Jean-Luc Godard est mort le 13 septembre 2022. Il est mort chez lui, entouré de ses proches, en ayant recours au suicide assisté – il souhaitait que ça se sache. La revue Débordements a régulièrement abordé son œuvre à travers des textes, des entretiens, la publication d’un de ses « scénarios », jusqu’à l’édito de notre dernier .pdf, où nous citions l’ouverture des Histoire(s) du Cinéma.
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Auteur d’une œuvre constituée d’un océan d’emprunts et de citations, il est difficile d’attribuer à Jean-Luc Godard une phrase définitive, une belle citation, un bon mot qui résumerait tout. On a peur, en en choisissant une, de se tromper et de découvrir qu’en fait, cette phrase qu’on pensait être de Godard, elle sortait d’un livre de Malraux, de Brecht ou de Faulkner. Possibilité d’autant plus forte que Godard citait souvent de mémoire, et attribuait parfois ces citations de manière assez fantaisiste. Dans le dernier épisode des Histoire(s) du Cinéma qui est comme un autoportrait et où il abordait déjà, en creux, sa propre disparition, les citations d’artistes admirés s’enchaînent, de Orson Welles à Maurice Blanchot, de Friedrich Murnau à Emily Dickinson… Jusqu’aux dernières secondes, où l’on voit une fleur venue d’un plan de Hélas pour moi ; une reproduction par Francis Bacon d’un tableau de Van Gogh ; et enfin une phrase venue des Autres inquisitions de Borges, qui cite en réalité le poète Samuel Taylor Coleridge. Cette phrase est la suivante. « Si un homme traversait le paradis en songe, qu’il reçut une fleur comme preuve de son passage, et qu’à son réveil il trouva cette fleur dans ses mains, que dire alors ? » C’est Godard lui-même qui ajoute cependant, alors qu’apparaît une photo de son visage, avec cette voix d’outre-tombe, cette solennité si particulière que nous n’entendrons plus : « J’étais cet homme. »
Gardons alors ces mots qui servent de conclusion à cet enchaînement de citations : « J’étais cet homme. » Une conclusion, un commentaire, une simple « note de bas de page » ajoutée à une citation qui est elle-même une citation. Un simple ajout, l’air de rien, qui résume pourtant très bien toute sa poétique et tout son apport au cinéma. D’abord parce que c’est comme cela qu’il se considérait, jamais comme un pape ou un dieu mais comme un témoin, un des « derniers témoins » de quelque chose, cette chose qu’il appelait « le cinéma » et dans lequel il mettait beaucoup (car le cinéma, pour lui, c’était aussi l’Histoire du XXème siècle, une manière de penser…), cinéma que lui et quelques autres auraient vu passer, comme on voit passer un train. Il était donc cet homme, ce gardien, cet ultime témoin.
Mais il était aussi, en un autre sens, l’Homme ; et ce qui intéressait cet obsédé de l’autoportrait, c’était la figure humaine, l’être humain. Il a réalisé un film dont le titre était Ecce homo, filmé les grands mythes de l’humanité (d’Amphitryon à l’immaculée conception), mis en scène les textes de Dostoïevski et de Shakespeare, la musique de Mozart et de Patti Smith, exploré joyeusement les origines du langage et de l’écriture – dans Scénario, le film sur lequel il travaillait, il projetait de s’intéresser à l’idée du Dieu unique. Il était l’homme, aussi, au masculin : une figure masculine et hétérosexuelle dont tous les films étaient traversés par une opposition simple, dialectique, entre les hommes et les femmes, leurs différences et leurs ressemblances. Mais enfin, si l’on pense si facilement à la voix et au visage de Godard en lisant son nom, c’est parce qu’il était « cet homme », cette figure qui n’a rejeté l’incarnation et l’auctorialité qu’avec une forme d’ironie et de malice, tant il était présent, bien présent, dans toute son œuvre. Il était aussi un homme, mais « rien qu’un homme », un homme qui s’est donné tout entier au cinéma et qui y a dédié sa vie. Cela semble être un cliché, mais c’est cela que l’on veut dire quand on dit qu’il était « l’homme cinéma », qu’il « l’incarnait » et qu’il en avait fait sa chair. Dans plusieurs de ses films, Godard cite Clio de Péguy, et particulièrement cette phrase : « Témoin signifie martyr. »
Godard jetait tout : les chutes, les livres, le matériel de tournage. Après son exposition au Centre Pompidou en 2006, quand on lui demanda ce qu’il fallait faire des objets achetés pour l’exposition (les meubles, les télévisions), il demanda à ce que tout soit donné à Emmaüs. S’il a reçu une fleur comme preuve de son passage, elle est probablement, elle aussi, partie à la poubelle. Nous n’aurons pas de fleur, seulement une œuvre, une parole, une promesse. Il était cet homme.
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PS : Dans certaines organisations mafieuses, la tradition veut que le commanditaire d’un assassinat se fasse connaître en prononçant l’éloge funèbre de la personne assassinée. C’est une manière d’imposer le silence et de prouver sa force, en assumant, face aux amis comme aux ennemis, la responsabilité de cet acte, tout en faisant mine d’être attaché à l’être disparu, l’air de rien, la larme à l’œil mais le sourire aux lèvres. C’est l’impression que donnent les hommages répétés au réalisateur d’À bout de souffle, de Pierrot le fou et du Mépris.
David Faroult, dans l’émission Plan Large , est un des rares a avoir osé dire ce qu’il fallait pourtant dire, si l’on voulait rendre un véritable hommage au réalisateur de Ici et Ailleurs, de Prénom Carmen, de Détective, de Notre musique et d’Adieu au langage (et de plus d’une centaine de films) : qu’il fallait « un moratoire » sur ces années 1960-1965, et qu’il fallait désormais, plus que jamais, aborder sérieusement les 50 années de cinéma qui les suivent. Rendre hommage aux premiers films de Godard et ne parler que d’eux, c’est assassiner le cinéaste qui a passé sa vie à souhaiter ne jamais les avoir faits.
Jean-Luc Godard sur Débordements :
Entretien : Cinéma / Politique – Los Angeles, 1968. Godard à Hollywood / Jean-Luc Godard, Samuel Fuller, King Vidor, Roger Corman, Peter Bogdanovich.
La face cachée de la lune. Godard et la vidéo / Jean-Paul Fargier
Innig. Les chansons de Leonard Cohen et les films de Jean-Luc Godard / Jean-Marie Samocki
Adieu au langage, Jean-Luc Godard. La mort la mort, toujours recommencée / Gabriel Bortzmeyer
Pour une méthode. A propos d’Adieu au langage / Geoffrey Chambord
Scénario de Film Socialisme / Jean-Luc Godard
La mer, la projection. En navigant avec Film socialisme / Raphaël Nieuwjaer
TRANSLATION VIOLENCE. Les sous-titres « Navajo » dans Film Socialisme de Jean-Luc Godard / Nathan Letoré
De la fiction à la falsification. A propos du Redoutable, de Michel Hazanavicius / David Faroult
Entretien avec Jean-Luc Godard (2017). Morale Archéologique / Dmitry Golotyuk et Antonina Derzhitskaya
Le Redoutable, Michel Hazanavicius. Le réfugié / Gabriel Bortzmeyer
Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, Jean-Luc Godard. Au travail ! / Simon Lefebvre
Voir s’il y a quelque chose à voir. A propos de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma / Arnaud Widendaële
Une recherche de Jean-Luc Godard / Geoffrey Chambord
Entretien avec Jean-Luc Godard (2018). Des mots comme des fourmis / Dmitry Golotyuk et Antonina Derzhitskaya
Le livre d’image, Jean-Luc Godard. … du côté des bombes / Nicolas Klotz
Parole aux images. Le silence chez Jonas Mekas et Jean-Luc Godard / Romain Lefebvre
De la réécriture chez Herberto Helder et Jean-Luc Godard / Rita Novas Miranda
Portrait de l’artiste en Toutankhamon. À propos du Studio d’Orphée de Jean-Luc Godard (2019, Fondazione Prada, Milan) / Occitane Lacurie et Barnabé Sauvage
Du film au livre. Hiroshima dans la “Blanche”. A la préhistoire des Histoire(s) / Paule Palacios-Dalens
Duras pour Godard. Un vidéogramme-affiche, blason d’un nationalisme de poésie / Paule Palacios-Dalens
Entretien avec Jean-Luc Godard (1974) (1/2). Cancer de l’auteur / Nourredine Saïl
Entretien avec Jean-Luc Godard (1974) (2/2). Appareil contre appareil / Nourredine Saïl
Vent d’ouest, JLG. Qui signe le conflit en milieu viral ? / Camille Noûs, Jacopo Rasmi