Entre le grondement des moteurs et la morne grisaille des embouteillages, l’ouverture du Règne animal semble à mille lieues des profondeurs forestières promises par sa luxuriante affiche. Mais à peine esquissé, le réalisme de cette première séquence vole en éclat avec la vitre d’une ambulance, fracturée par la furieuse tentative d’évasion d’un homme à plumes. Alors qu’Émile et son père regagnent prestement l’abri de leur voiture, le mouvement du Règne animal se place sous le signe d’une chasse fantastique menée tambour battant, à la lisière du film de genre.
La trajectoire prend d’abord la forme de l’exil, lorsque père et fils emménagent dans un village gascon pour suivre la mère, internée pour traiter une étrange pathologie. Dans ce monde frappé par une épidémie d’un genre nouveau, les malades souffrent de mutations physiques et d’altérations psychologiques face auxquelles la médecine semble impuissante. Le fléau dissout la frontière entre l’homme et l’animal, donnant naissance à un bestiaire hybride avec lequel les sociétés humaines doivent apprendre à coexister. Véritable vivier de métaphores, la métamorphose oriente le récit du côté du conte ou de la fable. La tentation est forte d’appréhender le film de Thomas Cailley comme une vaste parabole, allant de l’illustration du passage à l’âge adulte à la métaphore de l’exclusion subie par des groupes marginaux. Tentation à laquelle les personnages cèdent parfois au cours de séquences dont le didactisme n’est pas exempt d’une certaine lourdeur. Assis dans un réfectoire bruyant, Émile et ses camarades lycéens débattent des enjeux moraux découlant de l’apparition des chimères : tantôt créatures sensibles, tantôt nuisibles monstrueux, chaque camp défend bec et ongles ses positions au cours d’un repas qui vire à l’exposé scolaire. Ce goût de l’exégèse surgit parfois comme un garde-fou, pour un film qui redouterait sa propre étrangeté. Pourtant, c’est à travers l’exploration de voies plus audacieuses que le récit atteint une profonde vitalité.
La force du Règne animal réside dans la lente transformation d’Émile qui progresse tout au long du film, subsumant chacun de ses comportements jusqu’à une disparition finale refusant l’exhibition spectaculaire. L’échappée finale dans les bois ouvre sur un mouvement animal irrépressible qui fait disparaître le corps hybride dans les profondeurs sylvestres, là où le regard du père comme du spectateur ne pourra pas le suivre. En amputant la métamorphose de son achèvement attendu, Le Règne animal réussit un tour de force : le dernier geste d’Émile reste du côté d’un perpétuel devenir, d’une évasion vers l’invisible.
Toute la mise en scène de Thomas Cailley se situe dans ce jeu d’équilibriste entre monstration et suggestion. Le sauvage se dérobe à l’œil et erre à la lisière du champ et du hors-champ, comme le montrent exemplairement les premières séquences qui multiplient les procédés permettant d’instiller de l’invisible dans l’image, à travers la profondeur de champ et le jeu sur les échelles de plan. Dans la salle d’attente de l’hôpital, une jeune malade apparaît derrière Émile, comme un spectre noyé dans le flou de la focale, agitant distraitement une langue étrangement longue. Cette scène est aussitôt suivie de l’apparition de la mère, d’abord dissimulée derrière un voile. Seuls ses yeux tournés vers son fils apparaissent à l’image, dans un gros-plan dont la précision sert la dissimulation : alors que la présence absolue du regard efface le corps, l’intrusion du pelage sur la peau du visage suffit pour révéler la progression de la métamorphose. La découverte au goutte-à-goutte de cette humanité transformée relève du jeu de funambule, entre curiosité brûlante et frustration heureuse. Le gros plan est emblématique de cette inventivité narrative qui témoigne de l’imprévisible succession des registres qui s’entremêlent dans la toile composite du récit. Lors de la découverte des premiers symptômes, Émile arrache les griffes qui poussent sous ses ongles : l’image tremblée n’offre aucune échappatoire à la chair martyrisée, le gros plan change alors de nature et va chercher du côté du body horror. D’autres scènes se détournent de l’organicité de la mutation et insistent sur la sensorialité, comme lorsqu’Émile lèche longuement le sang de sa blessure dans un moment d’absence rêveuse où l’expressivité du visage est l’unique vecteur de l’étrangeté du personnage. L’hybridité du film, comme celle de ses personnages, se loge dans cette oscillation entre merveilleux et réalisme, horreur et poésie.
Thomas Cailley fait donc le choix d’un fantastique ambigu porté par un important travail d’effets spéciaux qui creuse l’identité du film en proposant des trouvailles visuelles qui enthousiasment par leur singularité. De la cavalcade de la femme poulpe dont les membres flasques font valser les étals de supermarché, à l’exaltant envol de Fix au-dessus de la lagune, c’est par le mouvement réinventé que les créatures de Cailley prennent vie.
Cette économie particulière est peu courante mais en récente expansion au sein de la production nationale, avec de jeunes réalisateurs qui multiplient les emprunts au cinéma de genre. Parmi les sorties estivales, le premier long-métrage d’Edouard Salier explorait une position similaire, en allant lorgner du côté de l’imaginaire et de l’anticipation. Comme Le Règne animal, Tropic emprunte au genre une structure qu’il s’agit de faire imploser. Tristan, défiguré par une substance extraterrestre, rappelle à plusieurs égards le personnage de Fix : la chair boursouflée reconfigure le visage sans esthétiser la métamorphose, et la perte partielle puis définitive du langage révèle l’ambivalence tragique de la mutation. Réussir à communiquer autrement, tel est le défi auquel se livrent les noyaux familiaux mis à mal, qu’il s’agisse des jumeaux de Tropic ou du binôme père/fils du film de Cailley. Au-delà de la métamorphose et du fantastique, la relation filiale constitue l’un des nerfs du Règne animal, qui structure le récit et touche par sa sincérité. Le thème de la famille rattache le film à une généalogie de drames familiaux à la française avec lesquels le spectateur est en terrain connu, lignée dans laquelle s’inscrivent des films sortis en 2023 comme Fifi ou L’Eté dernier. Cette part sentimentale infuse certaines scènes qui, si elles détournent le récit d’un chemin énigmatique et nouveau, offrent une perception plus sensible des personnages, sous le prisme de l’équilibre familial à restaurer. touchent par leur authenticité. La recherche de la mère disparue le long des routes forestières marque ce choix assumé de la tonalité mélodramatique, lorsque François et Émile s’époumonent en hurlant le nom de la disparue sur la musique de Pierre Bachelet.
Si les effets spéciaux visuels donnent vie à la faune hybride qui peuple le film, le fantastique du Règne animal se nourrit d’un imaginaire traditionnel qui prend racine dans le paysage. Au contact de ce biotope gascon, la tonalité dystopique se mâtine de références à un folklore régional: alors que la fête traditionnelle bat son plein, Émile fuit à travers les champs de maïs pour échapper à une battue nocturne. Poursuivi par des chasseurs montés sur échasses, le garçon-loup réactive un imaginaire médiéval fait de chasses aux lycanthropes et de brasiers pour éloigner les fauves. Ces scènes d’une grande inventivité visuelle tirent parti des décors naturels, qui offrent un canevas vibrant et authentique. La variété des milieux forestiers épouse l’évolution du récit, accompagnant Émile vers son accomplissement animal : la pinède artificielle aux troncs réguliers et rectilignes cède la place aux lagunes primitives et aux forêts primaires inextricables, des grottes mystérieuses remplacent l’abri de la maison. Dans le dernier temps, la forêt se change en jungle pré-édenique au sein de laquelle évoluent des incarnations contemporaines de faunes et de centaures, qui semblent cohabiter dans une harmonie que seule troublera l’irruption des forces de police.
À l’instar de son jeune protagoniste, Le Règne animal opère une métamorphose inattendue dans son dernier mouvement en se libérant enfin du didactisme des scènes qui resserraient le récit vers les enjeux éthiques et sociétaux. La structure narrative se relâche alors que le rapport au monde d’Émile devient animal : le jeune homme erre dans la forêt, explore la verticalité, hurle à la lune. La contemplation jusque-là refusée devient possible, et explore la sensorialité demeurée en germe. La précision et l’antinaturalisme du mixage son livraient déjà un aperçu de la perception d’Émile, lors de la scène particulièrement oppressante où le jeune homme, assailli par des stimuli sonores d’une intensité déréglée, se met à hurler en plein cours de biologie. Les cris plaintifs des furets en cage, suraigus et entêtants, les murmures démultipliés des élèves et les frottements irritants produits par chaque micro-mouvement des textiles, composent un paysage sonore d’une richesse douloureuse, en profonde rupture avec la banalité du décor lycéen. En cédant à l’appel de la forêt, Émile peut explorer pleinement l’étrangeté de la perception animale, qui ne se trouve plus cantonnée à l’ouïe mais peut gagner chaque pan du sensible. L’intensité nerveuse des séquences mettant en scène les nouveaux attributs du garçon-loup plus tôt dans le récit, de ses poils drus à son épine dorsale déformée, relève de la démonstration méthodique qui remplit le cahier des charges du trope métamorphe. L’animalité s’exprime dans le détail, dans l’altération d’un élément donné, comme le formule Émile lorsqu’il corrige son père, préférant parler de « crocs » plutôt que de dents. La distance adoptée dans le dernier segment cesse de pointer ces micro-changements, atteignant un point de vue plus juste et intime. L’étrangeté du regard et la démarche flottante d’Émile ne griment pas l’animalité, mais la laissent entrevoir avec subtilité. Le sauvage ne réside pas dans l’apparence : le jeune homme est encore bipède et habillé, ce déguisement involontaire de sa nouvelle nature trompe ainsi les gendarmes au cours d’un raid en forêt, le prenant pour un humain égaré. Au-delà du corps lupin, l’animalité d’Émile est une valeur diffuse ayant partie liée avec la disposition psychique : comme l’annonçait déjà le mutisme de Fix, Emile est confronté à l’altération de ses facultés cognitives. Désormais incapable de faire du vélo ou même d’écrire, l’esprit du jeune homme se métamorphose.
Après la radicalité du voyage forestier qui brise l’oscillation entre les perceptions alternées de François et d’Émile pour embrasser le monde perceptif de ce dernier, les retrouvailles des personnages unissent les deux enjeux que sont l’aboutissement de la transformation et la réinvention de la famille, lorsque père et fils sont réunis dans une fuite à pleine vitesse qui réactive et transcende la scène liminaire. Par l’amour filial et le contact de l’animalité poreuse d’Émile, François a traversé sa propre transformation, celle de sa vision du monde et de son rapport au vivant. La violente étreinte des deux hommes, enlacés sur le sol de la forêt lorsque le père découvre et accepte dans le même temps la transformation de son enfant, scelle un nouveau mode de communication pour le personnage, qui abandonne son éloquence littéraire. L’affect se transmet par l’infra-verbal, comme le suggèrent les paroles de Bachelet, « Les mots pour elle sont sans valeur » : le contact des peaux et la circulation des regards se substituent aux mots. Lorsque le chemin d’Émile croise celui de sa mère devenue bête-ourse, aucune parole n’advient, seuls l’enchevêtrement des souffles et la caresse animale servent d’expression affective. Thomas Cailley illustre la nature animale telle que la décrit Edgar Morin, en tant que capacité presque infinie de lien à l’autre : « Nous portons en nous une capacité inouïe de pâtir et de jouir, une capacité de brutalité illimitée et de tendresse infinie, et nous pouvons passer quasi à l’instant de l’un à l’autre. C’est cela notre nature mammifère, qui porte en elle plus de férocité et d’amour que nulle autre.[11] [11] Edgar Morin, Le destin de l’animal, p.59. ».