RAZ : Revolted Autonomous Zone, autant que Rabah Ameur-Zaïmeche. Les initiales apposées au bas des œuvres désigneraient d’un même geste le lieu d’exception qu’elles circonscrivent. La RAZ serait à la fois le doublet des ZAD et l’envers des ZEP : même espace en bordure, à l’écart des autoroutes républicaines, plus proches des petits sentiers forestiers ; espace soustrait à tout interventionnisme extérieur, havre pour une réinvention du commun séparé. Dernier maquis en avait par son titre défini le label clandestin : s’installer dans le film revient à entrer en résistance, mais cette insertion est un mouvement de sortie, une échappée belle hors d’une société que rien ne pourra sauver et qu’on ne peut que quitter. Le film comme contre-lieu, à la fois utopie miniature (la petite communauté, ici, celle des disciples du Christ, comme ferment d’une joie continue, d’un esprit jaillissant) et microscope de l’oppression (le pouvoir, police ou patron, ici imperium romain, finit toujours par s’y infiltrer, par traverser et partager la zone rêvée au-delà de toute frontière). RAZ est une de ces rares intelligences pour lesquelles il est préférable de voir en petit plutôt qu’en grand. Seuls les modèles réduits ont valeur d’éprouvette. La politique n’est pas affaire de grande vision, mais d’expérimentation locale. Du bocal cinématographique comme laboratoire communautaire.
L’équation s’est compliquée avec les deux derniers films. Ils œuvrent désormais à une contre-histoire, écrite ou plutôt chantonnée au dos des épopées officielles. Histoire flibustière dont les contrebandiers des Chants de Mandrin fournissaient l’allégorie autant que la matière, en faisant circuler sous le manteau des almanachs dans lesquels s’apprenait l’algèbre de la révolte, comme le cinéaste, à leur suite, sur leur pas, distribuait dans les salles le récit alternatif du siècle, narré loin de Versailles, dans des forêts épaisses repoussant les séides du pouvoir. Micro-histoire qui au fracas des grands événements relatés par les chroniques royales préfère le doux tintement des mandolines, les bruits printaniers d’une nature en éveil et les chansonnettes poussées par des esprits avides d’air libre. Rares sont les films historiques échappant ainsi au désir de monumental, et troquant le grand souffle épique habituellement de rigueur contre les petites brises et les vents coulis serinant la mélodie du bonheur agreste. Savoir se délester, avoir le pas léger et la parole aérienne forment les rudiments de l’éthique façon RAZ. Le lourd l’horrifie, parce qu’être libre, pour ce cinéma, c’est pouvoir « vagabondir ».
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Ainsi s’entend la gageure folle d’Histoire de Judas : réhabiliter Iscariote, soit retoucher, et pas pour des corrections de détail, le grand récit fondateur tant du christianisme que de l’antisémitisme. Judas, en réalité, n’a pas trahi (et a donc omis de se pendre). Même, il n’était pas là lors de la crucifixion, parce qu’un sévère coup de poignard l’a retenu au fond d’une fosse. Magistral culot que d’ainsi gommer les évangiles établis pour leur substituer un film apocryphe intronisant Judas en seul et véritable disciple du Christ.
Car l’affaire ne s’arrête pas à un simple rétablissement des torts symboliques effaçant un opprobre millénaire. Revaloriser Judas, c’est repenser la parole christique, reconfigurer le legs. Dans Les Chants de Mandrin déjà, RAZ incarnait non le héros-titre, mort avant même que le film ne débute, mais son héritier putatif, Bélissard, qui entendait en colporter la parole et l’exemple pour manifester la survie de l’idée au corps qui l’a convoyée. Judas, incarné par le même RAZ, est une autre de ces figures de dépositaire. Mais le rapport à la lettre s’est inversée depuis Mandrin. Bélissard faisait circuler des chants assurant le retour fantomatique du contrebandier. Judas, lui, est le juste légataire dans la mesure où il court-circuite l’échange. Il est le seul des disciples à n’avoir pas répandu la divine parole, à n’avoir pas participé à la fondation de la sacro-sainte Eglise. Son œuvre n’est pas d’édification. Elle est d’intériorisation.
Le moment central du film est, à ce titre, la confrontation avec le scribe qui consigne les mots ailés du prophète pour garantir leur propagation. Judas s’y oppose farouchement, et le Christ après lui, qui l’envoie brûler les parchemins de l’évangéliste en devenir. Les raisons s’étagent sur plusieurs niveaux. Il y a d’abord, peut-être, le respect de l’adage paulinien, « La lettre tue, l’esprit vivifie » : la parole, sitôt écrite, devient cadavérique, parce que nul graphe n’est apte à contenir le souffle du cœur expirant par la bouche. Il y a aussi, en creux, la justification du film : à voir comment ont été écrits les compte-rendus des séminaires christiques, on peut douter de leur véridicité, et, le scribe congédié, les évangiles invalidés pour imprécision, la porte est ouverte à toutes les réécritures. Mais la crémation des paroles inscrites sert surtout à un apologue sur le juste mode d’appropriation du verbe messianique. L’écriture reste extérieure et autoritaire. Certes, elle permet la diffusion, mais, puisque « the medium is the message », en disséminant, elle falsifie le sens premier, qui avait rapport, non au contenu du discours, mais à la vivacité amoureuse de l’oralité. Comme si cette parole pouvait s’émettre mais non se transmettre. On sait que l’Eglise a trouvé son pouvoir dans l’autorité conférée à l’écriture, à la trace indélébile. L’anti-pouvoir, c’est donc la parole évanescente. Judas est le meilleur des disciples parce qu’il est le seul à ne pas s’être transformé en épigone. Il est le vrai gardien de la parole parce qu’il l’a gardée pour lui au lieu de la promouvoir. La parole authentique est la parole incorporée, dissoute dans l’âme, mariée à la vie. Elle se fait action. RAZ ne manque pas de souligner que Judas fut aussi le disciple guerrier, le résistant par excellence, dressé contre les envahisseurs romains, celui pour qui la guerre était motivée par l’amour plutôt que la haine. Le Verbe est Vie et Action. C’est là l’enseignement premier de la parole du Christ. Mais le christianisme n’aura cessé de le promulguer d’une manière qui ne pouvait qu’en contrarier l’esprit. RAZ fait jouer le Christ contre le christianisme, et sa retouche est un retour aux sources : un film véritablement chrétien est un film qui déboute l’écriture de ses droits et fait ses adieux à toute l’artillerie lourde de l’apparat. Haine de la trace, détestation de tout ce qui leste : la parole est, chez RAZ, le sigle de la liberté, parce qu’elle est ce qui vole et se confond avec l’air pur.
Redorer le blason de Judas revient donc à infléchir le récit primitif. Choisir le disciple tombé dans l’infamie dit assez bien comment cette histoire alternative relève d’un écart optique décentrant le regard : Jésus est point de mire plutôt que focale, figure parmi d’autres, partageant l’espace du plan à égalité avec ses comparses. Tous les films sur les heurs et malheurs du messie s’étaient jusque là employés à ne jamais le quitter d’une semelle, pour suivre avec une caméra fascinée l’aura céleste émanant de ce corps glorieux – seul point commun à Pasolini, Scorsese et Mel Gibson. Aussi avaient-ils suivi le déroulé attendu des grandes scènes canoniques de la tradition hagiographique. RAZ, là encore, déplace le tout. Notable absence du sermon sur la montagne, remplacé par un bref prêche à partir d’Isaïe, le plus politique de tous les prophètes, celui qui promettait une terre où le miel coule à flot et où la joie abonde ici-bas et non au-delà. Identique omission du lavage de mains de Pilate devant une foule embrasée par des pharisiens vindicatifs, comme de l’épisode du mont des oliviers ou de la Cène. Et, plutôt que la crucifixion ou la descente de croix, RAZ montre l’après, quand Judas, honteux d’avoir raté l’événement, arrive en retard sur les lieux du supplice, désertés par tous sauf Barabbas (renommé dans le film Carabas, peut-être en hommage au fameux marquis). Mais c’est que le véritable événement n’est pas dans les stations du calvaire ni dans les acclamations d’une foule idolâtre. L’événement n’a rien à voir avec quelque fait. Les souffrances du Christ ne servent aucun enseignement, et les paraboles tombent à l’eau – Histoire de Judas est probablement le seul film sur le Christ à ne pas tenter d’intégrer dans sa forme même la logique du prêche, quand tous les autres se concevaient comme sermons visuels relayant l’apologue christique. Le vrai événement, c’est la digestion de la parole, son partage. Pas la vie du Christ, mais celle de Judas. Pas le maître, mais le relais.
Autre grand déplacement, celui qui fait de Jésus un chef nationaliste et révolutionnaire. Le film n’est guère avare d’indices quant à cette réorientation du discours, et n’a pas peur de l’anachronisme (le mot « révolution » n’avait sûrement pas cours dans la Judée colonisée, tout comme l’idée, saugrenue pour l’époque, d’une distinction entre le religieux et le politique). Jésus est moins le fils de Dieu que le père du Peuple – de Dieu, d’ailleurs, il n’est jamais fait mention. Les deux seules scènes véhiculées par la tradition à avoir été retenues sont celles de la lapidation annulée (Jésus justicier) et des marchands du temple (Jésus anti-capitaliste). Ce réemploi du Christ en émancipateur politique n’est pas nouveau. Il est à la base de tous les mouvements millénaristes jusqu’à Müntzer et Savonarole, voire jusqu’aux prêtres-ouvriers du siècle communiste. L’idée-maîtresse était alors de faire descendre le Ciel ici-bas. La politique demeurait en son fonds eschatologique. C’est encore dans ce registre que s’inscrivait le Pasolini de L’évangile selon Saint-Matthieu en faisant du double corps du Christ un corps à la fois humble et auratique, corps mêlé à la matérialité pesante de l’oppression mais déliée par l’aspiration céleste. Raison pour laquelle Pasolini s’étendait tant sur les miracles, à la fois signes de l’espoir révolutionnaire et de la divine nature du Christ. Or les miracles sont résolument absents d’Histoire de Judas. La puissance de ce dernier tient à la déconnexion de ces deux plans. L’aventure christique est évidée de sa dimension théologique, et Ciel, grâce et gloire se voient congédiés. Cette lumière chaude qui inonde les corps sans jamais décroître, sans connaître l’ombre, bronzant les corps dans un égal partage, n’est pas un rayon divin accordant aux figures la grâce d’une élection, mais une pure lumière égalitaire. Et quelle meilleure image de cet égalitarisme invétéré que les décors de dunes et de déserts que ne quitte jamais le film ? Egalité de tous les grains : le sable comme démocratie.
RAZ immanentise l’évangile. Son Christ est profane. De là – autre immense inversion – le choix de faire de Barabbas/Carabas son pair symbolique plutôt que son antithèse. La tradition fait du criminel le responsable involontaire de la condamnation de Jésus. Ici il est, roi fou, la réplique un peu vaporeuse du révolutionnaire Jésus ; lui aussi prêche contre les Romains et fait vœu d’errance et de pauvreté. Et il sera, aux côtés de Judas, le dernier vrai disciple, celui qui abat la croix du supplice et entame le lamento suprême quand tous seront partis faire fructifier la parole d’or. Que l’annonciation révolutionnaire soit mise dans la bouche d’un dément montre assez combien le film joue contre toute maîtrise ; Jésus lui-même n’est pas guide ou hiérarque : pur souffle, zéphyr colportant la colère.
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Vieille méthode que d’investir le passé pour le tourner en fer de lance du présent. Faire remonter et résonner l’archaïque, chercher dans le révolu les enjeux de l’avenir pour manifester la grippe de ce qui fut sur ce qui est, demeure une des vieilles ambitions du film historique. Louable piqûre de rappel. Mais RAZ, justement, fait tout le contraire. Avec lui, c’est le passé qui est joyeusement contaminé par le présent. Le but n’est pas d’indiquer que l’on peut reconnaître le fantôme du Christ dans la colère d’aujourd’hui. Plutôt d’affirmer que celle-ci peut revenir aux ancêtres pour les détourner. Le vrai mode d’appropriation est là, dans cet investissement qui travestit. Dire que le passé se ressent dans le présent, c’est encore en appeler à l’autorité, à la maîtrise. Affirmer le tout pouvoir du présent sur le passé, c’est émanciper. Les nombreux anachronismes que s’autorise gaiement RAZ vont dans ce sens, comme y va le parler gouailleur réintroduisant un parfum montreuillois en Judée (la belle ambivalence de la locution « mon frère ! »). Le royal je-m’en-foutisme à l’égard des attendus de la reconstitution est encore une ode à la désinvolture du présent. Costumes, accessoires et décors semblent vouloir sciemment faire faux, accentuer l’écart permanent du jeu au réel, désamorcer toute tentation de vraisemblance. Aucun fétichisme du détail dans ce film évidé, quand le cinéma d’histoire a toujours tenu à se gorger de la matérialité d’une époque, à « faire vrai » à force d’indices réalistes. RAZ se moque du vérisme, conjure l’histoire. Improbable produit d’une rencontre entre le cinéaste de la légèreté et le genre cinématographique le plus soumis à l’esprit de pesanteur, Histoire de Judas réforme l’idée classique de « naturel ». Celle-ci renvoyait aux conventions du langage et de la causalité dramatique, déterminait une bienséance de la représentation. Avec RAZ, le « naturel » devient pouvoir d’indifférence à l’égard de tous les réquisits narratifs, désentravant le jeu et le récit, assouplissant les exigences du vrai factice pour promouvoir le faux véridique ; « naturel » est l’appellation d’origine incontrôlée désignant l’irrévérence radieuse s’exerçant contre les lois représentatives ; c’est l’autre nom de la liberté.
Moralité : en faisant mine de se pencher sur la trinité chrétienne, RAZ est celui qui aura le mieux su muer la très sainte trinité républicaine en forme cinématographique : liberté – du bond, du jeu, du rapport d’un récit au réel sur lequel il se greffe ; égalité – des êtres comme des éléments, de tous les grains de la matière terrestre ; fraternité joyeuse des liens tissés dans le rire et l’élan, les épanchements et les embrassades. Et il aura aussi su prouver que cette trinité n’a d’efficace qu’à se concevoir non à l’aune d’une terrible Nation, mais d’une petite communauté s’éclipsant du monde.