De quelque chose qui se cherche

à propos de La Petite Dernière (2025) d’Hafsia Herzi

par ,
le 3 décembre 2025

1.

« Hafsia Herzi échappe à tous les clichés du film de banlieue et du récit d’émancipation », Plan Large, 17 mai 2025. D’emblée, il faut nommer une chose et son envers. La critique s’est félicitée que le film soit loin du discours que le cinéma sert habituellement sur l’Islam, la banlieue immigrée, le garçon arabe. Ainsi va la table ronde de France Culture du 22 octobre 2025. Nous sommes en effet et très heureusement loin des représentations virilistes de la banlieue. Bonne Mère (2011) de la réalisatrice avait déjà commencé à développer un autre rapport. Le climat de xénophobie actuel en serait-il arrivé à un point tel qu’on se féliciterait de ne pas avoir affaire à un film raciste ? Il semble que nous en soyons là. Prenons du moins l’enthousiasme des critiques sur ce point pour un autre baromètre inquiétant de la situation politique. Et peut-être serait-il temps de considérer qu’il n’y a pas de « choc des cultures » (!) entre le 93 et l’Université et que les enfants de la banlieue immigrée sont des Français moyens comme les autres. Ce que le film montre. Sauf à vouloir garder au chaud un faire-valoir imaginaire contre une paupérisation massive bien réelle.

Calme idéologique du film, donc, qui laisse ouverte la question de sa question. On sait gré à la réalisatrice de sa franchise quant au processus de travail – la commande de la production, le temps long du casting, l’intense attention à la réalité qui l’anime. Car on ne sait pas bien ce qui motive thématiquement La Petite Dernière, en dehors de l’ambition d’une capture du réel, qui est un enjeu formel. Le film oscille, sans jamais opter vraiment, entre différents sujets, comme si le devenir homosexuel d’une jeune musulmane suffisait à sa seule thématisation. Comme si le synopsis du film tenait lieu d’enjeu. Cette curiosité sans déséquilibre, sans débord, se ressent formellement, par exemple dans la longueur de certaines scènes (avec le pneumologue par exemple), car à l’exposition de la réalité finalement rien ne vient faire butée. Ici, ni le rapport aux sœurs ou à la mère, ni la question de l’amour, ni le rapport à la « bande », ne se déploient de manière assez forte pour emporter l’enjeu. Céline Sciamma avec son magnifique portrait de groupe Bande de filles (2014) – qui contenait cette même appétence pour l’énergie des scènes collectives – avait « anglé » son film d’une manière plus serrée. Ici, le traitement de l’homosexualité est abordé comme un thème sur lequel on se pencherait, sans a priori et généreusement, mais avec cette étrangeté irréfragable qui laisse l’objet hors du sujet qui le considère. 

Il en résulte des présences censément réelles : le médecin, les enseignants, l’imam, la lesbienne du premier date (ne nous arrêtons pas sur l’insert concernant l’émancipation dans le cours de philosophie, plus que redondant) – même la jeune femme dont Fatima tombe amoureuse, infirmière d’origine coréenne ayant une pratique artistique est, dans la vie, la plasticienne d’origine coréenne Ji-Min Park. On perçoit la position de principe qui préside à ce geste, ce qui se cherche là, qui ne saurait se suffire d’être une morale de cinéma et qui manque à atteindre son adresse en termes d’image – ce que sans doute la critique a loué comme une délicatesse de la réalisatrice. Le produit de cette attention sans objet est une collection de présences saturées d’une réalité dont on ne sait trop que faire, sauf à se demander si la réalité est bien le meilleur accès au réel. 

2.

Le film s’ouvre sur les cheveux longs d’une jeune femme de dos, dont on voit ensuite le visage, pendant ses ablutions avant la prière du matin, très tôt. En sa meilleure part, La Petite Dernière pourrait être l’histoire d’un visage, le récit d’une crise de croissance à l’échelle d’un regard, d’une coiffure et de quelques rires, visage d’abord d’un magnétisme opaque, s’ouvrant et se défaisant par à-coups, par accès de larmes, jusqu’à l’avant-dernière scène d’un sanglot continu et irrépressible. (Car La Petite Dernière est un film où l’on pleure beaucoup.) La densité de ce visage, celui de Nadia Melliti, donne un poids à certaines scènes qui en seraient sinon malaisément dénuées – ainsi de la première scène de drague en voiture.

Au milieu des autres présences, finalement triviales, qui insistent du côté du réalisme social, le visage de l’actrice s’excepte de ce continuum pour marquer l’image d’une minéralité qui arrache le film à son propre projet. Il est heureux que le jury cannois ait récompensé l’actrice du prix d’interprétation féminine. Les événements réels ont lieu là, dans les variations de coiffure, les regards noirs, les sourires rares mais marquants. Avec, en scansion centrale, inattendue, comme un bol d’air dans la clôture du film, le fou rire dans le réfectoire avec les garçons, future nouvelle bande d’amis, qui marque, à suivre cette hypothèse du visage comme film, une bascule à l’intérieur du récit vers une ouverture à différents niveaux.

3.

La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche (2013) a ouvert une discussion, qui a lieu par films interposés, sur la représentation de la sexualité lesbienne – à moins que cela ne soit une discussion sur la représentation de la sexualité à l’occasion de l’érotisme lesbien. Les scènes de sexe de La Vie d’Adèle auront effectivement déterminé, souvent comme contre-modèle, nombre de films qui lui ont succédé. Céline Sciamma avec Portrait de la jeune fille en feu (2019) avait fait, a minima, un anti-Kechiche explicite – la scène de l’aisselle valant réponse aux passages de sexe réel chez lui. Selon Critikat, Hafsia Herzi aurait fait, quant à elle, une sorte de remake timide du Kechiche. Il est vrai qu’en l’occurrence, un double patronage préside à La Petite Dernière, de la part de celui qui fut le Pygmalion de l’actrice d’une part, et qui la précède dans la thématique homosexuelle du côté de la réalisation d’autre part. Ils partagent peut-être l’usage de la caméra comme d’un œil curieux sur une sexualité autre, mais une curiosité très différente pour l’une et pour l’autre – avec une réserve bienvenue, une manière de ménager des espaces-tampons dans le rapport à son sujet pour Herzi, une tempérance que Kechiche n’avait pas, son film marquant une sorte de voracité à l’égard de ses personnages.

La vie d’Adèle était un film étrange qui avançait selon deux principes hétérogènes. Film d’apprentissage, comme son titre l’indique, il contenait tous les éléments du Bildungsroman : les images récurrentes du chemin, le motif de l’éducation (Adèle était institutrice), de l’apprentissage des codes sociaux, des codes de l’art… Même l’érotisme était pris dans une sorte de paradigme scolaire. Pourtant, à l’intérieur de ce cadre de la médiation nécessaire avec le monde, les deux personnages principaux étaient construits selon un principe de transparence du sujet à lui-même : les deux filles savaient ce qu’elles désiraient, elles voulaient ce qu’elles désiraient, elles obtenaient ce qu’elles voulaient, et elles en jouissaient. Autant dire que tout ce qui fait le drame subjectif entre un sujet et son désir était là aplani. On n’a pas assez interrogé à l’époque la coexistence de ces deux principes narratifs distincts et leur articulation. 

La Petite Dernière fonctionne à l’inverse : pas de mise en scène en force d’un discord avec le monde, pas de déchirure familiale, pas d’héroïsation du transfuge de classe, rien d’une crucifixion à la Édouard Louis. Tout au contraire, Fatima a une famille aimante et joyeuse, absolument pas « conservatrice », comme la présente Le Monde par automatisme à l’égard de l’Islam. Elle a des amis, plutôt des garçons, avec lesquels elle s’entend très bien. Nonobstant sa timidité, elle sait se faire aimer dans les différents milieux où elle évolue, elle se déplace librement, de Rambuteau au 93, sans se regarder le nombril sociologique. Le conflit se concentre sur son rapport à son désir et sa première rencontre amoureuse. On y retrouve alors quelques scènes en partage avec Kechiche, dont le film de Herzi garde une sorte d’empreinte retenue : la scène inaugurale du trouble, celle du baiser, l’incontournable gay pride, le sexe, et les pâtes.

4. 

La Petite Dernière pourrait être aussi l’occasion de poser une question plus générale, que la proposition faite à Herzi d’adapter le roman de Fatima Daas invite à formuler : celle de l’émergence dans la culture mainstream d’une nouvelle figure lesbienne. Engageons la question d’une manière très convenue : de quoi une certaine mode du lesbianisme est-elle actuellement le nom ? Car ses représentations ont muté : de manière idéologiquement banale, la lesbienne s’est glamourisée au moment où elle franchissait un cran dans son exposition culturelle. Carol (Todd Haynes, 2015) a assez somptueusement marié l’homosexualité féminine et le glamour hollywoodien. Avec la même actrice, Cate Blanchett, Tár (Todd Field, 2023) a montré une autre facette, où la problématique de la culture comme guerre de classe, comme suture sociale, a été encapsulée dans la mise en scène de ce qui se construit d’une sorte de grand chic lesbien. On est déjà très loin de Gazon maudit (1994). Kristen Stewart dans sa vie et dans ses rôles participe à ce que les années 2020 ont vu s’imposer, le coming out comme rituel de passage pour les jolies filles de la jet set. Ce jusqu’à la très « hétérosexualisée » Scarlett Johannson à laquelle Kristin Scott-Thomas a proposé de jouer le rôle d’une officière de l’armée, homosexuelle (My Mother’s Wedding, 2025). Promotion à laquelle Kechiche aura d’ailleurs contribué avec Léa Seydoux – on avait noté à l’époque le pas de côté du casting : à la jeune actrice inconnue, le rôle principal, à l’actrice connue au style hollywoodien, le rôle de la lesbienne assumée.

En toute logique, cette figure d’une homosexualité homogène à la bourgeoisie est le prix à payer de son exposition. Ce nappage signale-t-il autre chose qu’une coloration contingente de nos idéalisations sociales ? La scène littéraire française, d’où provient La Petite Dernière, offrirait-elle une manière d’échapper à cet excès de sucre ? Un récit de soi lesbien y a en effet aujourd’hui pignon sur rue. Peut-être que Baise-moi de Virginie Despentes, publié en 1994 dans une toute petite et nouvelle maison d’édition, s’il avait paru trente ans plus tard, à la faveur des évolutions biographiques de son autrice, aurait été accueilli, comme aujourd’hui pour les récits de Constance Debré, Rebecca Warrior, Juliet Drouar, au Seuil, chez Stock ou Flammarion. La relecture de l’œuvre de Monique Wittig appartient à ce moment de promotion, dont les exemples abondent et qui interroge sur la fonction de ce discours homo à nouveaux frais.

Le trash gay des années 1990-2000 et le care lesbien des années 2010-20 sont deux modèles qui se sont succédé pour venir tenir le haut du pavé du discours homo, avec des effets politiques très différents et des articulations diverses au paysage général des sexualités. Le trauma sexuel qui préside aujourd’hui aux discours sur la sexualité est l’élément négatif constitutif d’un retour du care, dont l’éthique lesbienne actuelle se voudrait le fleuron. Le care est-il la condition idéologique de cette arrivée en force d’une parole homosexuelle féminine, c’est-à-dire le risque d’un escamotage de cette force ? La destructivité sacrificielle d’un Dustan, par exemple, dont d’aucuns aujourd’hui se réclament, avait une énergie d’ébranlement politique intéressante, dans la mesure aussi où elle manquait à soutenir une figure de modèle. Est-ce qu’aujourd’hui la prise de relais queer, notamment du côté des femmes, parvient à dégager une puissance théorique ou artistique, non seulement à la hauteur de ce qui est annoncé, mais surtout de ce que l’époque réclame ?