Cet été, nous nous sommes promené·e·s dans le Sud de la France. Nous avons eu de la chance : nous avons pu traverser le Var avant qu’il ne s’enflamme. De Cannes à Marseille et en Ardèche, ou plutôt, du Festival de Cannes au FIDMarseille et jusqu’aux États Généraux du Film documentaire de Lussas. Car si la pandémie nous avait accoutumé·e·s aux festivals en ligne et aux séances de cinéma sans cinéma, nous nous sommes empressé·e·s de revivre ces grands moments de retrouvailles filmiques et surtout sociales.
Pourtant, le ralentissement des transports, plus ou moins long-courriers, plus ou moins polluants, et le bénéfice écologique entraîné par celui-ci avait conduit, dans le monde de la « culture » comme les autres, à s’interroger : combien cela pèse-t-il, de courir les grand-messes du cinéma mondial plusieurs fois dans l’année ? Que représente-t-elle, cette empreinte écologique laissée par les manifestations culturelles de grande ampleur ? Cette année, l’organisation du Festival de Cannes a répondu par un chiffre : une vingtaine d’euros, par festivalier·e·s (24€ TTC, 20€ HT, l’accréditation cannoise restant gratuite) pour compenser le coût environnemental de l’événement, collecte dont la somme sera reversée à six projets environnementaux dont les noms seront ultérieurement rendus publics.
Le cinéma vaut bien une « éco-participation » sans doute, d’ailleurs, il éco-participe, à la manière de Rouge de Farid Bentoumi avec la critique qu’il propose de l’industrie lourde du siècle passé, de son architecture et de ses méthodes d’extraction figées dans le temps, où le forage des sols pour y dissimuler ses boues toxiques a supplanté l’hypothétique progrès que faisaient miroiter les patrons d’autrefois. Dans Rouge, rien ne semble avoir changé depuis les années 1980 – Nour, soignante et lanceuse d’alerte, lance à son père Slimane, délégué du personnel conciliant avec les industriels par peur de la délocalisation : « Mais enfin regarde-toi, t’as pas changé d’équipement depuis que je suis gosse ! » – et les syndicalistes n’ont d’autre choix que l’aveuglement ou le chômage en cas de fermeture de l’usine pour préjudice écologique. C’est cette recomposition autour d’un paysage déjà sinistré et d’une usine rouillée que montre Rouge, avec sa constellation de personnages tragiques, déterminés à maintenir la structure en ruine debout, au détriment de leur propre corps.
Autres ruines du capitalisme tardif, autres corps de dominés qui incorporent la violence symbolique et la charge émotionnelle de la destruction de leurs formes de vie : celui de « Youri » dans Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh et de Teddy, dans le film des frères Boukherma. Le premier duo de cinéastes situe l’action de leur film à l’intérieur d’une apocalypse inexorable, la démolition de la cité Gagarine, si bien qu’à mesure que le personnage, prisonnier semi-volontaire de sa barre d’immeuble, s’affaiblit et perd contact avec la réalité, l’espace autour de lui s’affaisse, s’embrume et s’effondre lentement. Dans Teddy, le corps du personnage est altéré – aliéné ? – par le travail et la souffrance qu’il engendre jusqu’à ce que le jeune homme soit scindé en deux : lycanthrope sanguinaire et adolescent amoureux, qui ne rêve que d’habiter ses montagnes natales avec l’élue de son cœur.
Peut-être alors faut-il reformuler : il se peut que le cinéma soit parfois à même de repérer les corps qu’affectent le plus impitoyablement les dominations croisées qui s’expriment avec une violence accrue dans l’Anthropocène. Il se peut, ensuite, que ce cinéma en cherche les causes de ces ravages dans le système socio-économique dont elle est le fruit. Il se peut enfin que ce cinéma-là, avec une certaine idée de l’éthique du regard, s’attache à mettre ces corps en scène et à les penser – du moins, quand les réalisateurs ne se contentent pas d’en faire des marionnettes de bois ou des cibles pour cow boys urbains. So, may we start ?
Occitane Lacurie