Que l’on ne s’y trompe pas : le titre de cet éditorial n’a rien à voir avec la cuistrerie habituelle consistant à émailler un texte de citations allemandes non traduites. Il provient plutôt d’une question entendue de nombreuses fois alors que 2021 se muait en 2022 et que je paissais les vacances devant Dark, la fameuse série germanique de Netflix, traversée de voyages temporels, de paradoxes du grand-père ou de la grand-mère et des mines déconfites arborées par Jonas, son personnage principal, posant inlassablement cette question fatidique au gré de ses allées et venues, de l’entre-deux-guerres sinistre, aux années 80 triomphantes jusqu’aux années 2010 moroses, avant que le temps linéaire de la série explose au profit d’un multivers tripartite.
En quelle année sommes-nous ? 2021 s’achevait avec Spiderman: No Way Home , Matrix Resurrection et Don’t Look Up, trois histoires d’univers parallèles ou de miroirs inversés – ou de miroirs traversants ? – et même, de voyages dans le temps, qui, dans les deux premiers, nous rappellent que les grandes sagas des années 2000 peuvent maintenant faire l’objet d’émouvantes réunions de famille. Les accolades fraternelles entre trois générations d’éternels adolescents, Tobey McGuire, Andrew Garfield et Tom Holland, les retrouvailles de Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss sur les fauteuils noirs du « Simulatte », le café aux néons verts qui évoque étrangement le dinner où travaille Ryan Reynolds, le sympathique PNJ héros de Free Guy. Bref, tout semble converger dans le même métavers numérique de Ready Player One , peuplé de références à la « culture populaire » du début du XXe siècle, où Pierre Jendrysiak situe aussi l’action du récent West Side Story . Même le Mérovingien est de retour, notre Mérovingien national incarné par un Lambert Wilson échevelé, qui aurait troqué ses bonnes manières bourgeoises et son discours hédoniste contre une diatribe furieuse contre l’état du monde, le destin interprétatif de Matrix et la ruine de l’informatique et de ses promesses par le capitalisme californien. Ce dernier se trouve d’ailleurs au centre de Don’t Look Up, sous la forme d’un croisement chimérique entre Steve Jobs, Jeff Bezos et Elon Musk, interprété par Mark Rylance, celui-là même qui jouait le rôle de James Donovan Halliday dans Ready Player One, démiurge à l’origine du métavers du même nom.
Dans quel temps sommes-nous ? Le temps des univers parallèles, peut-être, dans lesquels d’autres films essaient d’établir des contre-visibilités au flux des images contemporaines, d’une façon aussi démesurée que réussie pour Adam McKay, ou d’une manière plus discrète, plus plastique, dans le monde désertifié et pixellisé d’Ailleurs, partout où les cinéastes pensent elles aussi la question de la circulation des images. Le temps des résistances aux façons dominantes de regarder, qu’il s’agisse des points de vue féministes de Katia Pascariu sur la ville dans Bad Luck Banging or Loony Porn ou des résistantes brésiliennes sur la mémoire de la dictature militaire, mais aussi l’œil des étudiant·e·s de l’atelier Cinéma en commun qui exercent leurs manières de voir sur et à partir des films, ou celui, utopique, d’Hugo Santiago sur Buenos Aires. Ou peut-être est-ce le moment, comme souvent dans les temps troublés, d’un regard en arrière, ou plutôt, d’un regard archéologique sur l’histoire et ses ramifications. C’est le cas de Jessica dans Memoria dont les errances sont polarisées par la béance des fouilles paléontologiques au cœur du film, ou des interrogations génétiques des Madres Paralelas d’Almodovar, à la fois sur leurs propres bébés et sur les traumatismes du fascisme espagnol.
Mais en face, par-delà les plaines du divertissement hollywoodien, d’autres univers filmiques sont en train d’émerger, fruits de processus de production semblables mais aux visées idéologiques plus délétères encore que le statu quo. Une comédie désopilante prenant pour cible les personnes déjà marginalisées par le systèmes scolaire, sobrement intitulée SEGPA, produite par un présentateur vedette du groupe Canal, chouchou du patron et partenaire de badminton de son fils, un projet de film en forme d’épopée chevaleresque dans la plus pure tradition de la propagande fasciste fomenté par les déçus du très woke The Last Duel, sans oublier les nombreuses références cinématographiques des années 60-70, passées au laminoir de la campagne menée par l’extrême droite cnewséenne.
2022 ? L’année de continuer à écrire dans les pages numériques notre revue virtuelle – et parallèle – de cinéma.
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