Cinéma du Réel, 2025 (1)

Lieux de mémoire

Pour sa première édition hors du cadre du Centre Pompidou depuis des décennies, le Cinéma du Réel a semblé reprendre des forces en proposant une édition plus modeste, que l’on pourrait même volontiers décrire comme mineure ; les films étaient souvent très courts, encore plus simples qu’à l’accoutumée, faits de gestes nus et compacts. Certain de ces gestes se présentaient d’emblée comme impossibles : retrouver un lieu disparu, montrer en entier ce qu’on ne peut voir qu’en détail, rendre vie à un souvenir. Nous avons souhaité revenir sur trois d’entre eux.

1, rue Angarskaia, Rostislav Kirpičenko, 2025

1, rue Angarskaia, Rostislav Kirpičenko (compétition). Caméra Vagabonde

Devant un lac gelé en Lituanie, un vieil homme marche dans la neige, suivi par une caméra frémissante. « Tu te sens chez toi en Lituanie ? » demande son petit-fils derrière la caméra. Un long silence s’ensuit, le vieil homme fixe son regard par-delà le lac, la question demeurera sans réponse. 

Turbulence

Né en Lituanie, Rostislav Kirpičenko passe la majeure partie de sa vie en Ukraine avec sa famille. En 2016, il s’installe à Paris jusqu’à ce mois de décembre 2022 durant lequel il retourne seul en Ukraine, où l’invasion russe a débuté le 24 février. Rostislav arrive dans un pays qui s’apprête à célébrer le passage à la nouvelle année. L’urgence de la guerre déclenche son besoin de filmer, la recherche identitaire du cinéaste et la réalité quotidienne des inconnu·e·s qu’il rencontre s’additionnent en un carnet de voyage fiévreux. Des images nocturnes souvent floues, prises à bord des bus et des trains que Rostislav emprunte défilent à l’écran et témoignent de l’incapacité du cinéaste à se fixer quelque part. D’une ville à l’autre, son parcours est difficile à suivre, et cette quête documentaire devient le récit d’une impossibilité pour le réalisateur de faire correspondre ce qu’il filme et ce dont il se souvient. La nuit tombe vite en cette saison, et l’obscurité des rues se superpose aux ombres des passants. Ton sur ton, ce qu’il reste des corps et des bâtiments est à peine perceptible. 

Pourtant, lorsque la caméra bascule à l’intérieur des habitations, l’éclairage cru et l’écran de la télévision ravivent les traits des amis et inconnus que Rostislav rencontre au cours de son voyage. Le soir du 31 décembre, une dizaine de jeunes gens ont les yeux rivés sur l’allocution annuelle de Volodymyr Zelensky. Empreint de fermeté et d’espoir, sa voix court d’un plan à l’autre, et l’atmosphère festive se meut en un silence solennel. D’abord tournée en dérision par l’auditoire, la parole de propagande finit par emporter l’adhésion des jeunes gens. L’admiration se lit sur leurs visages et Zelensky, acteur de son propre discours,  s’inscrit ici dans une guerre médiatique.  « 603 628 kilomètres carrés. La surface de l’Ukraine indépendante, telle qu’elle était depuis 1991. Telle qu’elle le sera toujours. » Depuis le petit salon où la scène prend place, les visions fugitives des lieux immenses traversés par le réalisateur nous reviennent. Tout comme cette scène personnelle vient nourrir l’histoire de l’Ukraine toute entière, ce documentaire intime naît au milieu d’une guerre d’images. Le dispositif simple de caméra de voyage permet ici d’extraire l’individu au sein des milliers, qui sont l’Ukraine.

Contact

Plus tôt, ailleurs dans un salon dont on ne voyait qu’un large mur blanc, la mère de Rostislav tentait de le dissuader de retourner en Ukraine. « Tu essayes de me piéger pour me filmer. » lâchait-t-elle. Il est fréquent de constater au cours du travail documentaire que la caméra empêche, coupe la spontanéité d’une relation, il faut établir un pacte intime entre la personne filmée et le cinéaste. Pourtant, transposée au contexte de la guerre, la caméra fait contact, accroche les hommes et les femmes qui veulent témoigner, fixer le présent, raconter leurs douleurs. Ce documentaire prend toute son ampleur dans l’urgence de la parole qui se déverse, semblant dépasser le cinéaste lui-même, devenant le réceptacle des récits de vies ancrées sur le territoire Ukrainien et qui ne l’ont pas quitté depuis. 

La voix off et la caméra sont une oreille et un œil qui rendent compte d’une réalité que le réalisateur ne partage pas, et celui-ci devient le premier spectateur de son propre film. Au cours d’une visite chez son ancien entraîneur de foot, Rostislav filme le couple dans une cuisine où nous les distinguons à peine, et pour cause : l’entraîneur et sa femme sont aveugles. La lampe reste allumée par égard pour leur oiseau domestique en cage, et dans la lumière tamisée de la cuisine, la volonté première du cinéaste de voir de ses propres yeux est remplacée par l’obligation d’écouter. Personnage qui fait le lien entre l’ancienne vie et le présent, le coach dirige son regard vers la caméra et fait ironiquement un appel au don au public français. Enfin, alors que Rostislav arrive enfin devant sa maison d’enfance, la vision de cette habitation est troublée par la neige qui tombe et fait écran blanc. À l’image d’une vie en temps de guerre que le cinéaste ne parvient pas à saisir, ce dernier plan est comme l’aveu d’un ancien mirage. 

En transit, témoin pour un temps sur un territoire où il peine à retrouver ses repères, le documentariste incarne ce spectateur de la première heure, qui recueille la parole et nous propose un aperçu de ce qui a lieu sans prétendre en montrer toute l’étendue. Là où la caméra n’est que de passage, la voix off désincarnée est dépassée par la réalité qui traverse ces corps. Au moins ce récit permet-il de fixer les témoignages quelque part, pour un temps.

Juliette Couvreur

Je suis la nuit en plein midi, Gaspard Hirschi, 2025

Je suis la nuit en plein midi, Gaspard Hirschi (compétition). Le Désir d’une ville

À l’inverse d’Albert Serra, qui convoquait la figure de Don Quichotte pour ne filmer que les temps morts de son périple (Honor de cavalleria, 2006), Gaspard Hirschi réinvestit le chevalier de son rôle d’aventurier cervantesque – qui tout à la fois provoque et s’abandonne au hasard. Lassé de traîner sa Rossinante dans les déserts de la Mancha, l’hidalgo fait son entrée dans Marseille sous les traits de Manolo, « acteur-centaure » revendiqué qui pratique depuis des années des sortes de happenings équestres dans la ville. Il est guidé par Daniel, livreur de pizza expert en « marshmallows » et habitué des tournages marseillais, tenant plus ou moins volontiers le rôle de Sancho Panza (mais un Sancho qui aurait troqué son âne pour un scooter tuné et ses habits de paysan pour un survêtement OM intégral). Depuis le quartier des Baumettes, au Sud de la ville, où Manolo-Don Quichotte tient le théâtre du Centaure, le duo remonte vers le Nord, jusqu’à la cité de La Savine, où Daniel-Sancho habite.

À rebours de l’idée d’observation – malgré tout solidement attachée à celle de documentaire –, le film introduit cette matrice de fiction comme un révélateur ou un catalyseur de la réalité marseillaise. L’hidalgo monté à cheval, équipé d’une armure et déclamant ses répliques en castillan, suscite des réactions fortes, qui ont une grande part dans le plaisir du film. Dans certains quartiers, Don Quichotte apprend à ses dépends qu’il n’est pas le bienvenu. Plusieurs fois au Sud, l’équipe de tournage est interpelée par la police, qui la rappelle à un usage normé de la rue, tandis que le tournage est interrompu, au Nord, par l’intervention brutale d’un gérant revendiquant son point de deal. La caméra, qui continue de filmer sans cadrer l’action, crée d’ailleurs à ce moment une vraie inquiétude, à la fois pour le duo et pour l’équipe de tournage, sommée d’évacuer les lieux. D’autres fois, la présence de Don Quichotte suscite l’enthousiasme : le chevalier est escorté par les motards du 8ème, qui reconnaissent peut-être en lui un collègue, puis il est chaleureusement accueilli dans les lieux autogérés des quartiers Nord, et fait même naître des vocations au passage (un supporter de l’OM, qui se reconnaît dans son « Aux armes », suit le duo par intermittence).

Dans un geste qu’on dirait volontiers anthropologique, le film documente l’effet de son propre dispositif : l’extériorité des personnages ou leur accueil par les habitant·e·s, la facilité ou non de filmer dans tel ou tel quartier, est déjà l’indice d’un certain usage de l’espace. Minée par la privatisation de rues et de quartiers entiers au Sud, et par la ghettoïsation et les violences du Nord, la ville apparaît comme une suite d’enclaves, un archipel dont on peine à repérer la cohérence. Au fil de ce parcours à la recherche de Marseille, un espace se fait relativement discret : celui du centre historique (un rapide passage à Noailles et Saint-Charles mis à part). À l’évidence de quartiers reconnaissables des visiteurs occasionnels, la caméra de Gaspard Hirschi préfère les zones ambiguës, précisément celles depuis lesquelles on ne saurait affirmer avec certitude qu’on est encore dans la ville (Marseille a la particularité d’avoir intégré ses banlieues au territoire communal). C’est depuis cette marge que la question d’une ville, de sa consistance, de son existence même, peut être posée de nouveau.

Alors que tout manifeste son éclatement et sa disparition, que les portails automatisés des résidences privées du Sud riment avec ceux des cités du Nord, voilà que Marseille réapparaît, sous la forme de signes. L’étendard bleu et blanc a remplacé le drapeau national. Les armoiries gravées en latin sur le heaume du chevalier (« La ville de Marseille resplendit par ses hauts faits ») n’ont rien de fondamentalement étranger aux manifestations habituelles de la fierté populaire marseillaise, qui s’expriment le plus souvent par le foot. Et l’une des séquences les plus étranges – et les plus belles – du film  montre Daniel-Sancho et Manolo-Don Quichotte s’endormir sous les grandes majuscules blanches « MARSEILLE », qui trônent en haut de la colline de La Viste. C’est peut-être l’ultime signe de fierté, la ville se projetant en usine à rêve hollywoodienne. L’imaginaire californien y tisse d’ailleurs des liens secrets : une communauté de rêves de soleil, de voitures tunées et de flots d’argent, par lesquels Nord et Sud, malgré tout, communient.

Il n’y a là rien d’idéalisant : ces rêves californiens ne construisent pas de cité parfaite, et s’accompagnent même parfois d’un imaginaire dérangeant. Un jeune homme croisé vers Périer profite de la présence d’une caméra pour faire la publicité de sa voiture et, presque dans le même mouvement, d’une fille qu’il dit être une escort, et qu’il montre en vidéo en train de faire une fellation. Pour la gêne qu’il occasionne, ce moment est l’une des grandes réussites du film, et il pourrait à lui seul synthétiser la posture de Gaspard Hirschi. Capter la réalité d’une ville ségréguée, sans placer ses habitants dans la position de victimes, et sans céder non plus à l’idée d’une représentation « positive ». Il fallait, pour cela, provoquer la participation, trouver la matrice fictionnelle capable de révéler la nature fantasmatique et ambiguë de Marseille. Marco Polo écrivait à Gengis Khan : « À l’homme qui chevauche longuement par les terres sauvages vient le désir d’une ville.[11] [11] Italo Calvino, Les Villes invisibles, 1972, Einaudi. ». Dans le récit du célèbre voyageur, l’homme arrivait trop tard, et la ville n’était plus qu’un souvenir. Mais il n’y avait là rien d’extraordinaire : pour une part, une ville est toujours invisible.

Jules Conchy

Numéro Zéro, Jean Eustache, 1971

Ryusuke Hamaguchi : Survivre, disent-ils (rétrospective). Numéro bis

Présentant Numéro zéro de Jean Eustache, qu’il avait programmé dans le cadre de sa carte blanche, Ryusuke Hamaguchi expliquait que ce film minimaliste lui avait servi d’embrayeur créatif. Voir le cinéaste français questionner sa grand-mère au moyen d’un dispositif des plus simples (un plan fixe) lui aurait fait saisir toute la densité émotionnelle contenue dans un corps immobile agité par les souvenirs. Quelques gestes sans emphase pouvaient alors bouleverser, en condensant l’intensité qu’un cinéma du mouvement loge dans l’action. Hamaguchi disait avoir été remué par celui de la grand-mère remettant un glaçon dans son whisky, parce qu’il introduisait tout d’un coup un autre rythme syncopant le discours. Le souvenir que l’on garde de ses quatre documentaires est du même acabit. On retient bien sûr des propos, des récits d’événements plus ou moins aventureux – ainsi d’un couple racontant la dérive de leur maison suite au tsunami de 2011 –, mais l’impression la plus profonde se rapporte à ces corps figés sur leurs chaises, bougeant à peine plus que le cadre fixe et dont le moindre mouvement prend dès lors une puissante ampleur. Car le dispositif de The Sound of Waves, Voices from the Waves (en deux parties, Kensennuma et Schinchimachi) et Storytellers apparaît plus épuré encore que celui de Numéro Zéro. Dans ce dernier, la gouaille et les contorsions de la grand-mère introduisaient des soubresauts crénelant l’intensité. Les films d’Hamaguchi se rapprochent plus d’une forme d’atonalité. Aucun mot ne sonne plus haut que l’autre, les débits sont à peu près constants, le phrasé est bien peu accentué. L’esthétique réductionniste recueillant ces témoignages écarte tout effet manifeste, à l’exception d’un seul : les champs-contrechamps d’abord diagonaux deviennent tous, à un moment du dialogue, frontaux, comme « Ozufiés ». Difficile de saisir pleinement le sens de ces bascules. Ce qui est sûr, c’est qu’ils indiquent en creux combien ce dispositif de captation en apparence simple et continu a été en réalité monté suite à des prises qu’on imagine multiples. Cela se sent aussi dans ces récits si rôdés qu’ils semblent avoir été répétés au moins une fois, théâtralisant dès lors cette parole entraînée à la fluidité (il est probable, aussi, que ces différent·es rescapé·es ne fassent que reprendre une histoire déjà comptée maintes fois). Lissé, le verbe prend la forme d’un flux monotone imprimant un calme souverain sur l’ensemble des films. C’est l’une de leurs beautés : parler d’une catastrophe – trois des quatre films tournent autour du tsunami – sans apocalyptisme, et faire du récit l’instrument d’une résilience sereine.

Une autre de leurs forces tient au choix de ne filmer que des duos, sauf dans certaines scènes de Storytellers (lui orienté vers la récolte de contes folkloriques). Manière, déjà, de rompre avec la forme hégémonique de l’entretien face caméra ; manière, surtout, de déplacer le curseur de l’intensité, qui réside moins dans l’énormité de ce qui est raconté (et pourtant, les faits relatés sont sidérants) que dans l’énergie circulant entre ces deux corps se rappelant l’un à l’autre leurs souvenirs. Il ne s’agit alors pas seulement de recueillir un témoignage, mais aussi de documenter une relation – au sein d’un couple, entre une mère et sa fille, entre un vieux capitaine et un jeune étudiant. C’est là que ressurgit le rythme. Brisé par l’atonalité, il réapparaît au gré de la répartition de la parole, avec ses pauses et ses rebonds. Mais il reste comme en sourdine, atténué par un dispositif tout en retenue. Hamaguchi a radicalisé et complexifié le geste d’Eustache. En apparence plus austère, le sien est aussi plus subtil dans ses variations à la lisière du percevable. On sort de ces films à la fois engourdi par leur monotonie et ému par ces intensités infinitésimales. Ces Numéro zéro bis penchent vers une sorte de « 0,π », où pi désignerait ce qui reste en excès une fois le dispositif ramené à son plus simple appareil : les ébauches de gestes, les éclairs qui passent sur un visage, les accentuations ponctuelles d’un propos, bref, tout ce qui déborde. Et il n’y a rien de plus beau que des débordements.

Gabriel Bortzmeyer

Storytellers, Ryusuke Hamaguchi & Ko Sakai, 2013