Spatialisations de la peur

A propos de Cat People de Jacques Tourneur

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le 28 août 2017

La peur au cinéma procède volontiers du hors-champ. Jacques Tourneur en a fortement joué dans ses films les plus connus (mais pas dans d’autres). Cela est évident. Mais alors, quoi encore ? Trois moments fameux de Cat People (La Féline, 1942) permettent d’affiner les choses, de mesurer avec précision comment un grand cinéaste met en jeu le hors-champ menaçant, et d’autres éléments formels – son, lumière, décor. Tant et si bien que, d’une séquence à l’autre, émergent trois spatialisations différentes de la peur.

Pour aller directement à l’essentiel du propos, la forme filmique, il suffit ici de réduire sans vergogne le scénario de ce film à ceci. Deux femmes se disputent un même homme (Oliver : Kent Smith), l’une campant la « gentille » (Alice : Jane Randolph) et l’autre la « méchante » (Irena : Simone Simon) – cette dernière ayant la capacité magique ou fantastique de muer subitement en redoutable panthère noire (sans qu’on voit jamais les moments de transformation, contrairement à ce que fera Paul Schrader dans son remake).

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Premier passage notoire. Alice finit de dîner dans un restaurant avec Oliver. Irena épie leur rencontre à travers la vitrine de l’établissement. Bientôt, le duo sort, échangeant quelques mots sur le seuil. Irena se dissimule derrière une plante verte. Oliver part de son côté et Alice du sien. Commence alors la séquence qui nous intéresse.

La méchante Irena, brune et de noir vêtue, va en effet poursuivre la gentille Alice, blonde et vêtue de clair. Le tout dans une rue déserte, lieu angoissant, d’autant que plongé dans une nocturne noirceur, maléfique et mortuaire, à l’instar de la femme-panthère. Mais c’est surtout le hors-champ, rendu hautement prégnant par le son, qui mène bien sûr le bal de la peur. Peur qui procède du bruit des talons-aiguilles d’Irena, volontairement fort, son par lequel Alice se sent suivie, et même traquée. Ainsi que du jeu d’actrice, Alice accélérant le pas, puis, dans des plans resserrés sur elle, visage tendu, lançant des œillades inquiètes vers ses arrières. Sans que l’on voit jamais la poursuivante, quelque part plus loin dans la rue, possiblement masquée par un pan de mur. Notons que le réalisme, vue la distance entre elles, voudrait qu’on entende moins fort le bruit des talons-aiguilles, mais celui-ci se trouve à bon droit subjectivement amplifié, puisque c’est lui qui fait doublement peur, en signalant qu’il y a traque (« je » suis suivie) et en rendant prégnant le hors-champ menaçant (« je » ne vois pas par qui).

Pendant un moment d’extrême tension, tout ceci focalise notre attention vers la gauche du cadre, et vers le fond du champ dans les quelques plans larges sur la rue déserte. Au bout de quoi Tourneur a le génie de faire à nouveau peur au personnage d’Alice et au spectateur par un saisissant effet de surprise, déboulant par là où on ne l’attendait pas, à l’exact opposé spatial : de la droite du cadre et à l’avant-plan. Surgit en effet un autobus, dont la portière s’ouvre en un puissant bruit pneumatique, évoquant, suprême coup de génie, le feulement d’une panthère. Véhicule dans lequel monte l’héroïne, ainsi sauvée des griffes de la méchante. Si bien donc que Tourneur travaille à la fois l’espace et le temps : après avoir joué assez longtemps d’un hors-champ inquiétant à gauche et derrière, il redouble l’angoisse mais cette fois en jouant brusquement et brièvement d’un hors-champ (faussement) menaçant à droite et devant, pour mieux surprendre et faire bondir de peur personnage et public. Décidément fort ! Mais le cinéaste ne va pas en rester là. Ayant ainsi mis en jeu le hors-champ, et même doublement, il lui faut plus, pour la suite.

Deuxième passage notoire. Toujours suivie par la redoutable Irena, la tendre Alice rentre cette fois à son hôtel. Établissement doté d’une piscine, où l’héroïne décide d’aller nager.

Déjà, le vestiaire est très sombre : noirceur maléfique et mortuaire, derechef. S’y faufile en outre un chat noir, à l’évidente symbolique. Puis, suivant les regards inquiets d’Alice, trois plans insistent sur l’entrée du vestiaire, donnant sur un escalier fortement éclairé : là d’où risque de surgir le danger – la lumière étant elle aussi (comme le son) un moyen de renvoyer au hors-champ menaçant.

Apeurée, Alice plonge dans le bassin. La lumière s’éteint, des grognements de fauve se font entendre – sans qu’on entrevoit jamais la fameuse féline, le son suffisant à rendre prégnant ce péril. Maintenu hors champ de par le cadrage et le découpage. À moins que la femme-panthère soit tapie ici ou là dans l’obscurité qui, outre sa noire symbolique, sert aussi d’effet de cache.

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Se succéderont alors des plans moyens sur Alice, barbotant dans l’eau, le visage éclairé par un projecteur, contre toute logique réaliste, mais pour lui donner un aspect livide, et hurlante de peur. Alternés avec des plans larges sur les alentours, murs et plafonds de la piscine, où se reflètent en des jeux d’ombres et de lumières les miroitements de l’eau du bassin. Cependant que les cris d’Alice se réverbèrent eux aussi, en ce lieu clos. Tant et si bien que, à l’image (reflets) comme au son (réverbérations), Tourneur donne magistralement à voir et à entendre qu’une menace flotte alors autour d’Alice.

Jusqu’à ce qu’Irena rallume la lumière, apparaissant alors, faussement innocente, comme si de rien n’était.

Troisième moment fort. Alice est avec Oliver, dans le bureau d’architectes où celui-ci travaille. Un décor sombre, sans fenêtres, avec plusieurs tables lumineuses allumées, et au-dessus de celles-ci des plafonniers rectangulaires, eux aussi allumés. Si bien que cet espace présente ici et là, avec les coins des tables et plafonniers, bien éclairés, de vifs angles menaçants – comme des couperets de guillotine ou des lames de cutter – qui risquent de couper les corps, telles les griffes d’un(e) félin(e). Ainsi donc, Tourneur donne maintenant à voir, après un espace « flottant », allégorique d’une menace qui rode alentour comme en suspension dans l’air, un autre espace « tranchant », allégorique d’un danger de lacération des chairs.

Une sonnerie de téléphone retentit. Bien qu’un combiné se trouve à portée de main juste à la gauche d’Oliver, sur la table lumineuse devant laquelle il est assis, celui-ci ne décroche pas. C’est Alice, assise à sa droite, qui se lève et va pour répondre à un combiné posé sur une autre table lumineuse, au fond du champ. Si bien qu’à l’aller comme au retour, le corps d’Alice – celle que la jalousie d’Irène vise – frôle les couperets anguleux des tables et lampes. Preuve que c’est bien l’effet que voulait Tourneur en choisissant ce décor, ces lumières, cet espace, pour y faire évoluer son personnage menacé.

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Appel téléphonique sans message. Alice comprend : « C’est Irène ». Sur ce, bruit de porte qui grince, feulements de félin. Panthère noire que l’on aperçoit, cette fois-ci, dans deux plans furtifs sur des recoins très sombres du vaste local – noirceur maléfique et mortuaire, toujours. Et bientôt, plan moyen sur le buste d’Oliver, éclairé d’en-dessous par une table lumineuse, ce qui légitime cette fois l’effet, le sens restant le même que pour Alice dans la piscine : visage blafard, blême de peur.

Mais Oliver décroche du mur un grand T de dessinateur, et le brandit face au fauve, le démasquant en lui lançant : « Laisse-nous, Irena ! » Puis plan sur l’ombre projetée au mur de l’homme avec le T haut brandi, lequel évoque alors un crucifix : pure allégorie d’un « Vade retro, Satanas !» face à la bête diabolique.

Sur quoi la menace, plus et mieux que repoussée, disparaît carrément. Miracle quasi religieux ici, sorcellerie des transformations d’une femme en panthère ailleurs : magie du cinéma, en tout cas.

Alice et Oliver quittent alors les lieux, descendent un escalier, se retrouvent dans la rue : en trois plans, sur trois décors, on évolue ainsi progressivement d’une photographie fort contrastée pour l’espace du bureau d’architectes, lieu de la violence, à une image baignant dans un gris doux ambiant pour celui de la rue : le danger est passé.

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Toutes les images proviennent de Cat People (La Féline, 1942).

La Cinémathèque française consacre une rétrospective intégrale à Jacques Tourneur du 31 août au 1er octobre 2017.