L’ami de Jim (Ryan Gosling), Shannon (Bryan Cranston), commet une double erreur lorsqu’il lui dit qu’il ressemble à un zombie et qu’il devrait se reposer. Jim, qui travaille le jour en tant que cascadeur ou mécanicien et qui la nuit loue ses services à des gangsters, n’a pas réellement besoin de dormir. Shannon se trompe encore quand il pense que Jim est un mort vivant : il n’est pour le moment ni l’un ni l’autre. Ce serait plutôt un être artificiel, synthétique, une sorte de robot. Si Ryan Gosling apparaît tellement à son aise dans ce rôle, c’est qu’une beauté sans aspérité comme la sienne lui donne naturellement l’air d’une image de synthèse humanisée (une sorte de Tintin inversé…). La première réussite de Drive est donc l’adéquation du corps d’un acteur présentant une surface particulièrement neutre avec un personnage dont la nature est problématique. La deuxième serait la rencontre de cet acteur-personnage avec un décor lui-même artificiel (et pourtant réel)
Dès le départ Los Angeles, concentré de technique, d’urbanisation, réseau immense de routes et de lumières, domine. Ce décor artificiel (associé à la musique électronique) est le milieu naturel de Jim, qui, au volant de sa voiture, sait parfaitement en utiliser la composition. C’est qu’il ne fait pas que vivre à LA, il en fait partie : il est intégré au circuit. Des plans larges, des plans de survol, nous montrent la géographie de la ville et son éclairage, ses immeubles constellés, mais la lumière se diffuse aussi dans les intérieurs, et surtout à l’intérieur des cadres. Elle est le milieu dans lequel se déplace Jim, son nimbe permanent, comme dans ce plan où une intense lumière orangée lui recouvre le dos alors qu’il observe la ville par une vitre. C’est cette lumière qui donne à son visage le caractère qu’il ne possède pas en lui-même. La lumière est son masque, et son masque est son visage.
Que ce soit en conduisant, en observant (il semble enregistrer des paramètres) ou en faisant des ricochets, son être tend vers l’action. Il va à l’essentiel, à la performance. Peu importe qu’il prenne part à des activités moralement douteuses et que l’on pressente les complications, nous sommes séduits par cette image parfaite de maitrise de soi et de ses actes : il est l’être artificiel que nous ne sommes pas. Mais, si nous pouvons souhaiter devant un tel modèle être allégés de nos défauts, nous savons aussi que le souhait d’une machine (ou d’un pantin) est de devenir humain. Jim aspirera lui aussi à cette transformation en rencontrant une jolie et fragile voisine.
Il faut prendre Jim au mot lorsqu’il dit à Irène qu’elle est la plus belle chose qui lui soit arrivée. Ce n’est pas à une histoire d’amour que nous assistons, mais à la seule, la première et la dernière histoire d’amour d’un être qui n’est pas fait pour ça, pour qui tomber amoureux équivaut à naître. Le sourire innocent qui éclaire de l’intérieur le visage de Jim est splendide. Ses sentiments et ses sourires ne sont pas l’apparition d’une émotion contenue auparavant. C’est l’apparition de l’émotion. S’il semble impassible dans sa voiture, c’est moins par un effort de retenue que du fait d’un programme dans lequel l’émotion n’entre pas en compte. L’attitude de Jim n’est pas réglée par la psychologie. Il n’est pas un personnage à double-vie, qui veut cacher ses activités, qui vit le mensonge de manière intérieure.
La première impression du dérèglement de la machine et de son alignement sur le sentiment humain est d’abord comique : Jim en train de regarder la télé avec le fils d’Irène, semble posé sur le fauteuil, et l’enfant lui enseigne que les requins sont méchants car ce sont des requins (Jim, machine amoureuse, ne comprend pas la leçon qu’il y aurait à en tirer pour lui à ce moment). Puis notre sourire se crispe : on ne devient pas humain impunément et le danger ou la punition guettent derrière le plaisir. Jim, lié par un sentiment et non plus par un contrat, est impliqué dans des affaires qui dépassent son programme artificiel. Le travail qu’il accepte pour venir en aide au mari d’Irène est un piège. Il ne se doute pas qu’il va être doublé – pour lui il n’y a pas de « double », pas d’arrière-pensée, pas de ruse.
Le film va synthétiser la machine et l’homme dans la figure de la violence et enrichir le personnage d’affects supplémentaires, comme la panique et la colère. À la complexification de la situation répond le mélange des sentiments : l’efficacité du robot côtoie la tension et la vulnérabilité de l’homme (Jim se met à suer). Dans un ascenseur nous assistons à l’enchaînement de l’action la plus tendre (l’unique baiser) et la plus violente (un meurtre). Que ce soit du côté de l’humain ou de l’inhumain, nous touchons aux limites (comme victime d’un bug, Jim ne s’arrête plus de frapper du pied), qui sont aussi des points de non-retour. Le personnage sera renvoyé à sa condition, qui n’inclue pas la mort, mais les mains sur un volant et les yeux sur une route éclairée. Une route qui ne mène à rien, un entre-deux mondes.
L’efficacité de Jim et ses performances sont aussi sa prison ; leur condition est l’insensibilité. Au moment de supprimer celui qui l’a doublé, Jim revêt un masque en latex. Ce masque, comme avant lui la lumière, fait moins office de cache que de révélateur en le faisant accéder à la véritable non-expression, donc à l’efficacité maximale. C’est là que Drive est violent : Jim manque d’humanité, mais c’est justement ce qu’il ne peut pas vouloir. Que la profusion de lumière provienne d’une profonde noirceur, c’est ce que nous indiquait dès le départ et à sa manière le camouflage incandescent que revêt Los Angeles toutes les nuits.