Maria Klonaris et Katerina Thomadaki sont sans doute deux figures planantes, deux silhouettes troubles entre les images vagues, dont le sang éternel traverse les éclipses. Leur travail s’est infiltré dans de trop nombreux pores pour pouvoir disparaître, si bien que sur certains sujets précis, nous ne saurions tout à fait penser et construire sans leur œuvres filmiques, picturales, théâtrales, intermédium, théoriques, sans leur inspiration magnétique : auxiliaires de la confusion salvatrice, du dénouement, de la résolution des corps et de la transcendance des images – qui comme les identités sont mouvantes, interagissantes, mutilées mais révolutionnaires. On ne compte plus aujourd’hui les enfants avoués ou non de leurs surimpressions (Phil Solomon, Patrick Bokanowski…) ou de leur transgression filmique des limites de l’identité sexuelle et corporelle (elles semblent en la matière s’être imposées comme figures de cinémas féministes et expérimentaux, faisant même entrevoir l’écosexualité dans certains de leur travaux – évocation charnelle des orchidées et violettes dans L’Enfant qui a pissé des paillettes, portrait de Sauro Bellini au jardin des plantes en 1982, etc). L’influence de Klonaris/Thomadaki demeure avant tout spectrale, partie prenante d’une constellation étendue où brillent Maya Deren ou Teo Hernandez… Ne sont-elles pas le visage d’ange semi-voilé qui fait la couverture du livre de Raphaël Bassan Cinéma expérimental : abécédaire pour une contre-culture, uranorama où leur nom semble inscrit d’une encre singulière ?
La résurgence de L’Enfant qui a pissé des paillettes, projection de cinéma entendu dont la dernière occurrence datait de 1985, s’inscrit naturellement dans ces mouvements d’astres : faire renaître, après 36 années de noir et après le décès de Maria Klonaris en 2014 (autrice du projet), le deuxième volet de leur Tétralogie corporelle, « pour le réinscrire dans un présent enfin bouleversé par les politiques des corps et des genres » (dixit Thomadaki). Une soirée de clôture tout à fait exceptionnelle pour la 23ème édition du Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris et les 50 ans du Collectif Jeune Cinéma, qui prit place le 17 octobre dernier au cinéma Le Grand Action.
Une telle séance fut naturellement marquée par son identité technique, pas tant par sa nature plurielle (super 8, lecture performée, diaporama) que par ce qui témoigne entre les lignes de sa nécessaire mue pour reparaître aujourd’hui : la présence physique de Katerina Thomadaki seule, devenue par la force des choses actante unique de la projection, et la mutation des diapositives de leur format initial vers un format numérique, agrémenté de vagues mouvements d’allers-venues des images, rappelant un peu tristement le projecteur “archaïque” duquel elles sont censées venir. Bien vite nous pouvons sembler loin des textes manifestes des deux cinéastes : « Par notre présence dans la salle nous corporalisons le dispositif cinématographique et ainsi nous démythifions le procédé technologique qui présuppose l’absence, l’effacement physique des cinéastes. » Mais ce serait hâter le jugement, et mésentendre ce qui est évoqué en tant que présence tout court comme une présence sensible sous l’œil des spectateurs et spectatrices. La phrase qui précède ces propos rapportés (datant de 1979) stipule bien la vocation première de ces corps engagés dans la projection : « En maniant nous-mêmes les appareils de projection, nous créons un effet miroirique entre corps projetant et corps projeté. » Ce dont il est question, ce n’est pas tant d’engager le corps ostensiblement que de lier le destin du film (polymorphe et performé) au destin du corps.
Ces différentes mutations et ces nouveaux agencements témoignent avant tout du fait qu’il n’y ait plus qu’un seul corps-cinéaste à être présent dans la salle, celui de Katerina Thomadaki, sans qui la séance serait peut-être même profondément impossible. Il en va de ces enjeux qui caractérisent le cinéma corporel de Klonaris/Thomadaki, dont il ne faut sans doute pas minimiser les implications.
Outre ces choix techniques de prime abord ambigus, l’autre difficulté d’accès au cœur de cette projection est sans doute son âpreté première : sa durée étendue où se côtoient des projections super 8 silencieuses, de longs diaporamas ponctués d’un pesant martèlement métronomique et des lectures dans l’obscurité (dans un premier temps en tous cas). L’action un peu absconse qui se déploie alors autour d’un buste d’enfant, mue d’images d’abord simples, soulève sans doute peu de passion, et bien vite se sont égrainés les corps qui cèdent, qui ne résistent pas à la projection. Mais L’Enfant qui a pissé des paillettes fait partie de ces œuvres dont le déroulé formel épouse le bourgeonnement narratif.
Ces premiers jeux de voiles, de paillettes et de guirlandes qui composent Je(u) : une enfance funèbre (première partie de la projection) corroborent un étourdissement de l’identité féminine infantile, égarée entre ses intentions primaires et les pouvoirs qui s’appliquent sur elle. On entendra plus tard (dans le segment trois, Action Inceste II : Artémis et Kyvéli) les douleurs de ces enfants dépossédées d’elles-mêmes, « privée de l’amant de mes 8 ans », « privée de l’amante de mes 14 ans », émergeant sous leurs voix adultes, libérées, mutantes, reconstruites. Des corps composites dont la projection fait partie : le visage revenu de Maria Klonaris ciselant un voile, son corps et celui de Katerina transfigurés par des jeux de surimpression…
L’éclat du thème sanguin, du rouge et des corps, au gré de la séance, est évidemment lié à la sexualité réprimée ou imposée de la condition féminine, contre lesquelles le cinéma corporel de Klonaris/Thomadaki cherche à produire des formes irradiantes. C’est au plein dévoilement de ces thèmes qu’émergent ces images nouvelles, entremêlées, flamboyantes, faisant un feu magique des parties assommantes les ayant précédées. Elles affirment ainsi l’autoreprésentation comme un moyen de transcendance des normes (corporelles, sexuelles, assignatrices) et de révolutions d’identités fluides et florissantes.
S’il on peut douter du pouvoir effectif de cette résurgence pour « réinscrire » le cinéma de Klonaris/Thomadaki dans le présent, on ne peut qu’en honorer le retour et la reformulation, gorgée de sens à l’ère de la contrariété des salles et de l’usage du multimédia comme chambre d’écho. Dans un monde où les images ont tendance à être vidées de leur intériorité (soutenaient-elles dans un entretien tenu en 1999, leur constat, sans avoir tout à fait vieilli, s’étant même plutôt aggravé), leur re-présentation rappelle à l’œil les fruits intenses de leur vigueur et de leur radicalité, et au fond l’aspect salutaire de leur influence et de leurs propositions.