Dans la première partie de cet entretien, Ghassan Salhab évoquait son rapport à l’écriture et à l’image, au son à la surimpression. Voici la suite et la fin de cette discussion, entamée à l’occasion de la sortie du nouveau long-métrage de Salhab, La Vallée, projeté sur quelques écrans français depuis le 23 mars.
Robert Bonamy : Pour La Vallée, votre méfiance délibérée vis-à-vis d’un statut et d’une définition du personnage intervient de manière sensible dans votre travail avec les acteurs, mais elle se prolonge aussi dans l’état du « personnage » principal qui a un accident : il perd la mémoire, ne sait plus quel est son statut ; il est davantage dans la perception, le déplacement, le geste…
Ghassan Salhab : Oui, dans La Vallée, cette approche est encore plus marquée que dans mes autres films. Cet homme a perdu la mémoire, aussi est-il une « page blanche » sur laquelle le spectateur peut, éventuellement, écrire. Mais peut-être également que le spectateur est prêt à accepter cette « page blanche » (qui n’en est pas vraiment une, bien sûr), cet état de fait, tel quel. Je me suis assez rapidement rendu compte en construisant le scénario qu’il était important que l’on n’en sache pas plus sur les autres personnages. Je leur attribue tout de même des « fonctions » : l’un d’entre eux cuisine, se donnant des airs de chef ; une autre dessine, elle a l’air soit d’une excentrique, soit d’une jeune artiste ; la femme un peu plus âgée semble avoir été infirmière, elle est peut-être la mère de la jeune femme, mais rien ne nous le confirme. Ils semblent travailler sur un produit, très certainement une drogue. Mais, en fin de compte, il n’y a rien d’autre. Quand ils plaisantent à table, un peu sur le fil du rasoir, sur les communautés, les confessions, on n’en sait pas plus pour autant sur eux. De la même façon pour le lieu : on est dans la Bekaa, mais on n’en sait pas plus. Le cinéma est peut-être le seul des arts, la seule surface du moins, où le présent peut prendre. Au moment même de la projection, j’entends. Je me souviens d’un remarquable texte de Leopardi qui dit que nous sommes soit dans le passé, soit dans le futur, mais que nous ne parvenons pas être dans le présent. Il le dit nettement mieux, bien entendu… Le cinéma, au moment même de la projection, produit de l’immédiat, du présent. Nul besoin d’un avant, d’un après. Il les porte en soi. C’est véritablement ce que je cherchais avec La Montagne et La Vallée.
David Yon : Pourrions-nous utiliser la notion de « modèle » ?
G.S. : Non, ce ne sont pas des modèles. Même si j’adore le cinéma de Robert Bresson, ce saisissement que sont ses films. Pour moi, dès que tu plantes une caméra, et pas seulement en fiction, il y a toujours du jeu, aussi grave soit-il. Je crois que cette conscience de la caméra est inévitable.
D.Y. : Vous connaissez très bien le corps de vos acteurs, il s’agit presque d’une troupe puisque vous les retrouvez de film en film. Mais il y a aussi de nouvelles apparitions.
G.S. : Oui, ils acceptent ainsi de s’abandonner au projet, ou du moins, de se donner. Enfin, « ils »… disons, « nous » essayons. C’est bien entendu, loin d’être évident, autant pour eux que pour moi. Je les connais certes, mais j’essaie de ne pas être dans l’acquis. J’ai rencontré la jeune femme, Yuman Marwan, dans un café. Un bel hasard. L’instinct, comme on dit. Je savais qui allait être les cinq autres « personnages ». Les mots que j’emploie sont simples : « l’envie », « le désir » de les filmer, de saisir, de capter ce qui émane d’eux, ce qui leur échappe autant que cela m’échappe, mais qui va peut-être ne pas échapper à la caméra, au micro, à l’écran. L’envie de filmer une personne, mais aussi de voir comment un groupe peut fonctionner ou ne pas. Quant à l’idée de troupe, je n’y suis pas du tout attaché, ça me ferait trop penser à la famille, au théâtre. Des individus, plutôt, à qui je propose une nouvelle trajectoire dans mon aventure cinématographique.
R.B. : Carlos Chahine, Carole Abboud, Fadi Abi Samra, Aouni Kawas sont présents dans plusieurs de vos films. Mais il y surtout une circulation, une transmission d’un film à l’autre, d’un personnage à l’autre. On peut identifier une transmission quasiment vampirique dans le Dernier homme d’un acteur à l’autre autour du prénom Khalil. Il est porté par Aouni Kawas dans Beyrouth fantôme et Carlos Chahine dans Le Dernier homme ; dans ce film, le personnage de vampire joué par Aouni Kawas mord celui joué par Carlos Chahine.
G.S. : Oui, une transmission, j’aime bien ce mot. Il y a aussi des choses intéressantes qui existent à travers des corps qui vieillissent, qui changent, d’un film à l’autre. Dans mon prochain film intitulé La Rivière, il y aura Yumna Marwan. C’est la première fois que j’accueille quelqu’un d’aussi jeune. Je ne sais pas précisément ce qui me fait choisir mes acteurs, mais cela dépend moins des capacités plus ou moins remarquables de l’acteur que de ce qui émane de lui, et que je « pressens ». De la chimie possible ou non avec les autres présences dans le film. Carole Abboud et Yumna Marwan sont venues chez moi plus d’une fois, je les ai observées pour voir comment cela pouvait fonctionner entre elles. Je leur ai dit qu’elles « étaient » mère et fille, mais qu’elles n’incarneraient pas ce que l’on attend de ce type de relation. L’important était qu’elles le sachent, elles. Je leur ai demandé de se fréquenter, de se voir. J’ai en réalité procédé de la même manière pour les cinq personnages, hormis Carlos. La première fois qu’on voit les deux femmes, en haut de la montagne, elles portent toutes les deux un haut rouge. C’était leur premier jour de tournage. Carole m’a dit que si elle avait su, elle aurait porté autre chose. Evidemment, elle s’est rendue compte que c’était volontaire de ma part. Elles étaient « prêtes ».
Parfois j’enseigne à Beyrouth, et une des premières choses que je dis aux étudiants quand ils préparent un film, est que choisir un acteur est affaire de désir, quelque soit la nature de ce désir. Il faut « désirer » ce qu’on filme. Parfois, ils choisissent un acteur parce qu’il joue bien, comme on dit, mais voilà : à l’écran, il n’y a rien de plus que cette habilité. Je ne sais pas ce que je cherche précisément avec les acteurs, mais je le cherche en eux. Je n’ose le mot « âme », mais oui. Je cherche sans doute une essence. Je l’espère, j’espère qu’elle va se manifester et que je vais l’enregistrer, sans même m’en rendre compte sur le moment. Et pour cela, je me prive délibérément de ladite psychologie, celle qui vous donne les « personnages », leurs rapports, clé en main, si je puis dire. Bien entendu, je parle de la psychologie appliquée à l’écran, le pourquoi, le comment, pas celle qui (éventuellement) se développe en nous à partir de ce qu’on voit, entend.
D.Y. : Les personnages féminins semblent souverains.
G.S. : Personne n’est vraiment souverain, il me semble. Mais elles sont bien là, oui, autonomes pour sûr.
D.Y. : Vous les observez d’assez loin. On ne se sent jamais à une place de voyeur, en tant que spectateur, malgré l’importance de la notion de désir.
R.B. : On peut aussi penser au personnage féminin de Terra Incognita, pour lequel la sexualité est très présente.
G.S. : Ah, la sexualité, comment ne pourrait-elle pas être si présente dans nos vies, secrètement ou non ? Pour Terra Incognita, je suis parti de deux femmes que je connais. Une est guide touristique, l’autre a une vie que l’on qualifie de « très libre », très nocturne pour le moins. Je suis donc parti de ces deux femmes pour en faire une. J’en ai beaucoup parlé avec l’actrice, Carole Abboud, qui était au courant de cet aspect avant même que j’écrive le scénario. Il était très important pour moi qu’elle me suive sur cet aspect. Au Liban, Carole a connu pas mal d’ennuis à la suite de ce film. La plupart des gens ne comprenaient pas comment une femme pouvait avoir une vie sexuelle sans attachement sentimental. Que beaucoup d’hommes se comportent ainsi, ne leur pose bien entendu aucun problème. Ce qui m’intéressait précisément est que la sexualité de cette femme soit détachée de tout attachement. Le « port d’attache » s’était perdu, se perdait en elle. D’autant qu’elle veut partir, qu’elle multiplie les visas…
D.Y. : Cela nous amène peut-être à votre prochain film, La Rivière ?
G.S. : Dans Terra incognita, en tous cas, c’était très important. Je me rappelle en avoir longuement parlé avec l’actrice. Elle me demandait pourquoi Soraya (le personnage qu’elle interprétait) ne voulait pas s’attacher ; elle commençait d’ailleurs par me demander si elle n’attache pas ou si elle ne veut pas s’attacher. Il fallait que je lui donne une raison simple : elle ne veut pas s’attacher parce qu’elle sait qu’elle va partir. Partir, ce n’est pas rien. C’était évidemment plus compliqué, plus complexe… Sans entrer dans une symbolique quelconque, il me semblait que cela pouvait aussi dire quelque chose du « corps-Beyrouth ».
R.B. : Selon une allégorie ?
G.S. : Oui, une allégorie. C’est étonnant, parce que certaines femmes, avec ce film, m’ont accusé de misogynie, puisque ce personnage reçoit un coup à la fin. J’ai tout de même tenu à rappeler qu’au tout dernier plan, la caméra reculait face au personnage qui avance résolument. Ce n’est pas rien, le cinéma : cette femme avance et la caméra recule. Elle n’est pas victime de la réalisation. Elle a été victime de cet homme, à ce moment-là… La Rivière sera a priori mon prochain long-métrage, qui terminera le triptyque engagé avec La Montagne et La Vallée. Comme en peinture. J’ai une passion pour les diptyques et les triptyques. Pour la première fois, il n’y aura qu’une femme et un homme. Cette femme, ce sera Yumna Marwan. L’homme, je ne sais pas encore. Il sera plus âgé qu’elle, il aura presque le double de son âge. Je pars de quelque chose qui m’est propre, que j’ai vécu. Mais je ne le reproduis pas, c’est un point de départ. C’est un film qui se passera en extérieurs, on descendra vers une rivière que l’on ne verra peut-être pas. La nuit tombera, on entendra cette rivière, on la soupçonnera. Ils descendront à travers des arbres, des rochers, un terrain accidenté. On comprendra qu’ils ont eu ou qu’ils ont une relation dont on ne sait si elle est finie, si elle va finir ou si elle va recommencer. Qu’importe. Ce qui m’intéresse, c’est l’instant que je peux saisir avec eux, cette attraction-répulsion, cette tension qui les porte. L’impossibilité encore, peut-être. Mais je suis en train de parler de La Rivière, alors que ce n’est pas encore écrit. Est-ce que j’irai dans cette direction en l’écrivant, ce n’est pas encore certain, je verrais bien. L’écriture est une rivière dont je ne connais pas le cours, à peine le lit.
D.Y. : Vous êtes né et avez grandi au Sénégal, à Dakar. Ensuite vous avez vécu à Paris et aujourd’hui, vous habitez Beyrouth. Vous avez créé une liberté de ces changements de territoires.
G.S. : La liberté de se déplacer est déjà un véritable privilège, aujourd’hui plus que jamais. Pour moi, à l’époque, c’était vis-à-vis des différentes guerres libanaises… Mais oui, changements de territoires. L’un et l’autre, l’un ou l’autre. Cette liberté peut aussi vous égarer. Enfin, personnellement, elle m’a largement ouvert le champ.
D.Y. : Dans un précédent entretien, pour la revue Dérives, vous me disiez que votre pays était le cinéma.
G.S. : Oui, selon la formule de Godard, « le cinéma est un autre pays. ». Enfant, adolescent, quand j’allais dans une salle de cinéma, j’étais chez moi. Dans la rue aussi. Peu à peu, tout un monde, avec ses différentes strates, s’est ouvert pour moi. Je ne parle pas d’un fétichisme du cinéma, je parle de ce qui m’a, me nourrit. Le cinéma a enrichi mon regard, mon rapport au monde. Pas seulement le cinéma, d’ailleurs. La littérature, la musique, les luttes, les rapports humains évidemment… Les déplacements que je faisais entre Beyrouth et Paris, puisque j’ai la chance d’avoir cette fameuse double nationalité, ont été fort profitables, jusqu’au moment où j’ai compris que mes films ne pouvaient se réaliser qu’au Liban. Il était évident que c’était là mon territoire cinématographique, comme on dit pour les bêtes. Il ne s’agissait pas de restreindre ma liberté, puisque je peux voyager quand je le souhaite, mais de voir si autre chose « m’apparaitrait » en vivant pleinement à Beyrouth. Parfois je suis sidéré par la manière dont certains réalisateurs libanais filment cette ville. Je me demande ce qu’ils filment. Pourtant, ils vivent là depuis bien plus longtemps que moi. Peut-être est-ce d’ailleurs la raison pour laquelle ils ne la voient pas ou plus. Ils cadrent, au mieux, mais que voient-ils… Ce n’est pas qu’ils subissent la ville (comment ne pas subir Beyrouth ?), mais ils ont avant tout un récit, et celui-ci pourrait être situé presque n’importe tout ailleurs – même si parfois ils pensent (sincèrement !) s’inspirer de la ville, de ce qu’elle a traversé et continue de traverser. Ce que je suis en train de dire peut paraître un peu simple, mais comment offrir un champ de regard au spectateur si soi-même on ne voit pas, si on ne fait qu’utiliser, « typer » souvent, les lieux et les gens ? Le lieu, son histoire, avec et sans grand h, aussi chargés soient-ils, ne sont plus qu’un décor qu’on monte et démonte (à l’instar du nouveau centre-ville de Beyrouth). Mais je m’emporte. Et puis certains cinéastes filment remarquablement Beyrouth, comme Mohamad Soueid.
D.Y. : Pour revenir aux personnages, je trouve qu’ils sont très incarnés dans La Vallée.
G.D. : Je l’espère. Et en même temps, il ne s’agit pas seulement du corps humain. Dans La Montagne, l’espace était extrêmement restreint. L’homme quittait son appartement, « son » espace, puis la ville, et montait. Il s’enfermait alors dans une chambre d’hôtel, nous coupant de l’extérieur. Il était important pour moi que l’enfermement advienne ; je comptais beaucoup sur ce mouvement, cette destination vers l’enfermement. Avec La Vallée, c’est presque l’inverse. In fine, les deux configurations travaillent des corps dans un espace, qu’il soit vaste ou/et restreint : la manière dont ils l’occupent ou ne parviennent pas à l’occuper. Je me demande toujours quelle est la place du personnage dans l’espace, pas seulement l’espace immédiat, mais celui du film. Le film est espace-temps, nous le savons. C’est ça véritablement un corps, pour moi : un rapport à l’espace et au temps. Plus on suit une logique conventionnelle du personnage, avec toutes les représentations « psychologisantes », moins on trouve un corps et un espace. Je ne sais pas si vous avez lu le livre de Kiju Yoshida sur Ozu (Ozu ou l’anti-cinéma, Actes Sud, 2004). J’en utilise plusieurs extraits dans mon récent essai intitulé L’encre de Chine. Yoshida dit que le cinéma truque la réalité pour laisser croire qu’il y a de la vie là où il n’y a que la mort, et qu’Ozu place sa caméra à l’endroit de l’exécution. Elle scrute calmement le monde juste avant qu’il ne meure. Je me pose la question : qu’en est-il quand le monde est déjà mort, qu’il a été plus d’une fois exécuté, qu’il croit rejouer le rôle de Lazare encore et encore ?
D.Y. : Vous m’avez confié avoir fait de la boxe. Quelle est la place de ce vécu dans votre travail ?
G.S. : Ah, c’est un rapport au corps, la manière dont bouge l’acteur, la raideur ou au contraire la souplesse, les différentes vitesses d’un corps. La boxe oblige à prêter attention aux mouvements de l’autre. Dans La Vallée, le personnage qu’interprète Monzer Baalbaki semble avoir fait de la boxe. Je me suis beaucoup amusé à « l’entraîner », nous avons fait de la boxe en miroir, pas mal de boxing shadow.
R.B. : Les lieux filmés sont assez rarement nommés, localisés. La radio, la télévision donnent quelques éléments, mais sont fréquemment pris dans un brouillage, dans des interférences. Dans Le Dernier homme, les fermes de Chebaa sont évoquées à la télévision, la situation en Irak aussi. Dans La Vallée, la radio joue ce rôle à propos des réfugiés syriens, d’Israël aussi. Ces médias, qui ne sont pas le cinéma, ont ce rôle particulier.
G.S. : Oui, il y a à chaque fois, ou presque, dans mes films la dite « actualité ». Les médias qui informent (du moins, qui croient le faire). Ils me sont utiles afin que l’on ne soit pas dans une abstraction. Nous sommes à cet endroit du monde, où l’actualité précisément n’a de cesse. Cela n’a pas d’incidence directe sur ce que l’on voit, mais dit aussi une lassitude, une impuissance face au cours des événements.
R.B. : C’est souvent très fragmentaire, cela s’échappe d’un brouillage.
G.S. : Oui, absolument. C’est un peu comparable à la façon dont on reçoit parfois les choses dans le « réel ». Et cela contribue au rapport à l’instant. Les personnages ne réagissent pas aux informations diffusées. Sauf vers la fin de La vallée, où ils sont tétanisés par ce qu’ils entendent – mais alors, ce que diffuse la radio est de l’ordre de la fiction (bien que proche d’une réalité qui s’est déjà produite, qui pourrait se produire de nouveau). J’évite une datation précise des actualités, j’évite de coller à un événement précis. Je serais inévitablement à la traîne. Lors du tournage du Dernier homme en 2005, Rafiq Hariri a été assassiné. Cela a tellement chamboulé le pays que l’on a tout arrêté pendant trois jours. Plusieurs personnes m’ont alors demandé si j’allais intégrer cela dans le film. Il était impossible que cet assassinat soit évoqué sans que cela ne date irrémédiablement le film. Ce n’était pas un énième bombardement. Cela ne pouvait que réduire à néant la nécessité pour moi d’être dans l’instant et rien que dans l’instant. Je vis dans un lieu où l’actualité ne correspond pas seulement à celle que vous recevez ici, et même que nous recevons là-bas. Elle est permanente, sans répit. Chaque jour, au Liban, il y a des bombardements, des combats, au Nord, dans l’arrière-pays entre l’armée libanaise, parfois le Hezbollah et des combattants d’Al-Qaïda ou de Daech qui sont entrés… Sans parler des attentats, et toutes sortes de violences entre tel ou tel. Sans parler non plus de ce qui se passe dans la région. Cela intervient sans arrêt.
R.B. : On entend très souvent des explosions dans vos films.
G.S. : À ce point ? Pour revenir à l’actualité, je puise énormément en elle. Je puise et m’épuise en elle ! Une chose est certaine : je ne veux pas que cela soit abstrait.
R.B. : Pour autant, vous cherchez et assumez fréquemment l’allégorie pour signifier un état des choses. C’est le cas de Soraya dans Terra Incognita et, sans doute, de l’ensemble des figures de La Vallée. Et en partie du vampire dans Le dernier homme.
G.S. : Peut-être, oui. A travers l’allégorie, cependant je cherche plus que je ne « signifie ». Je cherche cette essence dont je parlais. Je ne sais pas, tout cela n’est pas si clair en moi… Dans Le dernier homme, il y a l’allégorie même que représente le vampire, cet « être » qui quitte le territoire des vivants, sans pour autant mourir. Undead, dit-on en Anglais. Et sur l’écran, ce qui se projette, c’est précisément cela : des êtres ni vivants, ni morts, des représentations.
D.Y. : On peut aussi réfléchir à l’état corporel du spectateur. Il me semble que La Vallée travaille particulièrement le corps du spectateur. Mais vous le travaillez avec des choses très élémentaires.
G.S. : C’est en tous cas une ambition. Je mise beaucoup sur les sens. Le cinéma est un art d’une grande puissance, et cela m’agace parfois de constater qu’on n’a pas assez confiance en ces sens, qu’on mise plus sur le sens. Sans jouer avec les mots… J’ai un peu l’ambition, cinématographiquement, de happer le spectateur, de le plonger dans une expérience. Mais bien de choses m’échappent. Je fais confiance à ce qui me meut, à ce qui me véhicule, qui m’a construit, continue de me construire, me fait et me défait. Je n’ai pas tant confiance en ce que je fais qu’en la persistance de mes obsessions, des strates qui me constituent.
D.Y. : On ne peut pas dire que le film soit très optimisme. Pourtant, je ne suis pas ressorti de La Vallée avec un poids.
G.S. : Je suppose que cela dépend de l’état dans lequel est le spectateur. Est-il prêt à se laisser envahir ? L’invasion, pour reprendre le mot de Cocteau, des sens. On sous-estime tellement l’état dans lequel est le spectateur au moment où il voit le film… Nous sommes tellement chargés, conditionnés, tous autant que nous sommes. Moi le premier… Cela dit, j’ai vu plus d’un film résolument optimiste qui ne sont pas des plus légers !
D.Y. : Je sens beaucoup de bienveillance dans votre film vis-à-vis du spectateur, de sa pensée, de son corps. Pourtant, à peine quelques milliers de corps iront sans doute le voir en salles.
G.S. : Ce qui me désole assez, ce n’est pas les raisons pour lesquelles la plupart des spectateurs ne vont pas voir tel ou tel film. C’est bien plutôt la manière dont ils réduisent le cinéma, sans avoir ne serait-ce qu’un peu la curiosité de ses infinies possibilités. Il ne s’agit pas bien entendu d’aimer toutes ses possibilités, je parle tout simplement de cette curiosité, un état d’abandon en somme. Mais cette curiosité se perd pour tant de choses… Il est de plus en plus difficile, non pas tant d’attirer les spectateurs, mais de trouver, de créer les bonnes conditions pour qu’ils puissent voir le film en question. Tant de remarquables films sont si mal exposés, si jamais ils le sont. Ça me désole quand je vois certains films qui ne rencontrent que peu de spectateurs. Revolution Zendj de Tariq Teguia, par exemple… Si c’était seulement le cinéma. Nous vivons plus que jamais dans le temps de la marchandise… Mais on peut se consoler en se disant que des niches de résistance existent malgré tout, que plus d’un film continuera, en nomade, de vibrer d’un écran à l’autre, même en catimini, suscitant des désirs, des vocations, passant d’une génération à l’autre.