De Jean-Charles Hue, on connaît surtout les semi-fictions La BM du Seigneur (2010) et Mange tes morts (2014), tournées dans des conditions de « plateau » (un brin punk) mais tramées dans l’existence des corps qui en assurent le récit. En organisant la première rétrospective de son œuvre filmée, majoritairement documentaire, le Réel a permis de découvrir à la fois les courts-métrages réalisés avec la famille Dorkel et les brefs et longs issus des séjours du cinéaste à Tijuana. Ces deux hémisphères cinématographiques se rencontrent dans une même quête d’un grand Autre supposé authentique parce qu’à nu. Au Nord, les gitans yéniches que le cinéaste a rencontré à la faveur d’une rêverie généalogique lui ont offert à la fois l’hospitalité et l’image d’un peuple fier et fervent, vivant dos aux gadjos et divisé entre la foi évangéliste nouvellement arrivée et l’ancienne voie de la chourave. Au Sud, la ville-bordel où échouent les damnés de la mondialisation, junkies yankees ou prostituées condamnées, l’a mis sur le chemin d’autres tendresses brutales, où, comme il le disait à peu près lors d’une présentation de ses courts mexicains, il faut apercevoir le désir d’amour par-delà la crudité abrasive des rapports.
Deux mondes mêmement âpres et frénétiques, l’un clos sur le clan, l’autre ouvert aux fortunes de la rue, tous les deux aux lois et aux fois d’exception, avec le vol pour seule économie, une langue rebelle à toute grammaire et des cultes sauvages sans chapelles extérieures. Deux mondes que Hue habite pleinement, en compagnon davantage qu’en visiteur. Deux zones à la fois franches et enclavées, où un peuple viscéral fait de la vie nue le silo d’une « énergie pure »[11] [11] Entretien avec Florence Maillard, « Dans l’énergie pure », Cahiers du cinéma, n° 663, janvier 2011, p. 43. Voir également dans nos pages l’entretien du cinéaste avec Sophia Collet, « Portrait d’un héros-cinéaste ». que le cinéaste capte avec une évidente fascination pour ce rare croisement de force et d’affection. De ce mélange, on trouverait une formule épurée dans le montage parallèle concluant Pitbull Carnaval (2006). Seul portrait de la galerie mexicaine à ne pas virer au tracé d’une déchéance, le film recueille les élans lyriques d’un couple d’éleveurs de chiens de combat vantant la douceur qui les lie à ceux qu’ils entraînent à la férocité. La dernière scène, en danse et en chanson, fait alterner des plans des époux embrassés et d’autres extraits d’un combat de molosses vu plus tôt, où les crocs et les pattes plantés dans la gorge riment étrangement avec les cajoleries des éleveurs. Rien ne flèche le sens de ce rapprochement. On peut y voir un de ces traits d’humour si présents dans ce film – il y a un esprit gagman chez Hue, ici déployé à travers le burlesque canidé –, comme un signe de la légère déconcertation du cinéaste qui, cette fois, adopte une posture plus distancée, mâtinant le magnétisme d’une gêne discrète (il est probable que Hue voit autrement dans tout écart une facilité ou une lâcheté : son éthique tient dans l’accompagnement coûte que coûte). Mais le parallélisme imposé par le montage marie surtout les gestes d’amour et de violence, en un vieux topos du cinéma ici remotivé, voire « reviscéralisé ». Cinéma de la cruauté, tendre.
Les courts-métrages réalisés de part et d’autre de l’océan n’en diffèrent pas moins en style, la plupart de ceux réalisés à Tijuana venant après une maturation esthétique préparée par les premiers essais auprès des Dorkel. Côté français, Quoi de neuf docteur ? (2003), Perdonami Mama (2004), Y a plus d’os (2006), La Mort vient sans prévenance (2020) ou le moyen-métrage Un ange (2005) cueillent des jours anodins pris entre promenades, braconnages et embrouilles à coups de fusil. Pour qui a vu les deux longs cousus dans ces mêmes vies mais plus tard, ces films frappent par les silhouettes plus juvéniles et moins replètes de celles et ceux connus dans la gloire de leur chair débordante. Tournés en faible résolution, au coin des feux et des phares ou sous le ciel gris de la Picardie, ces esquisses ont des allures de carnets de note brouillonnés, récoltant des épisodes sans encore oser demander à la fable d’y filer un élan. L’Œil de Fred (2007) se distingue du lot par son dispositif minimal. Fait d’un plan-séquence en plongée zénithale sur une table où ne sont visibles que les mains, le couteau et l’amulette de Fred Dorkel, à base d’yeux de verre sur un collier, il laisse entendre le principal acteur de Hue raconter la folle nuit d’aventures qui servira plus tard de matière narrative à Mange tes morts (une virée en voiture tunée, avec courses-poursuites et fusillades), nuit lors de laquelle le cinéaste était présent et qu’ici Fred raconte avec l’orgueil de celui qui en a vu. L’œil, c’est, pour cette foi ex cathedra, ce qui veille au sort et accompagne les anges dans les annonces de destinées (La BM du Seigneur tourne autour d’un chien angélique poussant Fred à abandonner la chourave pour se convertir) ; ce sont aussi les yeux de verre pris dans la voiture volée cette nuit-là (elle appartenait à un rafistoleur de cadavres) et transformés en talisman ou relique. Plus que d’autres, le film révèle combien le pan yéniche de l’œuvre de Hue se conjugue au passé – comme tout film certes, mais plus encore, parce que tout y est répétition, remise en scène de récits de conversions scindant le temps entre un avant (guerrier-chouraveur) et un après (prophète-pasteur). Ses héros semblent d’autant plus heureux de narrer ou rejouer leurs frasques qu’ils les savent révolues.
L’hémisphère mexicain est lesté d’horizons plus plombés. Là, l’énergie des grands vivants filmés par Hue n’a souvent d’autre destin que l’entropie, entre démence et désagrégation. Sa version radicale se trouve dans les prostituées devenues folles de The Soiled Doves of Tijuana (2022), errant comme des anges clochardisées au milieu d’une foule prête à les considérer comme des saintes paradoxales, les seules qu’une ville-lupanar peut produire. Mais tout le monde trimarde à Tijuana : les logis ressemblent à des cellules insalubres, chacun a une pipe à crack ou une seringue à portée de main et les jours ne sont aiguillés par aucune direction. Le cinéaste n’en filme pas moins ce délabrement en ôtant au regard toute pitié plate ou commisération sirupeuse. Car la vie, ici, est l’ensemble des fonctions vouant un culte à la mort, faisant dès lors du mortuaire un indice de vitalité. Wera, dans le superbe (et tragique) portrait d’amoureux Topo y Wera (2018), collectionne les crânes comme autant d’icônes dévotionnelles, tandis que Topo a tatoué sur sa chair le souvenir des morts rencontrées lors d’une vie antérieure passée chez les narcos. À la fin du film, une fois le couple désuni, l’amant abandonné est suivi dans les ruines où il a élu résidence, au milieu d’ordures dans lesquels il veut voir le reflet de sa condition. Son devenir dit assez quel destin attend la plupart de ces êtres.
Il reste que l’existence résiste. Le puissant Carne viva (2009) regarde vivre la chair d’un toxico cancéreux que rien ne résigne. La dernière scène, splendide, le voit dansant sur la plage et plongeant dans l’eau, dans un sacre de l’instant emblématique de ce cinéma obsédé par la vitesse – forme ultime de l’intoxication existentielle – mais indifférent à la durée (bien sûr, Hue sait ce qu’est un rythme, mais ses films fonctionnent d’abord comme des chapelets de moments absolutisés, parce que les vies démunies se pensent rarement en termes de parcours). Le temps une fois suspendu, c’est une grande part de l’édifice narratif coutumier – mises en situation et explications, scènes « pratiques » (servant une cause, une fonction) – qui est soustrait des films, au profit de l’incandescence d’une vie brûlant à toute allure. Avec, là encore, cet alliage de douceur et de force si cher au cinéaste, qui prend une forme bouleversante chez ce héros aussi musclé que malade et dont tout laisse croire que, en dehors de ses crises paranoïaques, il est incroyablement bon.
Hue rappelle le premier Pasolini, celui d’avant l’amertume, d’avant la transformation de sa mythologie populaire – celle des « ragazzi di vità », si proches des personnages de Hue – en des paralogismes politiques présageant des pires raccourcis philosophiques de Giorgio Agamben. Fred ou Topo rappellent Accatone jusque dans la recherche de grâce renversant les stigmates, lorsque le sceau de la misère devient insigne de sur-vie touchée par quelque main divine. Mais on peut également voir en lui l’héritier d’une double filiation poétique, hugolienne et baudelairienne. De l’auteur de Notre-Dame de Paris, il a repris le théâtre d’élection, cette cour des miracles qui ne cessera de muter à travers l’œuvre jusqu’aux Misérables, parce qu’elle est la scène populaire par excellence, lieu autarcique où faire sécession face aux puissants. Quant au poète des charognes, il lui a légué le programme poétique des Fleurs du mal, une botanique paradoxale pour laquelle les vies florales ne poussent que dans les friches et les décharges. Le motif s’y épanouit à plein dans le film le plus étonnant de cette œuvre, qui en est aussi l’un des plus envoûtants, Tijuana jarretelle, le diable (2011). Son dispositif rappelle L’Œil de Fred, et témoigne comme lui du goût de Hue pour le récit parlé, pour la faculté du peuple au légendaire. Uniquement constitué de gros plans sur les étoffes et dentelles de prostituées de la ville ou, plus rarement, sur de sombres fleurs, le film accompagne ce jeu plasticien d’une voix contant l’histoire d’une femme enceinte d’un homme qu’on soupçonnait être le diable, et qui, pour cette raison, décida de garder l’enfant dans son ventre pendant des années afin de retarder la venue de l’Antéchrist. Histoire à la fois merveilleuse et macabre, entre le conte de fées déchues et la fable diabolique. Hue se tient entre les deux. Il cherche les entrées par où la corruption du monde et son abandon au règne de la fureur peut faire surgir des forces contraires, presque surnaturelles et toujours généreuses. Mange tes morts, puis recrache la vie.