Cette rencontre avec Alain Guiraudie s’est déroulée un Lundi de Pâques. Amusant hasard de calendrier tant la discussion est souvent revenue sur l’étrange rapport à la mystique catholique dans ses deux derniers romans, ainsi que dans son film à venir, Miséricorde, projeté ces jours-ci au Festival de Cannes. Et si le lien entre érotisme et catholicisme n’est pas une nouveauté (ni en littérature, ni au cinéma), Alain Guiraudie s’y intéresse en traçant son propre sillon, en le mêlant à une sorte de mystique paillarde, ou de panthéisme matérialiste.
Cette rencontre fut surtout l’occasion, en partant de son dernier roman, Pour les siècles des siècles, de traverser l’œuvre du cinéaste, désormais pleinement littéraire en plus d’être cinématographique. Rappelons qu’Alain Guiraudie, en plus de ses sept films et et de ses court-métrages, a publié trois romans aux éditions P.O.L. : l’étrange récit mi-sadomaso mi-lyrique Ici commence la nuit en 2014, la somme de plus de 1000 pages que constitue Rabalaïre en 2021, et sa suite directe, Pour les siècles des siècles, publié en mars 2024 – deux récits d’arpentages, de traversées, d’amours charnelles et d’amours platoniques. Nous avons donc essayé d’aborder, petit à petit, les obsessions esthétiques et politiques de cet auteur (au double sens du mot), et de s’interroger sur la manière dont elles pourront se renouveler à l’avenir. En attendant la sortie en salle de Miséricorde – et de découvrir sa belle scène de bagarre [11] [11] La seconde partie de l’entretien est disponible ici. .
Débordements : Je voulais commencer en parlant de sport. Il y a le jogging dans Viens je t’emmène, le vélo dans Le Roi de l’évasion, dans Rabalaïre… J’imagine que vous faites du vélo vous-mêmes ? On voit qu’il y a une connaissance du sujet…
Alain Guiraudie : Oui, je suis plus vélo. J’ai réellement fait l’Aubisque et le Tourmalet. Pas enchaînés – je n’ai jamais réussi à les enchaîner ! Et même le Tourmalet et l’Aubisque, je les ai faits qu’une fois, et pas par le côté le plus dur… J’aime le vélo, je suis plus vélo que jogging. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’on couple la balade au sport, et puis j’ai toujours trouvé que c’était un bon rythme de découverte des paysages, une bonne hauteur, on est entre assis et debout. Et je continue, quand même, même si la condition n’est plus trop là. Et en fait, je suis sportif… Le jogging, je trouve ça très dur, c’est très traumatisant pour les articulations, en vieillissant je pense que c’est pas une bonne idée, j’en ai fait un peu jusqu’à 40 ou 45 ans, et puis j’arrivais plus à courir, même trois quarts d’heure c’était compliqué…
D. : Je me disais que dans Viens je t’emmène, remplacer le vélo par le jogging, c’était une manière de réduire l’espace : puisque le film est plus petit que le roman, il va moins loin, et donc il y va en courant…
A.G. : Oui, et puis c’est vachement urbain. En vélo, on sort de la ville, alors que le jogging est un sport très urbain. Et puis comme vous dites, c’est le bon rapport à l’espace : on peut aller chez Isadora en courant, alors qu’en vélo, c’est trop près, il faudrait sortir de la ville… Et puis, je pense que le jogging allait mieux à cette espèce de startuper : pour moi, c’est vraiment le sport des gens urbains quoi. D’ailleurs j’aurais pu le foutre à la piscine, sauf qu’en nageant, il n’aurait pas pu aller chez Isadora…
D. : Dans Rabalaïre, mais aussi dans les autres livres et les films, il y a quand même un rapport assez tordu entre sport et libido… Le fait que la « brigoule » serve à monter les cols à vitesse grand V, et en même temps à être performant sexuellement, par exemple.
A.G. : [Rires] Je ne sais même pas si c’est un rapport tordu… Quand je vois les mecs hyperactifs qui ont besoin de faire du sport tous les jours, nécessairement, ils subliment un truc, quand même. Et même, il paraît qu’on demande aux sportifs de haut niveau de pas baiser la veille, il y a quand même quelques exigences, les coureurs du Tour de France ils ont le droit à la visite de leur femme une seule fois sur les trois semaines, sur une Coupe du Monde je pense pas qu’ils aient le droit de ramener leur compagne [22] [22] En réalité, les joueurs peuvent recevoir leurs compagnes vers la fin du tournoi. [Toutes les notes sont de la rédaction.] … C’est que ça doit aider à transformer la testostérone en énergie positive pour l’équipe ! [Rires] Mais oui, ça a vraiment à voir, oui.
D. : Les deux sont liés d’une manière amusante, puisque la « libido » désigne justement énergie qui n’est pas que dans le sexe, et le fait d’être sportif est un régime de vie qui ne se limite pas qu’au sport.
A.G. : Normalement, oui… [Rires]
D. : C’est ce qui m’avait frappé en lisant Rabalaïre : il y a un lien entre les sorties à vélo et les sorties pour aller baiser. Tout comme dans Ici commence la nuit et L’Inconnu du lac, avec la natation, même si c’est moins sportif…
A.G. : Je pense que la natation c’est autre chose quand même… C’est plus lié à la sensualité qu’à la libido, pour moi c’est le sport sensuel par excellence : le rapport à l’eau, la glisse… Il y a quelque chose à voir avec le bien-être. Les sensations que j’ai en natation, je ne les ai pas en vélo, et encore moins dans le footing… Quand on a dompté l’eau, c’est un élément dans lequel on est bien. La natation ça allait très bien avec L’Inconnu du lac et avec Ici commence la nuit… Il faudrait que j’y revienne, à la natation.
D. : Si je parle de tout ça, c’est parce que tout à coup, dans le dernier roman [Pour les siècles des siècles], il n’y a plus le sport, il n’y a plus le vélo : le curé a autre chose à faire.
A.G. : Quand même, le curé à vélo, c’est un grand cliché… Mais enfin c’est fini. Je ne vais pas non plus y passer ma vie, sur le vélo. Rabalaïre démarre avec, ça en fait partie, et là j’étais parti sur autre chose. Je voulais que Pour les siècles des siècles soit un roman qui trouve sa propre cohérence, sa musique intérieure, que ça ne poursuive pas non plus Rabalaïre : c’est une suite, oui, mais je suis passé complètement à un autre projet formel, je trouve.
D. : Même narrativement, c’est très différent : le rapport au temps, par exemple, est beaucoup plus réduit.
A.G. : Exactement. Là, c’est hyper concentré, on reste dans le village… Et puis le « on » à la place du « je », c’est très important, ce rapport entre le « on » et le « nous ». Je pense, d’ailleurs, que c’est ce qui m’a fait triper : faire un roman à la première personne du pluriel. L’idée, c’était quand même de passer à autre chose. Et puis c’est quand même la vie d’un curé, les messes, le sexe qui devient autre chose, le sport c’est la grosse randonnée dans la forêt. Ça correspond aussi à ma vie : j’ai fait plus de randonnée en forêt, en (moyenne) montagne, que de vélo. Dans les romans il y a aussi quelque chose à voir avec mon goût du moment.
D. : Le corps est bien sûr très important dans vos films et vos livres, et dans Pour les siècles des siècles on se retrouve presque « dans le corps du curé ». Par exemple, on se retrouve presque obligés de lire les messes à haute voix, pour les entendre, pour « déniaiser » les mots et leur donner leur dimension incantatoire.
A.G. : J’avais pas pensé à ça, que le lecteur passerait par ça… En même temps, moi, c’est un truc que j’ai fait : les messes, les prières, quand je les relisais, je les relisais à haute voix. Ça fait penser au « gueuloir » de Flaubert… C’est marrant, vous parlez « d’incantatoire » : moi je sais que, effectivement, j’en suis passé par là. Et puis j’ai assisté à des messes, pendant que j’écrivais Pour les siècles des siècles. Je me suis beaucoup basé sur le missel du prêtre, que j’ai acheté. On se rend compte en le lisant que la messe, c’est toujours pareil, mais que le rituel varie toujours un peu, entre le temps du carême, le temps ordinaire… C’est assez étonnant même, je me suis dit que le curé il a intérêt à avoir un missel, même au bout de 30 ans de pratique !
Et quand même, en assistant à des messes, je ne sais pas si c’est le côté incantatoire, la poésie… Mais il y a tout un érotisme de la religion catholique qui m’a sauté à la gueule, que j’avais toujours senti au fond de moi, même enfant, finalement je me rappelle de sensations érotiques, sensuelles… J’ai redécouvert ça, qu’il y a de la poésie dans les prières, et que cette poésie passait dans le fait de le dire à haute voix. Une prière, ça ne marche que dit à haute voix, ça ne peut pas se penser.
D. : Il y a un texte de Saint Augustin où il s’étonne face à Saint Ambroise qui lit avec sa voix intérieure, pour lui ce n’est même pas envisageable [33] [33] « [Q]uand il lisait, il parcourait les pages des yeux et c’est son cœur qui interprétait. Sans parler, sans bouger la langue. Souvent nous étions présents – l’entrée était libre et la coutume voulait qu’on n’annonce pas les visiteurs. Nous l’observions lire en silence, toujours pareil. » Les Aveux [Les Confessions], VI, 3 (trad. Frédéric Boyer). . Et la lecture intérieure, romanesque, c’est un phénomène très récent, qui naît presque avec le roman moderne…
A.G. : Oui, c’est comme si c’était avec le monologue intérieur que naissait la lecture intérieure.
D. : L’érotisme de la religion catholique a aussi à voir avec une forme de tentation et de répression. Ça fait penser à la littérature érotique. Dans Rabalaïre, où on frôle parfois la littérature érotique, le personnage vient lui-même mettre cela en avant, quand il se demande s’il ne devrait pas abandonner la sexualité ou la transformer en autre chose…
A.G. : …et dans Pour les siècles des siècles, il y avait la volonté d’en sortir. Ce roman est un peu conçu contre les autres de ce point de vue.
D. : Dans Ici commence la nuit et dans Rabalaïre, il y a un côté presque hédoniste du personnage principal, qui n’a pas d’emploi du temps, se lève tard, ne travaille pas… Alors que dans Pour les siècles des siècles on suit quelqu’un qui a un emploi du temps particulièrement chargé, c’est un roman sur le travail finalement.
A.G. : Oui, il y avait ce côté hédoniste… Là on est dans quelque chose d’un peu plus pratique, je pense que c’est la première fois que je fais un truc sur le travail à ce point. C’est marrant, parce que c’est une question qui m’intéresse beaucoup le travail, alors que mes personnages essayent toujours de ne pas travailler, de rien foutre…
Là on est un peu plus dans la vie d’un curé, même si je ne sais pas à quel point ça correspond à la vie d’un curé ce que je raconte, je ne me suis pas documenté auprès d’un curé… Mais je sais que les curés sont débordés, que c’est très dur d’avoir un curé pour un enterrement, chez nous c’est même impossible.
D. : Même Ce vieux rêve qui bouge, c’est sur des ouvriers, mais ils foutent rien. Et puis la machine qui est en train d’être démontée est totalement imaginaire, totalement loufoque…
A.G. : Bah là, c’est la dernière semaine, ils ont plus rien à foutre, et ils sont au chômage à la fin de la semaine… C’est un film sur la fin d’un certain travail, disons. Et puis l’idée, c’était de se débarrasser de la partie documentaire, de la caution documentaire, du côté « documenté » du film ». C’était une façon de prendre distance par rapport à la réalité, et même par rapport à l’usine dans laquelle je tournais.
D. : C’était une vraie usine en fermeture ?
A.G. : C’était une usine qui avait compté 3000 ouvriers entre les deux guerres, et quand on y travaillait il en restait 45. Il y avait encore un laminoir en service, mais ils l’allumaient le matin et ils l’éteignaient le soir : à une époque d’hyperproductivité comme la nôtre…
D. : Dans vos films comme dans vos romans, il y a la question du costume qui revient souvent : la soutane du curé, l’uniforme des policiers, des gendarmes… Il y a à la fois une méfiance envers les figures d’autorité, et une attirance pour ce que le costume fait au corps.
A.G. : Oui, mais j’ai pas grand-chose à dire là-dessus, ou alors vous avez tout dit. Je ne sais pas si ça participe d’une volonté d’érotisation, ou d’universalisation… Ça permet de retrouver une intemporalité, des archétypes. Quand on pose l’uniforme, on est dans quelque chose de posé, comme des figures légendaires, mythiques… Il y a aussi une tentative de mythification, je recherche beaucoup le mythe, le sacré, autrement que par la religion, même si ici il y a la religion. J’ai l’impression que l’érotisme vient ensuite, ou vient de là.
Mais il y a aussi, quand même, quelque chose qui a à voir avec l’enfance, je crois. Je me demande même si ce n’est pas quelque chose qui vient de très, très loin, loin du monde et loin chez moi, de l’enfance. Je me rappelle, dans mon bled, le fourgon de gendarmes qui passait, la peur du gendarme, je me disais « ouh là là, il faut que je me cache », et en même temps il y avait l’envie, le désir du gendarme. Sur le gendarme et le curé, ça a à voir avec la peur et le respect : d’un côté la peur et le désir de la loi, de l’autre la peur et le désir de la foi, les deux se répondent, se fondent, se troublent l’un l’autre. Et puis il y a un truc visuel aussi, je pense que je fais une littérature très visuelle, mes romans sont quand même assez chargés d’images… Quand je parlais d’archétypes, c’est le bon nom.
D. : Je pense souvent à une phrase d’Apichatpong Weerasethakul à propos de Cemetery of Splendour, où il parle de la contradiction entre son attirance sexuelle pour l’uniforme et la crainte qu’il peut avoir face à la dictature militaire en Thaïlande [44] [44] « I feel very attracted to uniforms, sexual attraction: uniform, power. Since Tropical Malady and other art projects I sometimes feature soldiers as a symbol of power and this attraction. It’s a push and pull, because I hate this power; what I don’t like is that the military is always playing in politics, but for this film it’s about that, it’s about the power and the power that is put to sleep. The dormancy of power. » (Interview pour Mubi) .
A.G. : C’est là qu’on atteint la limite d’un entretien, de parler de mes romans : je me souviens au moment de la sortie d’Ici commence la nuit, une jeune femme me demandait « Est-ce que votre gendarme tortionnaire, c’est une volonté de dénoncer les violences policières ? ». Putain, qu’est-ce que tu réponds à ça… Evidemment que moi, j’y pense, mais honnêtement, je n’ai pas fait le roman pour ça. Entre l’uniforme des gendarmes et ce qui se passe avec l’évêque à la fin, j’étais animé des mêmes questions.
D. : Disons qu’il reste une place pour l’imaginaire : le gendarme tortionnaire, au début d’Ici commence la nuit, c’est une torture complètement irréaliste, on est plutôt du côté du Marquis de Sade…
A.G. : Et en même temps, l’affaire Théo, on me l’a ressortie. Alors que moi, quand j’écrivais, j’étais plus entre le fantasme négatif, la volonté et l’envie d’aller voir le mal au plus près, et puis l’envie toute bête, toute conne, et assez jubilatoire, de foutre le héros dans la merde la plus totale, dès le début. Parce que, à défaut de vouloir le vivre réellement, c’est quand même une expérience extrême à partir de laquelle on a des vraies bases pour construire quelque chose. Et de toute façon, je ne réfute pas non plus la part de fantasme ! Alors bon, le fantasme comme truc qu’il n’est pas souhaitable de réaliser, mais c’est quelque chose qui nous trifouille, qui nous travaille, du côté du mal, du côté de la souffrance… Le côté, effectivement, sadien de l’affaire.
D. : C’est un peu une banalité en psychanalyse, mais le fantasme c’est justement à la fois un désir conscient et un désir inconscient.
A.G. : Oui, quelque chose d’inavouable. Je suis le premier à dire : c’est sain d’avoir des fantasmes, c’est pas sain de vouloir les réaliser. C’est quand on se dit qu’il faut qu’on les réalise que ça devient compliqué.
C’est un truc que je dis très souvent : Ici commence la nuit, c’est mon roman le plus fait en réaction au cinéma, avec mes frustrations de cinéaste, les trucs dans lesquels je n’ai jamais pu aller en tant que cinéaste. Et en même temps, à chaque fois que je me dis ça, je me dis : pourquoi ça serait pas possible… En fait, si, je pourrai y arriver, finalement Pasolini il a bien adapté les 120 journées de Sodome… J’avoue que je comprends pas trop le projet, mais enfin il l’a fait ! Un collaborateur me disait : Ici commence la nuit, c’est ton prochain film, on en fait un scénar… Et alors là, j’ai dit : tu déconnes, c’est pas réalisable, je peux pas le faire. Alors on pourrait pousser, le film aurait une interdiction aux moins de 16 ou 18 ans… Mais en même temps je n’ai pas envie. Le problème, c’est que j’ai aussi fait ce roman parce que, disons, dans Le Roi de l’évasion, je trouve que la jeune fille n’est pas assez jeune et le vieux est pas assez vieux : les filles plus jeunes ont refusé, et on prend le vieux qui accepte de faire le truc. Dans Rester vertical, le vieux qui fait le vieux Marcel, il est super, mais c’est un mec plutôt gaillard, plutôt en bonne santé, pas si mal foutu que ça, alors qu’il m’en aurait fallu un vraiment vieux. Et je sais que pour Ici commence la nuit, le centenaire, je le trouverai pas !
Alors avec les moyens, on pourrait peut-être, on pourrait adapter… Mais surtout : je ne trouve pas ça souhaitable. Je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable d’adapter le Voyage au bout de la nuit, ça n’a pas été adapté, et franchement c’est pas un problème pour moi ! Rien de Céline n’a été adapté, Céline est inadaptable, ceux qui essayent se cassent les dents, et tant mieux…
D. : Je trouve qu’en lisant vos romans, on réalise que les « sujets » sont en fait des sortes d’obsessions, et on a l’impression que c’est avec les romans que vous faites une œuvre unifiée, complète.
A.G. : Tout à fait, mais j’avoue que je ne sais pas comment le caractériser… Les romans, les films, s’infusent les uns les autres, se répondent… Le terme « d’unification » est pas mal, oui. J’essaye vachement de dissocier les deux, parce que ça m’a beaucoup agacé qu’on parle de L’Inconnu du lac comme d’une adaptation d’Ici commence la nuit. Certes, ça participe du même élan, l’amour physique et l’amour platonique, cérébral, mental… Mais à part une séquence commune aux deux films, ça n’a rien à voir. C’est revenu avec Viens je t’emmène et Rabalaïre. J’ai écrit le scénario de Viens je t’emmène en même temps que Rabalaïre, et donc l’histoire de Lydia et Abdou, de la prostituée et du jeune arabe sans-abri supposé terroriste, qui est très hors-champ dans le roman, est centrale dans le film, et le Médéric est complètement différent du Jacques… J’ai beaucoup différencié les choses, et c’est pas mal, parce que comme vous disiez ça vient… Non pas colmater une brèche, mais ils s’éclairent l’un l’autre, ils se répondent.
D. : Je pense que parce que c’est séparé, ça permet de tisser des liens.
A.G. : Voilà, que les choses ne se jouent pas de la même façon, c’est hyper important. J’ai le même truc dans le prochain film [Miséricorde], mais c’est encore différent, parce qu’il y a des figures qu’on retrouve qui sont proches de Rosine, de l’abbé Berthomieu, même du héros qui assassine un mec et l’enterre dans la forêt… Je pense que la base est beaucoup plus commune que Viens je t’emmène.
D. : Donc, qu’on fasse le lien, cette fois, ça ne vous embêtera pas !
A.G. : Disons que j’ai du mal à en parler comme d’une adaptation, parce que les choses se jouent vraiment autrement, différemment, mais quand même, oui, on pourra le faire… C’est plus une adaptation que, disons, Mektoub, My love est une adaptation de La blessure la vraie ! Mais il y a l’idée qu’il faut que les choses aillent ailleurs que dans le roman, parce que sinon, ça ne m’intéresse pas d’en faire l’adaptation.
Et puis il y a quand même ce truc qui commence à me travailler, sur lequel on m’a beaucoup interrogé, cette distinction que faisait Gainsbourg entre les arts majeurs et les arts mineurs. Pendant longtemps, je disais, c’est de la connerie… Mais je crois que je suis un peu en train de virer Gainsbourg là-dessus, que la littérature c’est quand même mieux que le cinéma. Je trouve ça plus fort, en tout cas moi j’arrive à être plus puissant avec la littérature qu’avec le cinéma. Je ne vais pas en faire un truc universel, l’autre jour j’ai été voir Persona de Bergman, et je me suis dit qu’il y en a qui ont réussi à être très très puissant aussi… Mais c’est comme si, quand même, il y avait un truc dans le cinéma qui me paraissait un peu impossible, un peu compliqué à atteindre…
D. : Oui, dans vos romans, on est dans un monologue intérieur, alors qu’au cinéma effectivement on ne peut pas, on a nécessairement un point de vue très externe, c’est une banalité de le dire…
A.G. : Ce n’est pas une banalité ! Il y a le processus d’identification. Dans la littérature, on est dans la tronche d’un mec, c’est le monologue intérieur, et au cinéma on ne peut pas être dans la tronche d’un mec. Et en même temps, c’est plus compliqué que ça, je me pose la question, est-ce que ce ne serait pas possible ?
D. : Oui, est-ce que dans L’Inconnu du lac, on n’est pas dans la tête aussi ? Il y a une distance, mais la distance elle est aussi dans le roman, avec la sidération, l’incompréhension entre le lecteur et le personnage…
A.G. : Oui, là, on est à égalité entre le roman et le film, la différence ne va pas tant de soi que ça. Mais quand même, la différence entre l’un et l’autre, je continue à être là-dedans : je ne trouve jamais le comédien qui correspond complètement au personnage, sachant que le personnage que j’ai dans la tête il est totalement diffus, je trouve jamais le décor qui correspond au lieu que j’ai dans ma tête… Donc, dans le cinéma on se reprend toujours le réel dans la gueule, c’est ce qu’il y a de bien dans le cinéma aussi. C’est peut-être pour ça, finalement, que je dis que je ne veux pas faire des adaptations fidèles de mes romans : si j’en faisais des adaptations fidèles, ça les amènerait de toute façon vers autre chose. C’est le truc dont je souffre le plus au cinéma, que j’ai conscience de l’écart entre ce que j’avais en tête au départ et ce que j’ai à l’arrivée, c’est pas le film dont je rêvais, et en même temps je trouve que c’est aussi l’intérêt du cinéma, ce téléscopage entre l’idéal et la réalité, et ça on ne l’a pas en littérature.
D. : On sent ça dans la fin des films, qui sont des fins qui arrivent comme un souffle un peu brutal, comme celle de Viens je t’emmène…
A.G. : Oui, ça je trouve que c’est une fin hyper réussie, je pense que c’est ma meilleure fin !