Le volcan qui a donné son nom Maya à Ixcanul de Jayro Bustamante, joue deux rôles dans le film. Il est une divinité de terre à qui l’on réserve prières et offrandes ; il est aussi une frontière naturelle, qui sépare à ce titre d’un autre monde confusément désigné par-delà ses contours : les Etats-Unis, le Mexique, une langue officielle ou une autre, l’électricité dans les rues, ou encore le désert, selon les conversations… À ce propos, la réponse de la mère de Maria (le personnage principal d’Ixcanul) dérive de l’ordre géographique et réhabilite le volcan en tant qu’être vivace et protecteur : « derrière » lui n’est autre que « le froid ».
La silhouette du volcan se dessine trois fois à l’écran, tantôt qu’il s’agisse de partir et de s’organiser pour le faire, tantôt d’avorter en sautant à pieds joints sur les rochers. Mais le soupirail d’Ixcanul (2.35 : 1) est trop fuselé pour qu’elle ne s’y déploie de tout son haut : le champ est comme restreint, le cratère est coupé, l’horizon bouché. Obstructions. Pourtant, la présence du volcan ne saurait se réduire aux visions sporadiques et partielles de son dôme. Ses nappes de fumée fluent et refluent à l’image, mêlées d’encens, de vapeurs de café et de la poussière qui se soulève sur les lignes de crête. Parfois, Ixcanul se plonge complètement dans ces brouillards. Du volcan, un grondement sépulcral se fait aussi entendre ; l’écho de sa vitalité souterraine sourd au long des images, parmi le ronflement des porcs, les bouillons de l’eau chaude et le vent des flammes, le crissement du sable sous les pas, le froissement des draperies… Alors, il ne s’agit plus exactement de lignes de démarcations naturelles ou administratives.
Ixcanul raconte l’histoire d’une famille maya installée dans une plantation de café, sur les flancs de ce volcan. Autour de la fille unique, Maria, qui rêve de partir et qui tombe enceinte alors que sa famille la promettait au contremaître de la plantation, il est question des rapports familiaux, de sexes, de classes, puis de l’administration du pays (le Guatemala) – la question de la langue y prend son importance, cette communauté maya ne parlant pas l’espagnol officiel. À mesure que le film chemine entre ces questions, les rapports de domination sont comme portés au carré d’une séquence à l’autre. L’araignée du pouvoir étend sa toile autour de la jeune fille, et toutes les lignes bougent. Obstacle physique par sa masse sombre, qui isole une région rurale de quelque hors-champ urbanisé, législateur, plus ou moins attractif suivant les personnages qui le décrivent, le volcan compte parmi ces « lignes ».
Il change pourtant, à mesure qu’on s’en approche, jusqu’à ne plus se démarquer lui-même de ce qui l’entoure. C’est un monde sans dehors, qu’il embaume de ses nuées haptiques et sonores. Tout y est poreux. Tout y est « dedans ». Le savoir s’y transmet de femme à femme, dans l’antre embuée de la toilette comme partout ailleurs : par les effluves, par les tissus, par les mains. Qui en dénonce le caractère superstitieux n’ébranle qu’à peine la puissance d’un tel ordre des choses. Plus que par l’efficace, il perdure par le sensible, par le souffle des lieux qui s’engouffre dans la fourrure du micro d’Eduardo Cáceres[11] [11] Eduardo Cáceres est l’ingénieur du son d’Ixcanul, dont le mixage, très subtil, est assuré par Julien Cloquet. . Quelques bouches s’y voient closes, mais Ixcanul ne se coupe pas des haleines du monde. Certains y sont plus réceptifs que d’autres – comme à l’odeur du répulsif à serpents répandu sur les terres. Le domaine des mages ne se délimite pas sur un plan géographique. Il ne rivalise avec rien qui lui serait « extérieur ». Il n’entend pas entrer en rapport d’opposition réciproque avec celui de la « ville », ou celui de la science officielle. De forts contrastes entre deux manières de faire, sont bien évidents toutefois : c’est là, sans nul doute, un sujet majeur du film de Jayro Bustamante.
La différence entre la magie et l’ « opération » (chirurgicale, par exemple) telle que l’établit Walter Benjamin dans les années 1930[22] [22] Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1935) in Écrits français, Gallimard, 1991, pp. 160-161. , trouve ici une belle occasion de se reconduire – d’autant qu’il est bien question d’une telle opération, loin du volcan, pour sauver la vie de Maria. Le mage et l’opérateur n’occupent pas la même position vis-à-vis de la réalité sur laquelle ils entendent agir. L’influence du mage n’exige pas de l’écorce des corps qu’elle se rompe sur son passage. Il œuvre « à distance naturelle » : éventuellement au contact des peaux, mais jamais au-delà – toujours visible. L’opération du chirurgien suppose, au contraire, qu’il « pénètre profondément les tissus de la réalité ». Ses découpes, prélèvements, greffes et sutures ont lieu dans le corps, quoiqu’ils se veulent discrets. D’après Walter Benjamin, le film doit son caractère significatif, dans le monde moderne, à ses opérations particulières en ce qu’elles s’apparentent à celles du chirurgien – quand la peinture pencherait plutôt du côté du mage. Effectivement, en observant un film au ras de ses opérations (en amont de toute considération morale), nous régénérons nos moyens de décrire des processus qui lui sont extérieurs, et qui portent directement sur les existences.
Toute tempérance qu’elle est, autour du volcan, la caméra de Jayro Bustamante n’est pas perturbée par les urines, les vomissures et les décapitations de cochon. Mais Ixcanul compte deux brèves séquences en ville : à l’hôpital puis au commissariat. Elles ne représentent jamais qu’une quinzaine de plans au total (avec les trajets), et jouent clairement de l’ellipse. De façon plus générale, Ixcanul est même bâti autour d’une ellipse décisive : l’opération chirurgicale et sa complice, l’opération administrative, se voient escamotées par leur homologue, l’opération du cinéma. Pour œuvrer en faveur de l’intrigue évidemment, pour se justifier en termes de narratologie peut-être (le point de focalisation tourne autour de Maria et de sa famille), le geste cinématographique de Bustamante gagne du sens, aussi, en jouant de son rapport (en miroir) avec le geste qu’il pointe précisément à cet instant : tranchant, à la dérobée.
Maria est victime de nombreux méfaits visibles dans le film : on la livre aux serpents, on l’engrosse, on la trahit, on la vend. Mais le crime médico-administratif fait l’objet de cette désignation particulière, qui met en évidence une différence de procédure. Le cinéma peut désigner ce qu’il ne montre pas, accuser les failles entre ses images : c’est ainsi qu’Ixcanul fera valoir l’ampleur du hiatus entre ce que Maria sentait dans son ventre (un bébé qu’elle souhaitait garder), et ce qu’elle trouve dans le cercueil qu’elle ouvre (une brique). Un obscur entretien avec une fonctionnaire derrière une vitre, une signature arrachée à Maria sous anesthésie, un interprète (Ignacio, à qui elle était promise en mariage) plus qu’approximatif dans ses traductions… Les intérêts des uns et des autres se laissent deviner, ainsi qu’une probable machination pour tous les satisfaire. Reste qu’entre le corps de Maria et la brique qu’elle déterre, l’écart ne saurait être comblé par quelque explication que ce soit. Et pour prolonger le principe des ablations gigognes qui semble présider au film, ce hiatus est lui-même contenu dans une autre ellipse. Celle-ci est plus minime que celle de l’hôpital, mais non moins remarquable tant rien ne la justifie dans l’économie du drame traditionnel. Cette fois-ci, très abruptement, Jayro Bustamante tronque la séquence de la fouille solitaire de Maria : on ne découvre pas le contenu du cercueil avec elle, mais un peu plus tard, lorsqu’elle ramène le tout à bout de bras devant ses parents.
Entre les émanations du volcan et ces ellipses cinglantes enchâssées l’une dans l’autre, un parcours thématique se dessine au travers du film : il passe par des boîtes, des sacs et des enceintes, par toutes ces choses destinées à en contenir, en envelopper, en transporter d’autres. Ixcanul regorge de recoins, baluchons, paniers, cuves, cruches, enclos, bassins et petites maisonnées. Les œufs et donc, les poules, les flacons, tasses et bouteilles de rhum, les fruits des caféiers, prennent part à l’alchimie ordinaire, toute à découvert, qui se joue sous nos yeux. L’ensemble dérive sensiblement, pour friser le décorum du Policier si ce n’est lui correspondre, très subrepticement – à mesure que ces composantes paraissent plus hermétiques au regard et par-là même, plus suspectes. Pour ce qu’elles sont susceptibles de recéler, les valises, les enveloppes cachetées et les coffres des automobiles jouent des rôles de premier plan dans l’histoire du genre sus-cité : ce sont elles que le Policier invite à suivre, d’un raccord à l’autre. Dans Ixcanul, on emprunte effectivement une voiture rouge, on suit un cercueil blanc, on s’entoure de casiers métalliques, on cherche un dossier administratif. La relation du film au genre Policier ne dépasse jamais le niveau de ces accessoires épars, car aucun suspense ne boursouffle autour d’eux. Ce que l’on trouve dans les cercueils, tout comme ce que l’on trouverait dans les fichiers du ministère, n’appelle aucun effet de climax. Le micmac du thriller (fût-il « social »), s’enclenche péniblement à partir d’un hiatus de corps, tel que l’accuse l’emboîtement des ellipses d’Ixcanul. Autour de lui, indépendamment de l’intrigue, un éventail de boîtes se déploie entre ces deux pôles : entre le policier et le volcanique, le volcan régnant en maitre sur toute une filiation de contenants perméables et mouvants, qui s’échangent, se vident et se remplissent, qui infusent continuellement sous nos yeux.
Parmi ces coques et ces nids, on rencontre donc le corps d’une femme qui tombe enceinte. « Je me sens comme le volcan », dit Maria dans l’étuve, à qui lui tâte le ventre. Il pourrait aussi être question de sa tête (l’anatomie parle de « boîte » crânienne), tant la construction du film de Bustamante l’appelle de ses vœux. Ixcanul s’ouvre sur un gros plan de la jeune femme, isolée et mutique, confinée entre quelques planches de bois par lesquelles perce le jour. Il est interrompu à la faveur d’un marquage générique sur fond noir, puis immédiatement repris : dans l’intervalle, des mains se sont affairées autour de ce visage impassible, couronné de pompons rouges et jaunes. Faute de raccord, ces plans resteront orphelins le temps que l’histoire se déroule, jusqu’à sa suture finale : le film y revient, pour sa dernière image. Les oreilles de Maria sont piquées de perles, puis elle est recouverte d’un voile blanc, à peine translucide. Par-delà le symbole (très amer en cette fin du film), au niveau plastique le geste du recouvrement sonne le glas des attentions portées à la surface du beau visage de María Mercedes Croy, et vient plutôt, alors, souligner le volume de sa tête.
Au cours du film, la perception de la tête de Maria (comme contenant) se sera superposée à celle de son visage, jusqu’à lui suppléer, parfois. Lorsqu’elle se tourne vers le hors-champ, sa mère lui demande littéralement ce qu’il y a « dans » sa tête. Même parmi les autres, Maria est souvent si-lencieuse, à l’écart. Ixcanul nous renvoie toujours à ce repli dans l’espace de la fable : derrière son regard, dans sa tête. L’œil et l’esprit du spectateur y engagent leurs fouilles, en des situations disconvenantes ou incongrues qui y invitent tant elles se prolongent à l’écran. Le point de vue vient aussi, parfois, se nicher dans cette embrasure. Les plans concernés sont assez flottants dans l’espace-temps, mais le montage nous autorise à les considérer comme « subjectifs ». Ils sont assez rares, et très laconiques : certains sont paysagers (horizon, collines, astre lunaire…) et d’autres vont recueillir quelques apartés face à l’administration guatémaltèque – au moment du recensement dans les plantations, puis au moment névralgique de l’ellipse à l’hôpital. La sensation d’une cavité, en-deçà de l’image, est augmentée par les vitres à travers lesquelles on observe ces scènes. Une légère opalescence se dépose sur l’image, le son est feutré, les voix sont étouffées voire inaudibles, recouvertes d’un souffle. Ixcanul donne à entendre cette respiration du « dedans », comme d’un ventricule diaphane, bien tangible par ce biais acoustique. Tandis que le film se déroule, c’est l’intériorité de Maria qui se dilate, prenant cette consistance très concrète en certaines occasions.
La tête de Maria ne s’appréhende donc pas du seul point de vue physionomique. Elle nous est donnée à percevoir comme un recoin, comme ce lieu à la fois dans le monde et un peu en retrait, où l’esprit se situe. Du « dedans », celui-ci tâte ses propres contours, s’enveloppe à l’aveugle et définit sa place, qui va bien correspondre, intuitivement, au volume intérieur de la tête : vécu, et désigné comme une crypte béante, comme « un dôme ou une caverne », empli de nos images, nos voix et nos souvenirs[33] [33] Georges Didi-Huberman, Etre crâne. Lieu, contact, pensée, sculpture, Les éditions de Minuit, pp. 29-40. . C’est une telle crypte que Jayro Bustamante sculpte (par soustraction) depuis l’intérieur de Maria, et qu’il nous rend si palpable. À l’image de son enjeu, Ixcanul se déploie dans l’interstice évasé entre deux gros plans. La série de ses ellipses concentriques qui ciblent une percée dans le corps de Maria, vient enfin se replier sous le voile dont on recouvre son visage. Demeure un nimbe orageux sous ce drapé clair, avec le rehaussement de la coiffe : l’ensemble n’est pas, d’ailleurs, sans rappeler quelque aspect de volcan. En l’abîme que le cinéaste met en exergue avec ces plans, perdure l’influence volcanique de son film, avec ses zéphyrs, ses brouillards, ses clameurs caverneuses. Que ce lieu (sous le voile : tête, visage) appelle l’ordre du toucher, du tact et du flair par ce qu’il irradie, n’en fait pas moins l’antre de la pensée. C’est à lui, et à lui seul, qu’il revient donc de tout contenir.