Les cinéastes de bonne volonté

Sur Revoir Paris d'Alice Winocour et Novembre de Cédric Jimenez

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le 19 octobre 2022

Si quelques films, parfois très réussis, ont abordé les attentats terroristes de 2015, c’était jusqu’à présent de manière distanciée ou détournée. Près de sept ans après les évènements, deux films, sortis à quelques semaines d’intervalles, en traitent directement : Revoir Paris de Alice Winocour et Novembre de Cédric Jimenez. Malgré leurs différences, ils ont quelque chose en commun : leur volonté, face à un sujet où se rejoignent des questions esthétiques, politiques et morales, de prendre un recul nécessaire, de sélectionner soigneusement ce que l’on peut montrer et ne pas montrer, en bref de bien faire les choses. Mais cette (bonne) volonté n’est, en fait, pas exactement la même : Alice Winocour veut bien faire, Cédric Jiménez veut faire bien. Est-ce suffisant ?

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La principale différence entre les films est celle du point de vue. Revoir Paris est centré sur une survivante, Mia, ayant oublié la majorité des évènements ; elle se souvient des premières secondes des attentats, de l’arrivée des terroristes, et puis c’est le trou noir, qui s’éclaircira petit à petit au fur et à mesure. Il faut cependant signaler que l’attentat qui a lieu, s’il ressemble en tout point à ceux qui ont touché « les terrasses » le 13 novembre 2015, n’est pas clairement identifié ; ce qui intéresse Alice Winocour est moins le récit véridique des évènements que le trauma traversé par les victimes. Le point de vue de Novembre est tout autre : c’est celui de la police, factuel et linéaire. On y suit, jour après jour, les difficultés de la brigade qui traque les terroristes rescapés, jusqu’au siège de la planque d’Abdelhamid Abaaoud à Saint-Denis, le matin du 18 novembre. Malgré le carton initial, qui nous « rappelle » que le film est bel et bien une fiction, nous sommes ici dans un récit de reconstitution réaliste, qui se fonde sur les évènements réels et cherche, d’une manière ou d’une autre, à les reconstituer. Pour prolonger ce jeu des différences, il faudrait faire la liste exhaustive de ce que l’on voit et l’on ne voit pas. Jimenez s’intéresse avant tout aux jours qui suivent les attentats et à la traque des terroristes survivants : des attaques, on ne verra donc que quelques fragments, et ils seront plutôt évoqués par des témoignages, des appels téléphoniques, des documents télévisuels ; souvent des documents réels donc, que nous connaissons et qui renforcent le cadre réaliste. Paradoxalement, Revoir Paris, qui ne donne ni dates, ni noms, ni lieux pour « authentifier » ces attentats, les montre bien plus directement, en montrant de manière continue l’arrivée des terroristes dans le café, les premiers tirs et les premières victimes. Enfin, les films diffèrent évidemment par leur mode de représentation : « art et essai » pour Winocour, polar et même film d’action pour Jimenez – approches esthétiques qui correspondent bien à leurs approches narratives, psychologique et introspective d’un côté, pseudo-documentaire de l’autre.

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Ces codes de représentation « art et essai » qui saturent Revoir Paris ne sont cependant ni gratuits, ni vraiment désagréables : l’impression de maîtrise est pleine, certaine, et d’une certaine manière Alice Winocour semble chercher à être « à la hauteur » du sujet, et le résultat est en effet très abouti. On pourrait ainsi découper le film en petites rubriques technico-esthétiques : la musique surprenante d’Anna von Hausswolff, la très belle photographie nocturne, le scénario choral parfaitement écrit, et surtout la direction d’acteurs, Benoît Magimel en tête (sans doute commence-t-il à prendre l’habitude d’interpréter des hommes malades, en quête d’amour et un peu patauds). De beaux personnages interprétés par de beaux acteurs, dont les performances s’enchaînent comme des perles, multipliant ainsi les points de vue et ouvrant le récit psychologique de son personnage principal à d’autres trajectoires, d’autres angoisses, d’autres traumas (tout l’inverse de Novembre, où les policiers sont tous tournés dans la même direction et font un bloc uni). Et parfois une ne synthèse entre tous ces éléments s’opère : c’est le cas dans la scène très belle et très drôle où le personnage de Virginie Effira propose à celui de Benoît Magimel, devenu claustrophobe depuis l’attentat, de s’inviter dans une fête de mariage à laquelle ils ne sont pas invités ; ou encore, dans un tout autre style, celle où une survivante des attentats avoue que ce n’est pas Mia qu’elle a vu s’enfermer dans les toilettes sans laisser les autres entrer, mais elle-même. Et même les maladresses du film ne sont pas sans leurs idées fortes : tout le dernier axe, où Mia cherche à retrouver le jeune travailleur sans-papiers avec qui elle était lors de l’attaque, et qui semble parfois un peu forcé, tient à quelques mots et à un geste bien choisi, « tenir la main ».

Mais tout est peut-être « trop bien choisi », justement, et le charme (qui semble opérer : plus de 500 000 spectateurs en salle) repose sur sa manière d’être aussi « bien fait » qu’il cherche à « bien faire », à assouplir les conflits et les violences pour aller vers un calme plat, un moment d’extase, Paris devenu fête ; c’est trop beau, trop bien écrit, trop bien éclairé, trop bien mis en musique. Même ce qui semble apporter du conflit, c’est à dire, pour le dire clairement, l’irruption de la politique, est ramené à un dialogue d’égal à égal où les différences s’effacent : quand Mia retrouve ce travailleur sans-papiers, précaire et sans domicile, c’est pour une balade parisienne, une discussion revigorante. Revoir Paris cherche à refermer la plaie ouverte des attentats et à en tirer une fiction, comme on dit, « réparatrice » ; peut-être aurait-il gagné à être plus dur, plus cruel, et à proposer une fiction plus « transformatrice ». Difficile de ne pas penser au film d’Alain Guiraudie, Viens je t’emmène , qui avait provincialisé les attentats pour mieux les analyser, parvenant ainsi à décomposer une certaine vision de la France pour en créer une nouvelle, anar et rebelle.

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Pour Cédric Jimenez aussi, il s’agit de réussir son film, ce qui, dans le cadre d’un polar, a une toute autre signification. Novembre est bien un film bien fait, « bien foutu », qui tient sa ligne jusqu’au bout – du travail de « professionnel », comme on lit dans Le Figaro, évidemment très client de Jiménez. Et en effet, il faut reconnaître qu’il est difficile de ne pas se laisser prendre dans le rythme et la tension du film, d’autant plus que, contrairement à Bac Nord, le film n’est pas immédiatement critiquable comme un outil réactionnaire servant comme image de « l’ensauvagement » de quelconques quartiers populaires (il y a même, comme une preuve de bonne conduite, un personnage de méchant nazi). Bien sûr, le diable se cache dans les détails, et une analyse plus détaillée du film montrerait aisément que ce qui se dégage de cette ambiance virile et policière n’est pas sans relents droitiers – mais, et c’est précisément ce qui donne au film sa tenue, ces relents ne sont ni plus ni moins forts que ceux des films américains qu’il imite. Car Novembre contient la même contradiction que Bac Nord : celle d’être un film au sujet profondément français, presque franchouillard, et qui pourtant imite à la moindre occasion le cinéma criminel américain, avec ses clichés, ses flics qui prennent des médicaments pour tenir, ses conflits entre les différentes instances du pouvoir dans la control room, ses feuillets disposés à même le sol afin de chercher la solution de l’enquête qui piétine (c’est pour cette raison que, malgré la rancœur bien française de Novembre, Revoir Paris est un film bien plus ancré dans ce que l’on appelle « le cinéma français »).

Et si l’on pense au cinéma américain en général, c’est un film en particulier qui nous vient à l’esprit : Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. C’est bien sûr la concordance de sujets qui évoque le film de 2012, consacré à la traque et la mort d’Oussama Ben Laden, mais aussi certains détails : les scènes de poursuite à travers le traçage d’un téléphone portable, la violence des interrogatoires, mais aussi, plus surprenant, la maladresse des forces de l’ordre, qui culmine dans l’assaut final, où les policiers ne parviennent pas à forcer la porte de l’appartement où se cachent les derniers terroristes, et vident leurs chargeurs sur les murs dans une confusion générale. Mais le film de Jimenez est comme la version miniaturisée du film de Bigelow : moins étendu dans le temps (cinq jours et 1h40), dans l’espace (presque uniquement Paris et sa banlieue, malgré quelques escapades en Grèce, en Belgique et au Maroc), et bien entendu, production française oblige, moins dispendieux en terme de budget. Et donc, tout ce qui était sidérant et ambigu dans Zero Dark Thirty est ici univoque, sans aspérités ; les scènes de torture interminables ne sont que quelques claques et quelques cris, la maladresse des policiers se résume à quelques mauvais gestes, et les larmes d’Anaïs Demoustier ne sont que celles de son personnage, alors que celles de Jessica Chastain semblaient contenir toute la position intenable de Bigelow, perdue quelque part entre sa fiction et les « faits réels » sur lesquels elle se basait. C’était d’ailleurs l’ambiguïté la plus passionnante de Zero Dark Thirty : d’être basé sur des évènements encore récents autour desquels il fallait composer, inventer, et chercher une impossible « neutralité ». Nulle neutralité, même manquée, dans Novembre : Jimenez prend non seulement le point de vue de la police, mais assume pleinement de montrer un point de vue policier, avec tous les biais qu’il contient. C’est, après tout, sa spécialité, comme il le prouve film après film.

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Faire une fiction avec ces évènements réels, détricoter une tragédie pour fabriquer un déguisement à faire porter à des comédiens et enregistrer par des techniciens, c’est pourtant bien le problème essentiel des deux films ; et des personnes réelles se sont, dans les deux cas, mêlées au processus, qu’il s’agisse du frère d’Alice Winocour dans le premier cas (qui était au Bataclan le 13 novembre 2015), ou de la femme ayant inspiré le personnage de Lyna Khoudri dans le second (un carton au générique nous apprend que le voile islamique que son personnage porte est une création fictionnelle – inutile de se pencher les possibles significations de cet ajout fictif, très parlant vis à vis de l’imaginaire invoqué dans Novembre). Car ces films ne donnent pas à voir n’importe quel évènement, mais un acte de violence inouïe, qui, une fois représenté, peut servir à la propagande de ceux qui l’ont commis (on a souvent remarqué que la propagande de l’État Islamique s’inspirait de l’imaginaire du cinéma américain) comme de ceux qui en profitent en asseyant leurs désirs de surveillance généralisée (c’était d’ailleurs un reproche fait à Zero Dark Thirty : de légitimer l’usage de la torture).

Face à cette question, on pourrait citer encore et toujours le texte de Jacques Rivette, « De l’abjection », bien qu’il faille le manipuler avec précaution et ne pas l’invoquer à tort et à travers (il a trop souvent servi de garde-fou puriste, de petit manuel de non-représentation). Une phrase, en particulier – pas la plus citée – nous semble importante : « C’est que les uns ne se posent que des problèmes formels, et que les autres les résolvent à l’avance en n’en posant aucun. » Revoir Paris et Novembre, malgré leurs différences, ont cela en commun : leurs problèmes sont bel et bien formels, une certaine pudeur dans un cas, une efficacité de film de genre dans l’autre. Les deux films, par leur excellence technique même, poussent à bout une contradiction qui ne les quitte jamais, celle d’être des films de cinéma, de fiction, avec des acteurs et des actrices, des techniciens et des techniciennes, un scénario, un plan de travail et des dialogues, aboutissant à la représentation soignée de quelque chose que personne n’oserait parler (« Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement », écrit Rivette) – et si l’on a peur des mots, comment peut-on imaginer en faire des images, par nature équivoques, pleines, ambiguës ? Face à nos souvenirs de ces évènements, difficile de ne pas considérer chaque détail de ces films comme des clichés, ceux de la vie bourgeoise et apaisée dans Revoir Paris, ceux d’un américanisme viril plaqué sur la France dans Novembre. Que ces clichés correspondent ou non à une quelconque « réalité » est sans importance, car c’est de représentation, de « style » qu’il s’agit – décontextualisé et apaisé dans un cas, pseudo-factuel dans l’autre. Que le film soit bien fait ou que les cinéastes aient voulu bien faire n’est pas la question. La question est : fallait-il faire ces films ?

Il faudrait cependant immédiatement faire un pas en arrière, et ne pas donner à ces films une importance qu’ils n’ont pas. Ils sont tous les deux, au fond, un peu insignifiants, et se détournent vite de la représentation des attentats eux-mêmes. C’est au fond un problème de degré plutôt que de nature ; il doit être possible de faire quelque chose, cinématographiquement (c’est à dire esthétiquement et politiquement), de ces attentats. Que dire alors des dispositifs choisis par chacun des films ? L’insignifiance de Novembre est redoublée par sa facture de série B : c’est un film automatique et inévitable, pas plus réactionnaire que la France de 2022, peut-être même moins. C’est un numéro de cirque violent et crasseux, souvent ridicule, un peu puéril, plutôt assumé mais aussitôt oublié – fondamentalement idiot en tout cas, c’est certain. Quant à Revoir Paris et ses velléités artistiques, il pose un autre problème, et court un autre risque : « c’est l’autre pornographie – celle, ‘artistique’, de Kapo, […] qui toujours me révolterait », écrivait Daney quand il commentait à son tour l’article de Rivette. C’est pour cela que la beauté du film, qui n’est pas sans charme et que nous pourrions admirer, nous gêne : car la France post-attentats, marquée par une xénophobie décomplexée et un virage particulièrement droitier du pouvoir, nous en semble fort éloignée ; on a parfois l’impression que Revoir Paris ressoude un peu trop vite cette France fracturée, et que le vernis qu’il pose par-dessus est prêt à se fissurer. Il faudrait peut-être, pour faire un grand film sur les attentats de 2015, y mettre moins de bonne volonté… et plus de mauvaise foi ?

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Revoir Paris, un film d'Alice Winocour, avec Virginie Effira, Benoît Magimel, Grégoire Colin...

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