Daniel Goldhaber

Créer des coalitions – À propos de Sabotage (How to Blow Up a Pipeline)

par ,
le 9 août 2023

Alors que nous venions de vivre la « semaine la plus chaude jamais enregistrée », quelques semaines après que New York s’est trouvée enfermée dans un brouillard provoqué par des feux de forêts, Daniel Goldhaber, réalisateur de How to Blow Up a Pipeline (précautionneusement renommé Sabotage en France), travaillait à la promotion de son nouveau film, adapté de l’essai d’Andreas Malm, publié en 2020 et traduit en français l’année suivante. À partir de cet essai, Goldhaber et ses co-scénaristes ont fabriqué un film très singulier, entre production radicale indépendante et thriller d’action. Cet entre-deux, qui n’est, dit-il, « pas un paradoxe », est au cœur de ses propos, et pour lui, la création d’un art à la fois politiquement radical et formellement accessible est quelque chose d’essentiel. Quand est venu le temps de fermer la conversation Zoom, je suis revenu rapidement sur Christopher Nolan, dont le nom était venu au cours de la conversation, pour lui demander s’il avait hâte de découvrir Oppenheimer ; à propos de ce film sur la création de l’arme atomique, Goldhaber se disait « précautionneusement enthousiaste ».

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Débordements : Pendant le générique de fin, on lit d’abord « A by film », suivi des noms de vos co-scénaristes et d’une de vos comédiennes, puis, plus tard, « Directed by Daniel Goldhaber ». Pourquoi ce choix ?

Daniel Goldhaber : Je crois profondément qu’un film n’est pas fait par une seule personne. Je pense que c’est important de reconnaître l’investissement collectif que nécessite la création d’un film, que la mention « auteur » appartient à plusieurs personnes, et qu’au bout du compte, c’est nous quatre qui avons déterminé ce qu’était le film. Bien sûr, cela correspond avec le fait que le film porte sur une action collective, et nous nous sommes réjouis en voyant que certain·e·s ont fait le lien entre la manière dont nous avons discuté de l’auctorialité du film et les actions qui s’y déroulent… On peut en tirer des conclusions sur les différentes manières dont les artistes et les militants peuvent transmettre publiquement leurs œuvres et leur messages.

D. : Cela m’a rappelé comment, dans les films de Rivette, on ne lit jamais « Un film de Jacques Rivette » mais « Mise en scène : Jacques Rivette »…

D.G. : C’est pour ça que Rivette est le réalisateur de la Nouvelle Vague que je préfère – et honnêtement, je pense aussi qu’il est le meilleur cinéaste de la Nouvelle Vague. Je pense que quand on est de gauche et qu’on fait une œuvre sur la révolution, c’est important de le faire avec une méthode et un système différent de celui de l’industrie, tout en la faisant exister dans un espace commercial, en la rendant accessible, mainstream, divertissante… C’est important de faire passer le message que la gauche n’est pas un truc de niche, que la gauche peut être accessible à tou·te·s. Il y a tellement d’œuvres de gauche avant-gardistes, difficiles, ce qui transmet l’idée qu’elles ne sont pas pour tout le monde. C’est une des raisons pour lesquelles la gauche a eu du mal à se défaire de son image culturellement élitiste.

D. : En ce qui concerne cette dimension collective, l’écriture des personnages est très intéressante : ils sont à la fois des archétypes, des modèles conçus pour l’identification, et individus singuliers avec leurs trajectoires, leurs motivations (ce que la construction en flashbacks souligne bien). Comment avez-vous écrit, choisi ces personnages ?

D. G. : C’est un film de braquage, et ce qui est bien avec ce genre de films, c’est que ce sont des films choraux. Nous voulions vraiment que le film soit un condensé du mouvement américain pour le climat, de tous ces gens qui ont été touchés par le réchauffement climatique, et qui sont impliqués dans cette lutte. Et puisque c’est un film de braquage, nous pouvions nous permettre de faire ce genre de portraits archétypiques : c’est comme ça que fonctionne un film choral, où les archétypes représentent les différentes thématiques que le film aborde.

En ce qui concerne l’origine de ces personnages, dès le début, nous savions que nous voulions raconter une histoire qui parlait de nous et de nos amis. Je ne veux pas dire que le film est basé sur des gens que nous connaissons, mais que plutôt que nous réfléchissions à comment les gens qui font partie des mêmes communautés que nous, des gens que nous comprenons, pourraient être poussés vers ces modes d’action.

D. : L’un des personnages les plus singuliers, dans cette communauté, est Dwayne. Comme tous les autres, ses actions peuvent être assimilées à une forme d’autodéfense, mais peut-être pas du même type : il veut protéger sa propriété, son territoire… Même si ce n’est pas dit clairement dans le film, on pourrait penser que les arguments écologiques qu’il défend sont plus conservateurs.

D. G. : Vous avez bien décrit le personnage. Jordan [Sjol], un des scénaristes, vient d’un milieu plus rural. Il a grandi avec beaucoup de Dwaynes, c’est donc un personnage qu’il comprend très bien. Pendant plusieurs années, Jordan a travaillé sur un projet qui aborde les mêmes sujets, mais d’un point de vue plus conservateur, environnementaliste, et nous avons donc eu l’occasion d’y réfléchir longtemps. Mais plus généralement, l’industrie fossile et l’industrie culturelle ont très bien réussi leur coup en nous faisant croire que nous ne devrions pas créer de coalitions, que si nous ne sommes pas d’accord sur tout, nous ne pouvons être d’accord sur rien. Mais au bout du compte, nous ne pourrons gagner le combat climatique qu’en construisant une large coalition réunissant des gens ayant des intérêts différents vis-à-vis du changement climatique, pour différentes raisons. Et c’est comme ça que se fait une coalition politique.

Dans le film, on voulait aussi montrer que « conservation » est dans le nom de ce mouvement politique… Le conservatisme, autrefois, avait des liens avec les mouvements pour l’environnement. Il y a là un héritage, et il y a dans les mouvements écologistes des choses que les conservateurs pourraient partager. Mais nous devons leur tendre cette main.

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D. : Pour revenir au générique, il y est fait mention d’un « conseiller technique », qui reste anonyme. Bien sûr, je ne vais pas vous demander de nous en dire plus, mais je me demandais à quel point les méthodes employées par les personnages sont basées sur des faits réels, et à quel point vous prenez certaines libertés…

D. G. : Non. Disons qu’il y a une dimension romancée dans le film, notamment lors de ce plan parfait qui se déroule sans problème et où aucun personnage ne se fait prendre. Mais concrètement, la méthodologie employée pour le sabotage est entièrement fidèle à comment il faudrait s’y prendre, du début à la fin. C’était très important pour nous que les détails soient justes.

D. : Parmi ces « détails », il y a évidemment ces explosions très impressionnantes, vers la fin. Elles ont à la fois une qualité esthétique et une qualité « réaliste » ; elles sont à la fois belles à regarder, et frappantes par leur réalisme. Était-ce aussi important pour vous ?

D. G. : Oui : c’est un peu toute l’idée du film. Vous savez que nous vivons l’été le plus chaud, non seulement de l’histoire de l’humanité, mais d’une époque plus large encore, et que cela va être de pire en pire avec le temps. Nous voyons aujourd’hui la fin de l’humanité telle que nous l’avons connue jusqu’ici. Et c’est terrifiant, vraiment. Beaucoup, beaucoup de gens savent tout cela, et pourtant, on a l’impression qu’on ne peut rien y faire, car on nous a répété depuis si longtemps que la seule solution pour réformer et révolutionner ce système se trouve à l’intérieur de lui – qu’on ne pouvait agir que selon les règles que le système a fixé, selon lesquelles il ne pourra jamais être réformé. Et donc, la provocation, l’espoir du film, c’est de dire que nous ne sommes pas limités à cela, qu’il y a toutes sortes de tactiques, de méthodes, que nous pouvons imaginer – et les envisager peut nous apporter beaucoup d’espoir en ouvrant nos possibilités d’action. Le réalisme est donc très important, puisque c’est ce qui rend tangible ces méthodes et ces tactiques, c’est ce qui nous dit : « Voilà quelque chose que vous pouvez faire avec vos amis ! », et c’est une idée très provocatrice.

D. : En effet, l’essai d’Andreas Malm porte à la fois sur la légitimité, voire la nécessité de ces actions (en les associant à l’autodéfense et non à du « terrorisme »), mais aussi – et c’est à mon avis encore plus central dans le film que dans le livre – que ces actions ne sont pas difficiles à mettre en œuvre, elles sont accessibles.

D. G. : Exactement. Et c’est pour cela que la fabrication des bombes devait être parfaitement fidèle à la réalité, tout comme les explosions, pour envoyer le message suivant : c’est peut-être la fin du monde, mais si vous voulez que les ressources fossiles restent sous terre, voilà ce que vous pouvez faire. Je pense que c’est une idée très provocatrice : c’est possible.

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D. : À quel point Andreas Malm était-il impliqué dans la fabrication du film ?

D.G. : Il était impliqué dès le début : il nous a présenté de nombreux militants, il a lu plusieurs versions du scénario, et c’était un très bon collaborateur. Mais il a aussi participé comme un intellectuel qui portait le projet, nous pouvions toujours nous tourner vers Andreas pour lui demander : « Sommes-nous toujours fidèles à vos idées ? », et cela nous a beaucoup aidé. On a rarement, dans un film, quelqu’un vers qui se tourner et qui nous dit « Oui, c’est bon, vous vous approchez de ce que je voulais dire »… Souvent, la moitié de la fabrication d’un film réside dans le fait de se questionner sur ce que l’on veut dire, et là nous avions quelqu’un pour nous apporter des arguments, pour nous confirmer que nous étions sur la bonne voie.

D. : Je vous interroge sur l’essai car, de mon point de vue, il existe une subtilité entre l’essai d’Andreas Malm et votre film : le rapport avec le fait de se rendre, de se faire arrêter volontairement. Dans l’essai, Malm a beaucoup de réserves à ce propos, mais dans le film, les personnages décident, quand ils découvrent qu’il y a une taupe parmi eux, qu’ils vont se rendre volontairement à la police, et utiliser cette arrestation comme une nouvelle action politique.

D. G. : En fait – mais c’est quelque chose de très subtil dans le film – les personnages sont à la recherche d’une taupe. Ils cherchent un informateur, et leur but a toujours été d’être arrêtés. C’est une thématique qui parcourt subtilement le film. Nous nous sommes donc demandé : où aller si on voulait trouver quelqu’un qui est un informateur ? On sait que le F.B.I. envoie parfois des informateurs traîner dans des librairies de gauche, et c’est pour ça que Shaun va dans une librairie, dans l’espoir de rencontrer quelqu’un qui est un informateur – car le F.B.I. envoie ses espions dans les endroits les plus évidents.

Pour être honnête, cette partie du film est une des plus romancées. Cette relation a quelque chose de fantastique… Dans la réalité, c’est pas si facile ! Mais ce qu’on voulait faire comprendre, c’est ce qui attire les autorités, ce qui les fait tiquer et pourquoi, et construire une praxis à partir de cela : comment on peut jouer avec nos règles et pas les leur. Je suis d’accord avec Andreas sur un point : tout révéler et se rendre à la police, c’est essayer de changer le système en jouant selon ses règles. Et ça, à mon avis, ça ne marchera jamais. Mais en même temps, on ne peut pas ignorer la menace des autorités, à la fois pour les militants, mais en fait – quand ces actes de sabotage ont lieu – pas seulement pour les militants, aussi pour leur entourage, leurs communautés, qui seront alors harcelées, violentées, jusqu’à ce que les autorités trouvent un coupable. D’une certaine manière, se rendre, c’est aussi une manière de protéger les autres. La solution que nous trouvons est donc un peu romancée, mais le problème est bien réel…

D. : Le plus fantastique, en effet, ce n’est pas les explosions, la fabrication des bombes, l’organisation du groupe… Mais ce twist qui concerne les agents du F.B.I., quand Rowan monte dans leur voiture et parvient à les convaincre de la laisser partir. Et en même temps, c’est enthousiasmant : cela veut dire que l’action politique directe, concrète, le sabotage, ce n’est pas du tout fantastique, c’est parfaitement accessible et rationnel.

D. G. : Et en même temps, même ce qui est le plus fantastique n’est pas tout à fait improbable.

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D. : Ce film est le film d’un cinéphile, et l’on sent de nombreuses influences, bien qu’elles restent assez discrètes. Je voulais d’abord vous parler de l’usage du 16mm, qui donne au film une très belle lumière et une sorte de « chaleur » qui peut faire penser au cinéma paranoïaque américain des années 70 ou 80. Était-ce une influence pour vous ?

D. G. : Pas pour l’usage du 16mm, non. Nous avons tourné en pellicule pour des raisons techniques, et pour d’autres raisons. Il y a un truc qui me rend dingue, c’est que l’on fait des films en dépensant des millions de dollars pour les techniciens, les acteurs, les décors… Et puis les producteurs sont soudain convaincus qu’on devrait couper un peu sur ce qui est à la base de l’image. Ce n’est pas parce que c’est la ligne la plus simple à retirer du budget que c’est celle qu’il faut retirer… Puisque c’est la base de la qualité d’image du film. Vous comprenez ? C’est tout ! Pourquoi on dépense autant d’argent dans la lumière, autant d’argent dans l’équipe, si à la fin, le produit final ressemble à du contenu comme les autres ? C’est un problème, particulièrement à Hollywood, puisque pendant longtemps, Hollywood et le cinéma commercial avaient quelque chose pour eux : ils pouvaient faire quelque chose que eux seuls pouvaient faire. Avec la transition vers le cinéma numérique, tout à coup, il n’y a rien d’important qui empêche les gens de faire la même chose qu’Hollywood, si ce n’est le fait que Hollywood contrôle les acteurs de l’industrie, le système de distribution… Mais tout cela est de plus en plus fragile. Hollywood doit se souvenir des choses qu’ils peuvent faire et que eux seuls peuvent faire, et en premier lieu, faire des œuvres d’une qualité extraordinaire !

Et donc pour moi, le choix de tourner en pellicule n’est pas seulement motivé par des raisons techniques, puisqu’on a tourné en extérieur, très vite, mais j’avais l’impression que c’était le seul moyen d’avoir un film qui serait beau, qui aurait les qualités esthétiques que je jugeais nécessaires pour raconter cette histoire. Mais c’est aussi quelque chose qui rend le film un peu magique, spécial ! Et après tout, c’est une raison légitime. Mais ce n’était pas un hommage : la raison pour laquelle nous avons tourné en pellicule, c’est parce que nous voulions faire un film, pas seulement du « contenu ».

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D. : Au-delà de ce prestige, de cette qualité, le film semble influencé par le cinéma d’action américain contemporain. Le film a aussi une structure très classique, basée sur des flashbacks, du suspense, des retournements inattendus…

D. G. : Absolument !

D. : Et donc – c’est un peu une question piège – ne pensez-vous pas qu’il y a un paradoxe entre le fait d’emprunter aux formes du cinéma américain majoritaire, inévitablement versé dans l’idéologie capitaliste, et le fait de faire un film politiquement radical ?

D. G. : Je pense que c’est l’inverse d’un paradoxe. Comme je disais, si le cinéma de gauche insiste pour adopter des formes, des structures, des contenus « de niche » qui ne parleront pas aux masses, alors les artistes de gauche font passer l’idée que la gauche n’est pas pour les masses. Et personnellement, je crois que les mécanismes culturels qui imposent cette idée sont des mécanismes conservateurs, et même impérialistes. On peut en faire l’histoire, aux États-Unis, en voyant comment la C.I.A. a infiltré les ateliers d’écriture, les institutions académiques… Pendant longtemps, la gauche avait foi en un art commercial ! Et puis sont arrivées ces idées, que tout cela était mal, trop facile, simplificateur… De mon point de vue, les seuls qui ont profité de cela, c’est les gens au pouvoir ! Si faire de l’art ou de la propagande populiste ou bien raconter des histoires qui sont divertissantes ne permettait pas de créer efficacement de la cohésion, on ne verrait aucun gouvernement dépenser des millions de dollars dans de la véritable propagande !

Nous ne pouvons pas nous dire : « Eux le font, alors nous ne pouvons pas le faire », mais plutôt : « Quelle sorte de culture pouvons-nous inventer, qui fasse venir des gens à notre mouvement, au lieu de les en éloigner ? » Je pense que les techniques les plus classiques – le suspense, l’action – ce sont seulement des modes de narration. Ce qui compte, c’est l’histoire que vous racontez, les idées que vous évoquez, l’endroit où le cœur de la morale se trouve. La gauche gagnerait à essayer d’attirer les masses au lieu de se les aliéner.

D. : Le suspense est au cœur de votre film, et il apparaît comme une arme politique : espérer qu’ils réussissent, qu’ils parviennent à leurs fins, devient une espérance politique.

D. G. : Oui, et je pense que ce qui est critique, ici, c’est l’empathie. On attend des spectateur·ice·s qu’ils entrent en empathie avec des gens avec lesquels, normalement, les films ne demandent pas d’empathie. Le suspense est donc un moyen de générer cette empathie, et à travers cette empathie, le film opère politiquement, en nous demandant de prendre au sérieux ces huit arguments pour l’autodéfense.

D. : Un ami qui avait vu le film m’a dit, un peu en plaisantant : « C’est le premier film directement inspiré par Tenet », en faisant particulièrement référence à la musique…

D. G. : [Rires] Oui, j’adore Tenet, c’est un très bon film ! Je ne sais pas à quel point j’ai pu m’inspirer formellement de Tenet. Mais j’ai beaucoup d’affection pour les films de Christopher Nolan, et pour la manière avec laquelle Nolan a utilisé des formes basiques de montage pour étendre les possibilités du cinéma d’action commercial à gros budget. Il a plus apporté au montage parallèle qu’à peu près qui que ce soit d’autre, en dehors, de, disons, D. W. Griffith… Je trouve que le montage parallèle est une des formes de montage les plus passionnantes, les plus magiques. Et si on pense aux effets d’échelle ou au suspense, le montage parallèle est l’une des manières les plus simples de les créer.

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D. : Était-ce difficile de produire ce film ? J’imagine qu’il y avait à la fois la difficulté d’une production aussi ambitieuse, mais aussi l’attrait du livre, l’importance du sujet…

D. G. : Comparativement, c’était assez simple. Je ne ferai probablement plus jamais un film aussi rapidement – si je refais un film un jour… C’était une production plutôt chanceuse d’un certain point de vue, puisqu’il y avait ce sentiment d’urgence derrière. Quand on cherche des fonds pour faire un film, une des choses les plus difficiles est de donner une véritable justification à cette urgence, parce qu’au fond, aucun film ne « doit » exister… Comment mettre en branle les mécanisme industriels nécessaires pour faire un tel film quand aucun film n’a vraiment « besoin » d’exister, et d’exister maintenant ? L’urgence de ce film était évidente, dès le début.

D. : Je vous demande aussi cela car, sur votre compte Letterboxd, on constate votre goût pour quelque chose qui n’existe plus vraiment : les séries B d’action, les productions à la fois indépendantes et mainstream… Votre film est un peu de ceux-là. Est-ce que ces productions vous manquent ? Est-ce que ces films existent encore, même marginalement ?

D. G. : Oh que oui, ils me manquent ! Bien sûr qu’ils existent : nous venons d’en faire un. Mais la raison pour laquelle ces films sont en voie de disparition n’est pas qu’il n’y a pas de demande, mais que les éléments structurels qui permettaient à un cinéma indépendant d’exister ont été détruits par Big Tech [11] [11] En français, on parlerait plus volontiers des GAFAM (ndlr). , comme ils ont détruit tant d’autres marchés, en détruisant les syndicats, en jouant avec la concurrence, en abusant de faibles taux d’intérêt… Big Tech s’est autorisé à ébranler les marchés existants sous couvert de soi-disant « progrès technologiques », « innovations », « disruptions »… Mais en réalité, ils ont seulement inondé les marchés et rendus impossible la moindre concurrence. Je ne peux pas rivaliser avec Netflix, ils peuvent cracher des millions et des millions de dollars sans faire de bénéfices ! Personne ne peut rivaliser avec ça ! Et donc, la conséquence, c’est que la concurrence indépendante a tout simplement été exclue du marché. Et les grandes sociétés sont ravies, puisqu’elles n’ont plus vraiment de rivaux. Elles ont tellement de capital, tellement d’accès aux ressources qu’elles peuvent faire en sorte que tout ce qu’elles font a l’air super – sur le papier en tout cas. C’est ce qui a tué le marché de la production indépendante. Sans parler des problèmes « existentiels » que posent le streaming… Et même sans ça, un des problèmes des salles de cinéma, ce n’est pas que les gens ne veulent plus y aller, c’est que c’est une expérience pourrie par de nombreux facteurs, les pratiques anti-compétitives et anti-commerciales d’entreprises comme Disney, la destruction des salles de cinéma par d’énormes sociétés qui ont constamment réduit la qualité de projection, réduit la qualité de cette expérience, et réduit la qualité des produits.

D. : Enfin, la question est assez évidente, mais inévitable : étiez-vous surpris par les mises en garde du F.B.I. autour de votre film ? Et quel est votre regard sur les commentaires faits récemment concernant l’essai d’Andreas Malm en France, suite aux événements de Sainte-Soline et la dissolution des Soulèvements de la Terre ?

D. G. : Vous savez, que le F.B.I. utilise un objet culturel pour justifier des augmentations de budget afin d’appuyer un contrôle autoritaire sur des formes de contestation légitimes, ce n’est pas surprenant. Je pense que les alertes et les signalements qui ont entouré la sortie du film étaient inoffensives… C’était avant tout des organisations de sécurité qui essayaient de pointer du doigt une menace pour réclamer les moyens de la gérer. Ça en dit plus sur la nature des motivations de ces organisations dans ce pays que sur d’éventuelles menaces d’actions militantes… Je suppose que c’est pareil en France : on cherche toujours à blâmer un texte dangereux ou des militants prêts à passer à l’action au lieu de prendre réellement conscience de la nature de la destruction de notre environnement.

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Entretien réalisé le 10 juillet 2023 en visioconférence.