soit à l’hyper-sensibilité de certains locuteurs, soit à la perte, sensorielle, physique, celle d’un proche, qui les dissocie un peu plus du réel.

Lucie Lambert et Mozhdé Salehi

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Ce texte écrit par des étudiant·es de l'ENS de Lyon est issu d'un atelier d'écriture critique réalisé sous la supervision de Clément Dumas.

Images : Routine Pleasures, 1986, Jean-Pierre Gorin ; Hardly Working, 2002, Total Refusal ; Grandeur Nature, 2023, Arnaud Dezoteux ; Bac à Sable, 2023, Charlotte Cherici et Lucas Azémar ; La Base, Vadim Dumesh, 2023 ; La Bonga, Sebastián Pinzón-Silvas, 2023.

Zona Oeste, 2001 et La Femme sentimentale, 2011, Olivier Zabat ; Ne me touche pas, 2006, Olivier Zabat ; Kidding, 2015, Olivier Zabat ; Arguments, 2019, Olivier Zabat ; 1/3 des yeux, 2004, Olivier Zabat.