Composé de fragments accumulés sur plus d’une dizaine d’années, le film de Lea Glob est une maison aux multiples fenêtres et entrées. La première porte qui nous est ouverte est celle du Lavoir Moderne Parisien, théâtre entre les murs duquel Apolonia Sokol a grandi. Famille, amis, artistes et militants… Jusqu’à sa mise en liquidation judiciaire, nombre de personnes ont chargé le lieu de leurs histoires individuelles et l’ont rendu collectif. Certaines ont laissé des vestiges de leur passage – parfois de simples graffitis au mur, souvent des empreintes moins visibles mais tout aussi bruyantes (pour qui prête l’oreille). Les personnes qui gravitent autour de la painteresse [11] [11] De son pseudo apolonia_painteresse sur les réseaux sociaux. sont accueillies face à la caméra puis associés au montage en tant qu’atomes constitutifs du portrait filmé. Et si Apolonia en reste le noyau central tout du long, chacun des fragments qui composent ce portrait rayonne avec d’autres dans une association mentale à rebours, davantage sensible qu’intellectuelle.
Ce sont d’abord des matières filmiques préexistantes qui mettent en présence une autre jeunesse : celle des parents d’Apolonia. Des pans entiers de leur intimité, enregistrés sur bandes magnétiques, attendaient tels des trésors d’être dénichés. Offerte et glissée au montage, la naissance de la future artiste peintre agit comme une déflagration. « Apolonia… Apolonia ! » Le titre du film trouve sa source dans la voix d’une mère qui accueille pour la première fois son enfant sur sa poitrine. Nommée par deux fois, Apolonia prend vie.
Le film se construit en intégrant des gestes du quotidien, des mouvements en périphérie de la création, des zones de transit (petits espaces de cuisine ou salle de bain, trajets journaliers, montées et descentes d’escaliers, passages de portes…) – des moments qui pourraient sembler anecdotiques mais qui compilés témoignent de cet incessant va-et-vient entre les lieux de vie et de création. Car chez Apolonia Sokol, les espaces s’entremêlent et se confondent de façon assumée, en témoigne la démarche artistique de ses parents. Originellement « fruit d’une création », devenue « créatrice », le glissement est somme toute logique, Apolonia étant en quelque sorte prédestinée à être des deux côtés à la fois. Lorsqu’elle accueille Lea Glob dans sa vie, elle l’autorise donc à tout filmer, partout, notamment les moments les plus intimes ou prosaïques.
Au portrait de l’artiste s’ajoute d’emblée – et sinon en creux, du moins par intermittence – celui de la cinéaste. C’est lors de leur première rencontre en 2009 que la peintre se saisit de la caméra et fait pivoter l’objectif sur celle qui la filme. Peu après, Lea Glob explique par le biais d’une voix off ses affinités avec la peinture et invoque le souvenir de son grand-père, insérant au montage des instants autobiographiques photographiés ou filmés au Danemark. Les vies mêlées de l’une et de l’autre constituent le terreau du documentaire, tel le ciment d’un pacte loyal conclu à l’origine et vérifié après coup : elles auront grandi ensemble et renforcé leurs liens, tout en se révélant à elles-mêmes et affirmant leurs trajectoires propres.
La cinéaste ponctue le film d’observations sensibles qu’elle intègre à la bande son, telles des confidences, mais sans apparaître davantage à l’image (ou bien très fugitivement). C’est dans la dernière partie du documentaire qu’elle ressurgit de façon soudaine dans le champ de la caméra. Alitée, le visage boursouflé, Lea est méconnaissable. On comprend qu’elle vient de frôler la mort en donnant la vie. Le surgissement frontal de cet autoportrait perturbe le récit mais prend une place essentielle au montage, accentuant l’interdépendance des lignes de vie qui construisent le documentaire. Dans la séquence qui précédait, peu avant son accouchement, la cinéaste filmait Apolonia dans une baignoire en train de discourir sur la difficulté d’avoir un corps, et qui plus est un corps de femme : « (…) je ne voulais pas avoir de corps du tout. (…) Je peux pas être une femme quand je peins, c’est terrible. Il faut que je trouve comment faire. » Si les destinées des deux femmes se dessinent sur des schémas très différents – Apolonia évoquait le fait qu’elle ne serait jamais mère –, les épreuves individuelles qu’elles traversent l’une l’autre nourrissent l’intensité des expériences partagées.
Le portrait d’Apolonia est teinté d’ambivalence. Malgré l’envie impétueuse d’en découdre, son désir de plaire et d’être reconnue se heurte à la peur de perdre son authenticité. Glob est attentive à cette agitation dans le regard de Sokol et parvient à retranscrire l’évolution d’un geste et d’une façon d’être au monde – une spontanéité mise à mal par la préparation d’un diplôme puis par cette cruauté immédiate que rencontrent les jeunes diplômés, en l’occurrence ici : être sélectionnés ou non pour une première grande exposition collective. Le documentaire garde la trace de gestes artistiques décisifs. Des peintures existent un temps sous l’œil témoin de la caméra avant d’être modifiées, altérées… Pour exemple la série des tarots, les grands portraits renversés peuplés d’éléments organiques et cryptiques, qu’Apolonia Sokol peint l’année de son diplôme. Quelques semaines avant l’examen fatidique, elle rejette cette série pour en démarrer une nouvelle, plus épurée. Une toile de la série des tarots est filmée tandis qu’Apoloniaen extrait au cutter un visage voué à devenir nouveau portrait miniature. Intégrer ce passage au montage, c’est aussi dire quelque chose des choix de la création, parfois incertains, souvent impulsifs, en tous les cas dans le geste décisif de l’artiste qui reste indéniablement seul maître face à son œuvre. Le spectateur est alors convoqué dans son impuissance à intervenir, une place assignée passive, toujours extérieur à l’action malgré le berceau intimiste qu’installe le film.
Des personnalités prennent une place insoupçonnée au fil du documentaire et dans le quotidien de l’artiste. Parmi elles, Oksana Chatchko, peintre et cofondatrice du mouvement Femen, qui apparaît très tôt dans le film aux côtés d’Apolonia. Petit à petit, sa silhouette se détache du mouvement des soirées et des groupes tandis que le vide se fait dans les grands espaces abandonnés du théâtre. Quand d’autres partent, elles restent. Il y a ce singulier passage filmé au pied du lit (ou plutôt au pied du matelas sans sommier), le soir au coucher ; le regard d’Apolonia est perdu dans le vague, sa pensée difficile à sonder. Oksana se préoccupe de son état. Elles lisent côte à côte comme dans une version contemporaine du célèbre plan de Domicile conjugal de Truffaut. Autre soir, même cadre, c’est Apolonia cette fois qui s’inquiète de la santé d’Oksana. Les paupières closes, sur le point de s’endormir, elle marmonne des conseils vestimentaires pour ne pas que son amie prenne froid. La répétition du plan génère un sentiment de familiarité. En s’alliant, les deux jeunes femmes parviennent à créer leur bulle protectrice dans un espace où tout semble plus précaire que jamais.
Le documentaire, pourtant puissant par sa force de mise en présence, se trouve déjà faire l’écho d’un temps révolu. Filmée le plus souvent un livre à la main, Oksana Chatchko est une femme en exil, occupant dans l’écran une place en survol, comme nimbant le cadre de son voile supérieur, ce qu’on n’identifie pas encore comme un linceul, ou alors un linceul translucide, d’une matière soyeuse plus douce que morbide. La figure d’Oksana a ce pouvoir de l’image fantôme, l’image comme rémanence alors même que rien encore n’a disparu – une figure portant la trace résiduelle d’une mélancolie immense, de ces présences qu’on ne sait pas encore qualifier de fantomatiques mais qui sont obsédantes, à la fois là et à côté, toujours ailleurs. Lea Glob parvient à capter ce portrait-luciole avec l’acuité d’une grande documentariste, débusquant les microgestes qui fondent la singularité d’un être – un appui, une flexion – et n’omettant pas de les mettre en valeur au montage – un regard perdu dans le vague qui se raccroche in extremis à l’objectif de la caméra, avant de disparaître.
L’amitié en fil rouge qu’Oksana noue avec Apolonia est sans doute le pan narratif autonome le plus émouvant du documentaire – les périodes de doutes en bordure de la ville, dans la campagne chuchotante ; en contraste la solitude de l’artiste-peintre lorsqu’elle est à Los Angeles, loin de son amie. Les séparations, les retrouvailles… C’est dans ces recoins de l’amitié en tant que soudure des croyances et de la fidélité à soi que la cinéaste puise l’essence de son œuvre cinématographique. Peu après la mort d’Oksana, Lea filme Apolonia en deuil. Cette dernière déclare avoir besoin de peindre « doucement ». Elle esquisse sur un grand format horizontal de multiples silhouettes féminines enlacées, à genoux, couchées, renversées. La lune brille dans les hauteurs. On reconnaît ici et là des sourcils épais, un grain de beauté… La figure de l’« âme sœur » (telle qu’elle est nommée) se réincarne sur la toile, comme si le portrait en creux d’Oksana, filmé par Lea, prenait véritablement vie dans la peinture d’Apolonia. À cet instant précis, la cinéaste a l’intuition qu’il se joue une interaction singulière entre leurs trois portraits, et dans une sorte de mise en abyme épiphanique, elle laisse la caméra en plan fixe pour se rapprocher de son sujet et venir communier silencieusement avec la toile.