Avant de rêver d’insuffler à ses films le souffle romanesque de Jules et Jim et la légèreté des Antoine Doinel, Christophe Honoré, encore critique, déjà fan number one de François Truffaut, lorgnait sur la verve polémique d’ « Une certaine tendance du cinéma français ». « Triste moralité du cinéma français », paru il y a vingt ans dans les Cahiers du Cinéma, fit grand bruit dans le petit milieu. Honoré y égratignait le moralisme et la bonne conscience de gauche des cinéastes hexagonaux les plus célébrés du moment : Robert Guédiguian pour Marius et Jeannette, Manuel Poirier pour Western et la « superbourgeoise » Anne Fontaine pour Nettoyage à sec. Deux décennies plus tard, la lecture de l’article, et de l’adjectif, fait sourire. S’il y a aujourd’hui un cinéaste confortablement installé au centre, bien déterminé à ce que rien ne bouge, c’est bien lui : son antimorale hédoniste, libertaire et égoïste qui veut que chacun de ses personnages suive son désir comme bon lui semble, et tant pis pour les pots cassés, n’est que la morale des temps macronistes. Triste amoralité du cinéma superbourgeois.
À vrai dire, Honoré est moins au centre qu’au fond du cinéma français : le centre, c’était Kechiche avant qu’il ne devienne hors-norme avec le splendide Mektoub, c’est plus sûrement aujourd’hui Desplechin, si Guiraudie ne cessait de vouloir y échapper – grand bien lui fasse. Au fond, Honoré ? Comme le cancre du dernier rang, celui qui ne retiendrait rien des leçons de ses prédécesseurs mais leur pillerait allègrement de petits morceaux de plaisir à l’état pur. Car l’hédonisme des récits n’est rien devant l’hédonisme de la mise en scène : comme Chiara Mastroianni qui, dans ce nouveau film, ne sait pas résister à un joli garçon qui a un joli nom, Honoré ne résiste jamais à un petit plaisir coupable, une joliesse qui a une lignée noble et aisément identifiable pour le spectateur : répliques gourmandes, chansons doudous, clins d’œil sourires, plus y en a plus c’est bon. Une psychopathologie des formes cinématographiques devrait décrire cette mémoire sélective et la diagnostiquer comme forclusion politique. Godard ? De jolies filles amoureuses et de gentils garçons hâbleurs devant des panneaux de couleur vive. (Après 66 ? Connaît pas.) Truffaut ? Des fermetures à l’iris et des chapitrages romanesques. (Un Godard qui n’aurait pas mal tourné, en somme.) Demy ? Des chansons qui restent en tête, sauf dans Une chambre en ville où la mélodie est moins jolie, et puis la grève, les ouvriers, les revendications sociales, bref, la politique, c’est comme un coup de revolver dans un concert.
Chambre 212, avec sa fable fantastique d’un passé qui revient hanter une femme infidèle (Chiara Mastroianni) sous la forme charmante de son mari (Benjamin Biolay) lui réapparaissant dans l’éclat de sa jeunesse (Vincent Lacoste)[11] [11] La fable épuisant laborieusement toutes les combinaisons, le mari âgé finit par rencontrer son double imaginaire. Confronter deux versions d’un même homme à deux âges différents, c’était aussi l’idée d’un autre film sorti une semaine plus tôt, Gemini Man d’Ang Lee, où Will Smith découvrait stupéfait son double numériquement créé. Chaque fois, la rencontre prend la forme d’un combat : un duel de haute volée chez Lee, un coup de poing asséné au plus jeune, pris pour l’un des amants, chez Honoré. La scène est alors péniblement étirée, le personnage de Benjamin Biolay peinant à se reconnaître en Vincent Lacoste, au prétexte qu’il se cache derrière un mouchoir pour empêcher son sang de couler. C’est surtout qu’à part une lèvre supérieure pulpeuse et tombante, on peinerait à voir une ressemblance entre les deux hommes. Et l’on se met à rêver que l’imaginaire patrimonial de Honoré ait croisé l’imaginaire visuel d’Ang Lee, sous la forme d’un film qui confronterait Jean-Pierre Léaud à la recréation en motion capture d’Antoine Doinel en son bel âge. Mais l’agitation perpétuelle de la physionomie de Léaud doit être autrement plus difficile à dupliquer que le masque de coolitude de Will Smith – dans La Mort de Louis XIV, Albert Serra avait d’ailleurs utilisé les moyens de la postproduction numérique pour calmer Léaud, en faisant disparaître au maximum ses mouvements de bras. , est comme la métaphore transparente de ce fétichisme-là. L’inconscient cinéphilique de Honoré s’y lit tout entier, dans le savoir de sa trahison et son déni, la fausse croyance que les films aimés et cités, cités et trompés, réapparaitront malgré tout dans la splendeur qui les avait vu naître. Dans ce dernier opus, il ne fait même plus semblant d’inventer quelque chose, il remercie au générique ceux qu’il a pillés pour ses petits plaisirs : une idée cocasse de scénario (Blier), une fable fantastique où l’on passe de l’autre côté du rideau (Allen), un Paris de studio tout enneigé pour l’occasion (Resnais). Cette chambre d’hôtel où le passé ressurgit en personne, c’est le musée imaginaire de Christophe Honoré. Ce fantasme était déjà à l’œuvre dans ses deux pièces de théâtre, Nouveau Roman et Les Idoles, où écrivains et artistes aimés étaient convoqués à reparaître dans un art purement commémoratif, qui louait l’audace artistique et politique des années 1960 et 1980 pour déclarer in fine cette époque irrémédiablement révolue. Ce musée que Christophe Honoré constitue de films en pièces est le contraire de l’ambition délirante de Malraux, qui avait forgé l’expression pour désigner la constitution d’un grand répertoire universel des formes, dans leur autoconstitution par ressemblances, reprises et variations[22] [22] À l’autre bout du spectre du cinéma français, il y a un autre gardien du musée, c’est Godard, qui doit autant à Malraux qu’à Warburg, et invente depuis trente ans dans ses montages vidéo la collection de ce que l’iconologue allemand avait appelé des « formules de pathos ». À y penser, Honoré est son double grotesque : le collectionneur de petites « capsules de plaisir. » . Le cinéma de Honoré fait songer à ces journées du patrimoine où un notable de province ouvre les portes de son manoir pour partager avec le peuple quelques curiosités plaisantes et oubliables mêlées à quelques répliques grossières des grands maîtres.
La fiction patrimoniale de Honoré a une œuvre-jumelle, celle de François Ozon, qui emprunte à d’autres – Hitchcock, Pasolini, Fassbinder – avec le même souci de toujours euphémiser, amoindrir, amortir et dépolitiser. Et elle a une œuvre-miroir outre-Atlantique, le cinéma amnésique de Xavier Dolan, son envers décomplexé. Il y a dix ans, à ses débuts, la critique avait demandé au jeune prodige de parler de l’influence de Godard sur son cinéma. Il était tout heureux de répondre bravement qu’il n’avait jamais vu un seul de ses films – plus tard, s’étant un peu renseigné, il parlera de son indifférence ennuyée pour ce cinéma-là. Ce que la critique voyait comme une citation, ce n’était que l’infusion inconsciente d’un godardisme visuel qui s’était disséminé dans la culture pop, par les cinéastes formalistes (Almodovar, Wong-Kar Wai) et par le clip. Il n’avait d’ailleurs pas eu un mot pour le cinéaste franco-suisse en 2014 quand, tout déçu de ne pas avoir reçu la Palme, il était venu sur la grande scène du Palais des festivals récupérer un Prix du Jury qu’on lui avait accordé pour Mommy, ex-aequo avec Adieu au langage. C’était risible, et Godard en avait ri le premier : « Ils ont réuni un vieux metteur en scène qui fait un jeune film avec un jeune metteur en scène qui fait un film ancien ».
Alors que Christophe Honoré remercie ses maîtres au générique, Xavier Dolan dédie Matthias et Maxime à « Joel, Luca, Francis et Eliza » : non pas sa bande de copains, celle qui aurait inspiré l’histoire de son film, mais quatre cinéastes qui ont réalisé récemment un film à succès sur l’homosexualité masculine (Boy Erased de Joel Edgerton, Call me by your name de Luca Guadagnino, Seule la terre de Francis Lee et Beach Rats d’Eliza Hittman[33] [33] J’ai appris que ces prénoms désignaient ces quatre réalisateurs dans l’entretien que Dolan a accordé aux Cahiers du Cinéma, où la critique du film est accolée au long et beau dossier consacré au Livre d’image, où culmine l’entretien avec le cinéaste. Le sketch cannois se poursuit. ). Le geste est plus littéral, mais aussi plus touchant : Dolan n’a pas de maîtres, il cherche une famille de cinéma. Il n’y a jamais eu de père dans ses films, mais toujours des mères indignes ou étouffantes qu’il fallait remplacer par une famille à inventer. Et pour la première fois, dans ce nouveau film, il rompt avec ses autoportraits égotistes, pathétiques et boursouflés pour dresser le portrait d’un groupe d’amis, une bande où chacun existe pleinement, avec sa place, son humour, sa langue, grâce à une belle première séquence, une scène de soirée où il parvient à filmer très longuement un repas animé, sans l’acheminer vers le climax habituel d’une crise d’hystérie sentimentale ou d’un ralenti vaporeux.
C’est lors de cette soirée que Matthias et Maxime, deux amis d’enfance, sont amenés à s’embrasser, pour le petit film expérimental de la sœur d’un de leur copain, étudiante en cinéma. Et le trouble amoureux d’envahir les deux amis, dans une romance gay entre hétéros dans la lignée pudique et grand public du Secret de Brokeback Mountain. Lorsque la jeune cinéaste montre son film un soir sur sa télévision, la mère de Matthias la qualifie de jeune prodige. C’est elle, plutôt que Maxime, le personnage que Dolan incarne, qui est son double dans le film. Elle s’appelle Erika Rivette, elle a le tic de parler dans un franglais insupportable, et l’une des mères en présence lors de la petite avant-première la compare à « Eldomovar ». Il y a, dans l’écorchement du nom, toute l’ironie de Dolan avec les maîtres qu’on lui a assignés. Le nom de la jeune fille, et de son frère, pilier de la bande de copains, amuseur ironique qui semble tout savoir de ce qui se trame secrètement entre les deux garçons, est plus énigmatique. On n’imagine pas Dolan aimer ce cinéma-là, ou même le connaître ; on n’imagine pas non plus que, du fond de son amnésie, il n’aurait jamais entendu le nom du cinéaste français. Alors peut-être faut-il penser que c’est par un acte magique de la mémoire inconsciente qu’aura ressurgi ce nom, Rivette, dans le premier film où il réussit à capter, par instants, la joie de la parole et le poids du secret. Le premier film de Xavier Dolan, trente ans, jeune espoir du cinéma québécois.