Sortant de sa chambre d’hôtel, main sur la poignée, le vieux poète Younghwan (Ki Joo-bong) marque un temps d’arrêt, le regard attiré hors-champ. Puis, redressant le col de son manteau, il s’avance pour descendre des escaliers. Aussitôt est-il sorti du cadre que la caméra panote pour dévoiler, de l’autre côté du couloir, la présence de Sanghee (Kim Min-hee), qui avance pour disparaître derrière la porte de sa propre chambre. Deux personnages, un couloir : vraiment minimale, faussement anodine, la scène pose l’un des principes formels d’Hotel by the river. L’hôtel qui donne son nom au film se trouve en effet immédiatement intégré à la manière du cinéaste, qui s’approprie sa géographie comme il s’était approprié les rues cannoises pour La Caméra de Claire : celui-ci, à travers les trajectoires des personnages et les divisions de l’espace, devient à son tour un petit monde où la proximité n’est jamais tout à fait assurée – monde mouchoir de poche, oui, mais poche de magicien, percée de failles spatio-temporelles.
Cependant, si l’on y retrouve un art des croisements et des rencontres, Hotel by the river s’inscrit résolument dans une tendance à la déflation entamée avec Seule sur la plage la nuit. La forme, toujours précise, se tient néanmoins à l’écart de toute démonstrativité. Le drame, délaissant le tumulte des histoires d’amour au présent, se fait plus contenu, lancinant. Un poète âgé qui, pressentant l’éventualité d’une mort prochaine, reçoit la visite de ses deux fils ; une jeune femme qui, sous le coup d’une rupture amoureuse avec un homme marié, est rejointe par une amie. Dans l’hôtel, ces personnages s’attendent, se trouvent ou se perdent, gardent leurs secrets ou confient leurs pensées.
Ces cinq personnages forment en fait deux groupes, Younghwan et ses fils, Sanghee et son amie, et leur co-présence dans l’hôtel pourrait produire une simple juxtaposition entre deux histoires si Hong Sang-soo ne montrait ici son habileté à changer en liens subtils des relations plutôt lâches. Si l’on voit ainsi au début Younghwan descendre les escaliers pour aller attendre ses deux fils dans le restaurant, il faut attendre plusieurs scènes pour que la réunion ait bien lieu, les personnages réalisant qu’ils étaient dans le même endroit sans s’être aperçus. Ce curieux raté ne sera pas le dernier, et, si la relation père-fils se retrouve pour la première fois au premier plan d’un film du cinéaste coréen, le thème familial subit une contrariété structurelle. Le père, ici, se caractérise par une tendance à la disparition, et toute l’évolution spatiale de Younghwan accuse la distance avec ses proches et la proximité avec les deux femmes inconnues.
Alors qu’il devrait être avec ses fils, le vieux poète se retrouve en effet face à elles, en profitant immanquablement pour les remercier de leur présence et les complimenter sur leur beauté. Une scène suggère même une possible substitution, lorsque, deux peluches sous le bras, il s’approche de la chambre des amies au lieu de descendre rejoindre ses grands enfants. Le film se structure ainsi à travers des événements spatiaux. Lorsque, quittant l’hôtel pour la salle d’un restaurant voisin, les cinq personnages seront finalement réunis dans la même pièce, Hong Sang-soo maintient tout au long de la scène une séparation formelle entre la table des hommes et celle des femmes.
Cette séparation a au moins un but : en faisant apparaître en vis-à-vis les conversations de chaque tablée, elle souligne à distance une affinité entre Younghwan et Sanghee. Le fils cadet d’un côté, et l’amie de l’autre, énoncent en effet des jugements sur le sexe opposé, le premier déclarant que les femmes lui font peur, et la seconde que les hommes sont incapables d’aimer. Or tous deux se montrent rétifs à ces propos, Younghwan demandant à son fils combien de femmes il a connu pour dire une telle chose, et Sanghee estimant plutôt que chacun fait de son mieux.
Le cinéma d’Hong Sang-soo est coutumier de ce type de discours, et faire la liste des condamnations péremptoires de la gent masculine que l’on a pu y proférer serait long (que l’on se rappelle toutefois de la scène cruelle et mémorable du Jour d’après où l’éditeur Bongwan fait face à sa maîtresse en larmes, lui criant sa lâcheté au visage). Certains sont même tentés de les prendre comme l’expression clairvoyante d’une vérité dernière. Mais elles apparaissent plutôt chez les personnages comme l’expression, non pas du vrai ou du faux, mais d’une orientation négative contre laquelle ils doivent lutter (et les films avec eux). Le séjour de Younghwan et Sanghee dans l’hôtel tient de la retraite ou de la convalescence, tous deux sont comme un peu étourdis suite à une expérience, une blessure – ce que Hong Sang-soo littéralise dans le cas de Sanghee. C’est à eux cette fois d’incarner la lutte, ce qu’ils font partagés entre une forme d’indolence et une acuité ou une sagesse nouvelle.
Younghwan apparaît ici comme un personnage chez qui une touche de sainteté tardive se mêle à une faute première : on apprend en effet qu’il a quitté sa femme pour une autre, abandonnant ses deux fils. La condamnation que l’amie de Sanghee énonce à l’encontre des hommes s’applique sans nul doute aussi à lui, que son ex-femme considère comme un monstre dénué de vertu. Cependant le vieil homme, lors d’un échange avec ses fils, leur fait part d’une espèce de théorie poético-morale que l’on peut voir comme une manière de réfléchir sa propre histoire. Il y aurait en chacun, dit-il, deux esprits qu’il faudrait concilier pour vivre bien : l’un qui sent le ciel, l’autre qui marche sur le sol des rues. Tandis que le premier donne à la vie sa valeur en l’ouvrant à des expériences poétiques, le second est nécessaire pour être humain, pour vivre parmi les autres et ne pas être tués par eux. Autrement dit, l’homme selon Younghwan n’est ni un ange ni un démon mais il doit garder les pieds sur terre sans sortir la tête des nuages.
Légèrement sibylline, cette théorie des deux esprits se lie assez bien aux tiraillements des personnages de Hong Sang-soo, souvent pris entre des obligations morales et leurs désirs immédiats. Et l’important est que, sous l’opposition classique du haut et du bas, elle porte en germe un renversement du bon sens moral en plaçant la sensibilité dans le ciel et en situant au niveau du sol des comportements “humains” relevant en dernier lieu de la conformité ou de l”adaptation sociale. Conformément à une telle théorie, c’est en toute logique que Younghwan est considéré par son ex-femme comme un monstre, puisqu’en la quittant, il a suivi son désir au détriment de son devoir. Seulement cette théorie laisse en même temps entendre que cet acte n’était pas de la bassesse mais un moment où l’esprit s’était au contraire tourné vers le ciel, peut-être même trop fortement. C’est ce qui amène le personnage à exprimer face à ses fils son absence de regret, disant qu’il n’aurait pas connu l’amour sans cela.
Le parcours de Younghwan le place ainsi à l’opposé de Bongwan qui, dans Le Jour d’après, tout en finissant par assumer son rôle de mari et de père, déclarait que ce choix revenait à abandonner sa vie. Mais il est aussi à l’opposé de l’ex de Sanghee qui l’a quittée moins par amour pour sa femme qu’en cédant à la peur et à la culpabilité, ainsi qu’elle l’explique en le plaignant. Chez Hong Sang-soo, les conduites les plus responsables et “morales”, celles qui sont les plus accordées aux attentes sociales, ne sont pas nécessairement des preuves de force ou de courage – elles dénotent avant tout une certaine orientation dans l’existence.
Plutôt que de condamner les uns ou de dédouaner les autres, l’important est sans doute de prendre acte de la tension dans laquelle se déroulent les existences telles que les dépeint le cinéaste. Si se détacher du sol revient à devenir un monstre aux yeux des autres, renoncer au ciel, comme le dit Younghwan, équivaut à être mort : dans cette alternative, les personnages font face à une forme d’impossibilité pratique de faire un “bon choix”, c’est-à-dire un choix qui, d’une manière où d’une autre, ne déclencherait pas son lot de souffrances et de jugements. S’il est au fond question de la manière de bien vivre sa vie, il s’agit moins de prétendre à une existence irréprochable que de parvenir à continuer à vivre avec le mal que l’on a fait et celui qu’on a subi. L’une des grandeurs singulières du cinéma d’Hong Sang-soo tient à la manière dont celui-ci déjoue subrepticement toute opposition générale entre morale et immoralité en posant le cadre d’un système de valeurs propre et en destituant tout autre exemplarité que celle qui consiste à faire avec ce qui arrive. Les personnages peuvent être tantôt ridicules, tantôt touchants, ils sont souvent en tout cas très quotidiens : le poète est ici un être prosaïque, dont la première action consiste à enfiler ses chaussettes.
Si ce qui précède a pu suggérer que la position des personnages et du film se situe d’abord sur le terrain du discours et de l’argumentation, il faut faire marche arrière. L’affinité entre Younghwan et Sanghee s’exprime dès le début par une attitude commune témoignant d’une sensibilité à ce qui les entoure, lui se souciant de la santé d’une plante, elle admirant un nid de pie[11] [11] Chacun le fait même par deux fois, la répétition venant détacher l’action de la continuité temporelle comme pour souligner le lien de la sensibilité des personnages et du présent : la deuxième fois est toujours pour eux une première fois. . L’émotion des personnages face au tapis de neige qui a recouvert en peu de temps les environs de l’hôtel (motif ô combien hongien d’un miracle immanent), comme les compliments superficiels que le poète fait aux deux femmes, signale à elle seule leur orientation. Ce n’est pas par hasard si, au moment où Younghwan expose sa théorie à ses fils, le montage fait intervenir quelques plans le montrant en promenade, contemplant le paysage ou caressant un chien. Il n’y a pas de meilleure image du ciel qu’une promenade sur terre, et la pointe de la sagesse ne réside pas chez Hong Sang-soo dans la compréhension rationnelle mais dans une ouverture au monde et aux autres.
Cette sagesse, aussi simple puisse-t-elle paraître, s’acquiert cependant. C’est à travers une même manière de surmonter une expérience passée en se tournant vers le monde plutôt qu’en s’enfonçant dans un ressentiment ou un regret personnel que se manifeste également l’affinité de Younghwan et Sanghee. Nous l’avons dit, les films d’Hong Sang-soo, en s’éloigant des histoires d’amour au présent, perdent parfois une dose de drame et d’excès. Mais le fait que des personnages se situent dans l’après d’une rupture fait gagner à leurs relations une forme de gratuité. Il n’est ici pas question de flirt, et le fait de côtoyer Sanghee n’apporte pas autre chose au poète âgé qu’une satisfaction sensible immédiate, une sensation de bonheur. Sur ce point, quoique partant de données très différentes, Hotel by the river croise Un jour avec, un jour sans, où une rencontre entre un cinéaste marié et une jeune peintre ne se rejouait par deux fois que pour être affirmée comme moment éphémère dont découlent des affects.
Le pressentiment d’une mort prochaine n’est pas sans lien avec la sagesse tardive de Younghwan. La mort, comme idée d’une rupture radicale, d’une discontinuité qui incite à se détacher de toute illusion de maîtrise et de toute projection dans la durée, hante les films du cinéaste depuis toujours[22] [22] Si Bongwan a un pressentiment de mort, il faut se souvenir des propos d’Areum dans Le Jour d’après, disant qu’elle croit pouvoir mourir à tout moment. Récemment, Grass faisait aussi une place importante à ce thème. Mais il était déjà présent dans Haewon et les hommes, comme nous le relevions dans notre critique. . Et, si c’est elle qui conduit le père à contacter ses fils, c’est aussi à travers elle qu’il faut considérer la déliaison spatiale à l’oeuvre dans le film. Les disparitions de Younghwan peuvent être vues comme une expression de son caractère, un redoublement de l’abandon de sa famille, mais elles peuvent aussi être perçues comme une préfiguration formelle de la mort organisant la déliaison généralisée de l’existence. La distance avec les fils vient aussi de cela : une fois mort, nulle raison d’être plus proches des membres de sa famille que d’inconnus. Du point de vue de la mort rien ne tient, même pas la distance.
Comme cela arrive régulièrement chez Hong Sang-soo, le récit est ponctué de plans montrant les personnages ensommeillés, répandant subtilement l’idée que ce que nous voyons pourrait n’être qu’un songe ou une suite de songes. Dans l’hôtel, les vies des personnages flottent. Mais c’est plus généralement la beauté des films de Hong Sang-soo que de se présenter comme un milieu où l’intérieur de la pensée coïncide avec la perte de soi, l’ouverture au monde et aux autres. L’émouvant finale du film n’est ainsi pas sans rappeler le mouvement qui se déployait au fil de Grass entre Areum et les inconnus qu’elle écoutait et observait depuis la table d’un café avant de se joindre à eux. Dépassées les histoires d’amour, la distinction entre rêve et réalité, vie et mort, que reste-t-il ? Une sympathie universelle.