Alors que Mad Max : Fury Road s’ouvrait sur son héros éponyme posant fièrement à côté de sa voiture hurlante, Furiosa : Une saga Mad Max s’ouvre sur un personnage secondaire, l’étrange scribe qui accompagne Dementus, « The History Man ». Un choix qui rapproche le film, dès ses premières secondes, de Trois mille ans à t’attendre, plutôt que de la série Mad Max : d’abord parce que ce visage recouvert de tatouages évoque l’esprit orientalisant du film précédent de Miller (la calligraphie tatouée sur le visage rappelle des pratiques berbères), mais aussi parce que ce que le personnage représente, une idée de la mythologie, du récit ancien, nous y ramène. Ce n’est pas, cependant ni la même mythologie, ni la même fonction donnée aux récits : là où Trois mille ans à t’attendre était intégralement placé du côté des Mille et une nuits et s’interrogeait sur le rapport entre fiction et réalité, entre récit et science, Furiosa opère une mise en abyme de la construction d’un récit épique et choral : tout en racontant les aventures de son personnage éponyme, le film raconte comment ce récit s’est transmis de génération en génération – notamment, à la fin du film, à travers cette voix off racontant « ce qui a vraiment eu lieu », et qui aurait été transmis par Furiosa elle-même.
Amusons-nous d’abord en remarquant un « air du temps » : il y a quelques mois, un autre blockbuster orientalisant, Dune, deuxième partie, reprenait le même motif des tatouages berbères ; et plus récemment, un blockbuster moins orientalisant (et nettement plus beau), La Planète des singes : Le Nouveau Royaume, introduisait lui aussi un personnage de scribe conservant les connaissances du monde « d’avant la chute » – un humain au service du roi des singes, interprété par William H. Macy. Plutôt que de voir dans l’accumulation récente de ces personnages de scribes une vérité sur notre société qui « manquerait de récits » (ce trope ne date pas d’hier), je me permets une hypothèse plus modeste concernant l’état du blockbuster américain : à l’heure où les métarécits supposément postmodernes des super-héros se cassent les dents (échecs des derniers Marvel & DC), les blockbusters se tournent vers les mythes archaïques – aux pseudomythes « au rabais » des comic books, ils préfèrent les récits homériques, bibliques, les tragédies classiques, et mettent en scène, au sein de leur propre récit, cette recherche des origines fictionnelles dans lesquelles puiser un certain souffle classique.
En plaçant dès son titre le mot « Saga », Furiosa joue en effet explicitement avec le registre mythologique : pas seulement parce qu’il y est question de vengeance et de conflits grandioses (Fury Road racontait déjà cela), pas seulement parce qu’il est fait explicitement référence à des événements de l’épopée troyenne (les Amazones, la capture d’Hélène, le Cheval de Troie) mais parce qu’il s’agit de raconter le fait de raconter, de mettre en scène la transformation de l’action en parole. « Saga » est un mot ancien, un mot islandais qui désigne un récit légendaire, mythique et grandiose, souvent très long, souvent fondateur, mais surtout qui se raconte et se transmet. Miller n’utilise pas ce mot par convention moderne, mais pour reprendre ce qu’il porte de daté, d’archaïque.
Le film, ainsi, n’est pas construit comme Fury Road sur une ligne unique et un peu pompière où l’action se synthétise, se dénude pour se raconter elle-même ; Furiosa est plein de worldbuilding pénible, de répétitions, d’ellipses incompréhensibles – son récit est, incontestablement, très fastidieusement raconté, inutilement grandiloquent et sur-chapitré (des chapitres dont les titres, inutilement empreints de solennité, ne peuvent que faire sourire), mis en image d’une manière particulièrement grotesque, presque baroque, notamment par un usage très étonnant des images de synthèse et une palette de couleurs bien plus variée que celle de Fury Road (une fois de plus, le film est plus proche des fautes de goût grandioses de Trois mille ans à t’attendre). Les séquences d’action y sont construites comme une série de petites scènes à l’enchainement stratégique, où chaque personnage effectue une action pour laisser la place (et le plan) au suivant – on est plus proches du jeu d’échecs que de la course de voitures. Cela n’a rien de désagréable, au contraire : les scènes d’affrontement sont particulièrement fines et lisibles, et produisent parfois des images absolument sidérantes ; c’est notamment le cas de l’attaque du camion, séquence centrale du film, magnifiquement interminable (quand la séquence commence, on pense que les méchants en deltaplane sont tout au plus cinq ou six ; quand elle se termine, on pense qu’ils devaient être cinquante ou soixante). Alors que Fury Road avait été applaudi pour son génie synthétique et sa sécheresse, on assiste là à un film qui revendique d’être « trop gras » (Miller est ce que l’on appellerait en anglais un fat admirer, un fétichiste des femmes grosses – il le raconte presque à chaque film). Furiosa, dès son titre à tiroirs, est sans doute un film qui en contient deux, trois, plus encore, qui est à la fois une suite, un prequel, un récit parallèle, le prolongement théorique du film qui le précède et un film parfaitement indépendant, qui montre toujours une chose pour en raconter une autre – où chaque scène est un prétexte, chaque personnage un archétype, chaque geste humain un geste formel.
Mais ce que cette alternance de séquences d’exposition et d’action sert, ce n’est pas seulement une gêne et un étrange état d’attente (le film dure près de 2h30) : c’est justement la volonté de reprendre les formes de la saga ou de l’épopée. L’auteur de ces lignes ne prétendra pas tous les avoir lus, mais à chaque fois qu’un grand récit mythique passe sous ses yeux, il est frappé par ce qu’on ne dit jamais en premier et qui pourtant est le plus frappant : l’archaïsme de la construction du récit, la répétitivité absolue, la logique d’accumulation. On peut penser, bien sûr, à L’Iliade et ses scènes de bataille où on lit une chaîne interminable de noms grecs, dont on sait que tous ont servi d’origine à des grandes familles (et à Rome, chez Virgile) qui se massacrent les uns les autres. Furiosa, lui aussi, fonctionne sur une accumulation interminable de noms de lieux et de personnages, comme autant de pièces rapportées d’autres récits déjà racontés (les autres films Mad Max) ou potentiels (d’éventuelles suites). On peut penser, aussi, en plus moderne, à la répétition totale de la deuxième partie de Moby-Dick, où s’enchaînent scènes de harponnage et ouvertures de cadavres de baleines – on pourrait même penser au sacrifice de Queequeg, après tout « harponneur », ce que sont plusieurs personnages de Furiosa. Bien sûr, Miller n’imagine pas qu’il conte la légende fondatrice d’une civilisation toute entière (ce que sont les sagas islandaises, ce que sont les récits homériques) – il ne raconte lui aussi qu’un pseudomythe kitsch, laïque voir athée, où les patronymes des familles patriciennes sont remplacés par ce que l’on appelle, vulgairement, du fan-service (et difficile d’appeler autrement les apparitions d’Immortan Joe – le personnage pourrait facilement être évacué du film). Mais ce qu’il a bien compris (preuve que le travail de documentation sur Trois mille ans à t’attendre était un travail sérieux et appliqué), c’est que tout mythe a deux côtés : l’un brillant, grandiose, sublime, et l’autre étrange, troublant, confus.