Les anti-corps

A propos de Trash humpers

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le 17 septembre 2013

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Les rayons du soleil éclatent en frappant le bord du cadre, se diffractent et se répandent à la surface aqueuse de l’image en un pollen lumineux. Un clochard, maculé de ces griffures blanches et rosâtres, soulève une barre métallique lestée de deux sacs poubelles. Avant, après, il baise des bennes, suce des branches, cogne ses hanches contre des troncs d’arbre en compagnie d’une femme et d’un type au visage aussi hideux que le sien. Quelqu’un filme, un des leurs, dont le pied parfois apparaît pour fracasser une télévision ou un poste de radio. Il chante aussi une comptine sur trois petits diables, incite à la destruction, glousse et ricane. Leurs voix se mêlent aux bruits des autoroutes, toujours proches, et parfois, à l’aube, au chant des oiseaux.

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Halos blancs, jaunes et rouges, effusion du crépuscule devenu coulée de peinture d’un rose surnaturel, toile d’araignée des lampadaires croisant leurs rayons, bain verdâtre écumant sur quelques palmiers alignés le long d’un mur de supermarché, croix diffusant dans la nuit son éclatante blancheur de néon.

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L’agitation de la lumière, sa dense et vorace inscription au coeur de l’image en une multitude d’évènements éphémères ou insistants, sa manière de violenter l’optique en recouvrant la surface sensible d’une taie chaude qui fait advenir le monde et le lui dérobe, rencontre la trame de la VHS, ses nervures, ramures, linéaments – écorce, feuille de papier froissée sur laquelle se déchiffrent quelques notes hâtives, muscle crispé par trop d’agitation. Trash humpers est un film organique, cosmique si l’on veut – si l’on accepte que l’univers ne va plus au-delà de l’éclairage artificiel urbain. Dans les interstices de la ville, ces clochards sont peut-être en mission, prêtres d’un nouveau culte voué aux déchets, provoquant par leurs étreintes les dernières étincelles de vie susceptibles de ranimer des quartiers résidentiels éteints par une solitude trop propre et organisée. Le monstrueux sur leur visage, coulée de cire, de graisse, de plastique fondu, est peut-être le dernier refuge de l’humanité.

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Un panoramique fait descendre et se diffuser la lumière d’un lampadaire sur une poubelle abandonnée / deux humpers lèvent les mains, dans une scène coupée, vers les lumières d’un parking, plantées comme des bourgeons sans pétale en haut d’immenses tiges métalliques – gestes de bénédiction, de célébration.

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Une forme de vie inconnue naît des ruines, des corps hybrides, vieux et jeunes, sordides et graciles, affalés et bondissants, mécaniques et spontanés, s’avancent dans le désert. Anti-corps, les humpers ne sont pas le produit de l’aliénation engendrée par le capitalisme ou la société américaine qui ne leur laisserait plus comme mode d’expression qu’un ricanement débile télévisuel et des gestes répétitifs, compulsifs – s’ils sont cet Autre dans la civilisation, c’est en tant qu’ils ont déjà inventé leurs propres formes de vie, qu’ils ont muté et se sont adaptés après l’apocalypse. La rédemption du “monde blanc”[11] [11] “Par Blanc, j’entends, métaphoriquement, la déliquescence absolue de tout. Partout où les Blancs se rendent, les choses s’homogénéisent, s’édulcorent et sont dépouillées de leur sens et de leur tranchant. Historiquement, culturellement, les Blancs délavent tout ce qu’ils touchent. Au fond, je parle moins de couleur de peau que de whitewashing [à la fois «blanchissement à la chaux» et «étouffement»].” “Quand j’ai vu un mec sniffer un donut, j’ai pris mes distances“, entretien avec Harmony Korine paru le 5 mars 2013 dans Libération. passe chez Harmony Korine par l’acceptation du trash qui le constitue, en est le fondement et le terme. Être torchon pour ne pas se mêler avec les serviettes. Visitant une décharge, Korine ramasse un déambulateur et se met, en claudiquant, à affabuler : un cimetière indien s’invente sous ses pieds, en une image qui condense à peu près son geste de cinéaste[22] [22] Cela se passe dans Une nuit avec Harmony Korine et Gaspard Noé, de Bruce LaBruce. . La mère de l’enfant aux oreilles de lapin ne faisait pas autre chose, dans Gummo : des monceaux d’objets qui envahissaient sa maison-terrier, se répandant des murs ou semblant les soutenir, elle tirait une paire de claquettes et ressuscitait l’histoire familiale en improvisant une danse. Trash humpers radicalise ce principe de la récupération, de l’objet perdu et trouvé, du déchet d’où jaillit un éclat de fiction. Le film lui-même est un “artefact trouvé”, selon les termes de Korine, une VHS balancée dans les rues ou abandonnée dans quelque terrain vague.

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Spring Breakers était, pour ses héroïnes Disney comme pour le cinéaste, une tentative de sortie du monde blanc. Au bout du chemin, il y avait ce désir d’être noir qui n’était encore que l’impasse d’un imaginaire blanc. Le visage recouvert d’un passe-montagne rose bardé d’une licorne, les étudiantes dissolues avaient certes muté pour se mouvoir désormais dans une peau d’ébène, elles n’en vivaient pas moins l’extase de la tuerie en petites filles blanches, comme dans un jeu vidéo, au ralenti, sans matérialité des corps, sans impact des gestes, de manière aseptisée. Si la division du monde selon Korine en noir et blanc est métaphorique, elle s’appuie sur des effets de racialisation constants et puissants (le monde noir est le plus souvent, si ce n’est toujours, celui des Noirs), que seul un “aveuglement à la couleur”, notamment de la critique, empêche de constater[33] [33] À notre connaissance, seul Richard Brody, avec une position critique, a eu la perspicacité d’en faire le cœur du film, dans The Life Lessons of Spring Breakers. La critique française a parfaitement ignoré ce qui sautait sans doute trop aux yeux. Il faudrait, dans un autre texte, prendre le temps de développer ce point. . C’est son ambiguïté, sa manière de jouer de cette frontière en la retournant. Avant cela, Trash humpers amenait à son terme la logique du “white trash” – le fardeau de l’Homme blanc est de porter le stigmate de la destruction fondatrice, de s’en faire un visage, d’animer et d’habiter les ruines. Par là, il trouve le seul moyen de se sauver de lui-même. L’envers des centres commerciaux est la décharge, celui de la production la destruction – c’est dans ce hors-champ du bonheur américain qu’il faut aller chercher les germes de la création.

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La narration s’effiloche, se dissout, se perd presque d’emblée sans non plus chercher à se couler dans une forme-balade. Les déambulations ne mènent nulle part – ils déambulent de toute façon à peine, s’effondrant sur un parking, tournant en rond, semblant toujours déjà posés là avec pour seule activité de détruire / féconder. Les visites que font les humpers, se faisant volontiers spectateurs, aux habitants de mobile-home, d’appartements encombrés, de sous-sols, se branchent directement au spectacle des attractions, parfois foraines, retrouvant le geste primitif du cinéma. Là encore, il faut être sourd pour n’entendre que cris et borborygmes alors que l’on chante, invente des saynètes, des histoires drôles, des odes (au déchet, évidemment), ou que l’on imite le sifflet d’un train. La destruction des téléviseurs, l’éparpillement des moyens de diffusion par les humpers, ouvre à un spectacle vivant – une scène s’improvise dans n’importe quel recoin.

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Au regard du film de Bruce LaBruce, qui organise une déambulation proche dans les rues de Nashville où Korine habite et a tourné son film, allant d’ailleurs jusqu’à en reprendre certains lieux emblématiques, Trash humpers peut apparaître non comme une plongée dans les marges aliénées de la société, mais comme un certain ordinaire de la vie de son réalisateur – il rend visite à ses amis, ses connaissances, traîne avec eux en inventant au fur et à mesure un film. La dernière séquence bascule vers le home-movie discret. Korine filme sa femme, Rachel, seule, avec leur bébé, les compères ayant disparu après une série de plans fixes de lieux inhabités, proches de la photographie, seulement agités par les remous de l’épais pigment vidéographique. Toujours avec son masque, elle berce son enfant, lui chante une comptine qui n’a plus rien de diabolique. Le film dévoile alors sur quel fond se trame son idiotie violente : une pulsion de vie venue de l’adolescence. Si le corps y est si maltraité ou alors célébré dans sa monstruosité (l’hybridité des humpers, traînant derrière leur BMX des poupées pendues à une corde ; les cadavres et autres momies retrouvés), c’est peut-être qu’il tend à s’absorber dans le “monde blanc”, à se résoudre dans l’âge adulte. Pas tant, cependant, que le masque sur lequel se répand la lumière glorieuse des lampadaires continue à être porté et qu’existe ainsi encore une forme d’extase prosaïque. Le paradis est dans les limbes.

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Mais écoutons maintenant cette ode au déchet, récitée sur un pont par un homme-soubrette tandis qu’éclatent des pétards lancés par les humpers :

We are to witness the evolution of man’s contribution
to the highest reward of his species
with his lion heart thumping
and his pathetic hips humping
on garbage and animal feces

You say it’s moronic, bubonic, demonic
I say, it’s princely and just
just look around at this world
at the grizzly facts of what so-called civilization has done to us

There’s wrappers and bottles and cans with words
that lie and squeezes the poop
we’re no better off than ravioli that’s tossed
we are the slime and the goop

We wear our suits
we wear our dresses
our perfumes and colognes
and our hair is coiffed & oiled

We live in immaculate huts with our kiddies & pups
and pretend that the world isn’t spoiled
but we laugh and we stroke
and we talk witty and we joke
with the air of entitled elites

But in the shadows there lurks
these mountains of dirt
and the god-awful stench of our feet

We’ve torn it asunder
by plunder and blunder
God’s wonderful masterpiece

Depraved it, paved it
trashed it and bashed it
someone call the jock, rush… please

So high, why I ask why?
why castigate these creatures
whose angelic features are bumping and grinding on trash ?

Are they not spawned by our greed?
are they not our true seed?
are they not what we’ve bought for our cash ?

We created this lot
from the used and the rot
deliberately and unabashed
whose orgastic elation and one mission in creation
is to SAVAGELY FORNICATE TRASH !

Texte écrit, dans le cadre d'un partenariat avec Mubi, à l'occasion de la diffusion du film.