Disons-le dès maintenant : Challengers n’a rien à dire, ne pense pas beaucoup, ne vole pas haut. « Tire moins haut », dit d’ailleurs Tashi Duncan (Zendaya) à son protégé Art Donaldson (Mike Faist). Mais le progrès dans son service, on ne le verra pas, tant le sujet du film n’est pas la progression, mais la fixité – et même le statuaire. Josh O’Connor, qui interprète le rival de Donaldson, Patrick Zweig (les patronymes des personnages sont à la fois hilarants et inoubliables), porte peut-être avec lui le souvenir de la statue étrusque qu’il sortait de terre dans La Chimère, transformant ce récit d’affrontements érotico-tennistiques en un film sur des corps ralentis voire immobiles. Par cette fixité, les rôles d’amant et de mari, de « grand joueur » et de « joueur médiocre » peuvent s’échanger sans que les personnages, eux, n’aient à changer : ils sont des archétypes dans un récit parfaitement calibré, entre le thriller érotique et le film de sport, entre le film hétéro et le film queer (c’est la petite originalité de ce triangle amoureux, où la rivalité entre les deux hommes est aussi une tension sexuelle) – tout un programme pour Luca Guadagnino, réalisateur de Call Me by Your Name, déjà une adaptation d’un roman gay écrit par un homme hétérosexuel.
Il faut dire que ces trois acteur⸱ice⸱s sont magnifiques, et que Luca Guadagnino se contente de leur demander de prendre la pose – souvent d’ailleurs ils ne se disent rien et se regardent dans le blanc des yeux, les synthés new order-iens (période Technique) de Trent Reznor et Atticus Ross venant remplacer les dialogues un peu trop sérieux qu’ils échangeaient jusqu’alors. Les personnages n’ont pas à être entiers et complets, puisqu’ils ne sont jamais vraiment filmés comme tels : ce sont moins des personnages que les « Dieux » du Mépris, des corps mythologiques, idéalisés et idéaux (lovés dans de magnifiques polos Uniqlo et des pulls Champion). Le duo n’a d’ailleurs jamais composé une musique aussi dansante, et même aussi destructrice : elle ne souligne plus, comme chez Fincher, l’épure et la sophistication des plans et du montage, mais elle en démolit la continuité pour affirmer et souligner la mythologisation complète des personnages, la déréalisation à laquelle sont soumis leurs corps. Les corps sont, aussi, souvent dénudés, alors même que la charge érotique du film reste assez légère ; le nu est d’ailleurs plutôt masculin, et dans la scène de vestiaire et de sauna, le film frôle une imagerie un peu kitsch du genre « Dieux du Stade », avec ses corps à la fois idéalisés et archaïques (les statues antiques, toujours). On croirait par moments assister à un film de Michael Mann, qui a lui aussi tant filmé des héros statufiés et bien sapés posant dans la lumière du crépuscule – avec, tout de même, un moindre niveau de précision documentaire, de synthèse dans le style.
C’est que le film passe, plus ou moins volontairement, complètement à côté du point de vue sportif, analytique, et fabrique de toutes pièces une fiction tirée de la mythologie du tennis, ses grands joueurs qui n’ont jamais réussi, ses rivalités légendaires ; du côté des auteurs cinéphiles et tennisophiles, il se place plutôt du côté des récits quasi science-fictionnels de David Foster Wallace que des analyses de matchs précises de Serge Daney… Si Josh O’Connor ressemble à un joueur de tennis (il a même un air de jeune Nadal), Zendaya et Mike Faist ne font pas illusion longtemps, ce que le film assume en en faisant des mannequins qui prennent la pose pour des publicités pour des marques de voitures ou de vêtements. Mais n’est-ce pas, aussi, le destin de ces « films sportifs » américains, qui racontent plutôt des destins individuels que la réalité de ce qui anime les amateurs des sports en question ? Rocky n’a pas besoin d’avoir le moindre rapport avec la réalité de la boxe, ni de ressembler à un boxeur, car l’enjeu est tout autre ; il n’y a peut-être que les films de baseball, spécificité américaine si rarement importée chez nous, qui parviennent à synthétiser le récit moral américain et l’analyse du jeu (y compris dans leur version post-moderne : Moneyball, film sur la tyrannie des statistiques dans l’appréciation du jeu).
C’est aussi et surtout que Luca Guadagnino semble, à défaut d’avoir beaucoup d’imagination, avoir beaucoup d’humour, et qu’il prend ce scénario (le premier de l’auteur de théâtre Justin Kuritzkes, parfois convenu et un peu idiot mais pas mauvais pour autant – un peu long, peut-être, dans ses flashbacks finaux) comme un exercice de style. Il s’amuse, même, à y cacher une touche personnelle, presque invisible : une référence discrète à Once More de Paul Vecchiali, film qu’Elio devait découvrir au cinéma dans la suite avortée de Call Me by Your Name. En effet, un des nombreux textes à l’écran, ceux qui servent à situer la place de chaque scène dans la ligne temporelle complexe du film, est écrit directement sur un mur bleu qui borde un cours de tennis, que la caméra couvre avant de panoter vers la droite ; comme le générique de Once More était écrit le long d’un mur du métro parisien, que la caméra longeait dans un long travelling. On sent, globalement, une certaine jubilation du metteur en scène, qui ne retient aucun de ses effets, pour la plupart anecdotiques (on pense en particulier aux plans « sous les personnages », lors du match final, mais surtout du plan où la caméra prend la place de la balle, où l’on plonge au fond de l’idiotie de l’imagerie publicitaire) – à l’exception, peut-être, de cette lumière rouge [11] [11] C’est l’occasion de rappeler que le chef-opérateur de Challengers est Sayombhu Mukdeeprom, chef-opérateur attitré d’Apichatpong Weerasethakul. , venue des phares arrière d’une voiture, qui éclairent Zendaya, dans une belle scène de tempête nocturne (une de celles qui évoquent le plus Michael Mann). Alors, pour quelques plans, le film dépasse la simple jubilation, si facile à partager – mais il repart de plus belle, dans ses scènes finales, ses excès grotesques, si drôles, si bas.
On en vient à se demander ce que nous sommes en droit d’attendre du cinéma américain en 2024, quand un film aussi réussi, avec de tels comédiens et une telle comédienne, nous semble tout de même viser un peu trop bas – du côté de l’ironie, du détournement, de la jouissance amusée. Devant la fin de Rocky II, par exemple, je ne suis pas seulement saisi par le génie de la mise en scène de Stallone et la complexité de son scénario, entre le remake et la revanche : je suis ému aux larmes par son discours final, je vois un accomplissement (sportif et cinématographique) qui se reproduit et s’approfondit. Challengers s’arrête brutalement alors qu’un nouveau film commence : celui d’une amitié retrouvée, voire le début d’une nouvelle histoire d’amour, reniée pendant des années, subversive à bien des égards (parce qu’elle est entre deux hommes bisexuels, parce qu’elle est entre un vrai et un faux champion, etc.). Le triangle amoureux, joliment esquissé dans la très belle scène de « plan à trois » inaugurale, ne sera jamais tracé définitivement, sinon quand le générique de fin tombe sur les personnages. C’est peut-être la malédiction de Guadagnino, entre Challengers et Call me By Your Name (on peut aussi penser à la fin proprement délirante de son remake inintéressant de Suspiria) : d’esquisser un grand film à venir, la suite de celui qu’il vient de réaliser – mais cette suite, il le sait bien, il ne la fera jamais.