C’est avec une indifférence polie liée à l’habitude que l’on pourrait, en y reconnaissant un discours qui ne brille pas par sa nouveauté, considérer La vie domestique. Il dit le caractère aliénant du quotidien de femmes pourtant à l’abri des soucis matériels. Habiter dans une banlieue pavillonnaire, un environnement pourtant serein, pratique et verdoyant, y être propriétaire d’une maison qui recueille la croissance des enfants, s’accompagnerait de contraintes et de pressions constantes, qui rendent impossible un véritable épanouissement. Voilà une idée qui ne nous fait pas tomber des nues. Et peut-être que l’on n’en tombe pas davantage en voyant la manière dont Isabelle Czazka traite son sujet, mais néanmoins le film parvient à donner une image qui fait mouche à cette rengaine de l’aliénation (de laquelle, bien qu’on puisse la trouver insuffisante et délavée, il ne faut pas nécessairement se moquer). C’est en termes de mise en scène que cela se règle (ou se dérègle).
Czazjka, en réduisant la durée de l’action à 24h, pendant lesquelles nous suivons Juliette (Emmanuelle Devos), une mère de famille qui anime un atelier littéraire avec des jeunes filles en difficulté et écrit des articles pour des revues, se donne d’abord un cadre temporel. Grâce à celui-ci, le quotidien se donne comme une course contre la montre, le personnage (mais aussi d’autres femmes et voisines dont les activités s’entrelacent à celles de Juliette) devant faire face à diverses obligations. Comme le laisse assez clairement entendre un dialogue, la journée se présente à elle chaque matin sous la forme d’une liste imaginaire : course contre la montre et liste de courses. Pour elle, cela a deux conséquences : elle devra sans cesse être en mouvement pour aller aux endroits où elle est attendue, et elle se réduira à ces déplacements et aux fonctions qui s’y rattachent. Aller à l’école déposer les enfants, au supermarché faire les courses (pour reprendre ici les éléments les plus prévisibles). Précisons que Juliette attend des nouvelles d’un éditeur qui pourrait lui donner un poste et doit lui fixer un rendez-vous. Cette aspiration à la vie professionnelle entrera en conflit avec les obligations de la vie domestique : sans doute avoir gonflé le scénario avec cet enjeu dramatique n’est pas une idée très heureuse, puisque cela a pour effet de distinguer ce jour des autres.
Lancées de bon matin, ces femmes parviennent à remplir leur journée, comme elles rempliraient un contrat (le contrat de mariage, certainement). Il faut qu’elles avancent et lorsque la fille de Juliette lâche son cartable, la mère le ramasse et le garde en main pour aller plus vite. Le travelling, figure récurrente du film, qui accompagne les personnages, montre le lien qui unit cette vie au mouvement. Mais c’est dans cette fluidité des travellings, escalators et caddies que des brèches sont pratiquées. Ces femmes sont confrontées à des éléments qui pourraient les détourner. Quelques plans intégrés dans une séquence (un campement de roms sur la route du centre commercial), un événement brusque (l’accident évité en rentrant d’un repas), ou une image aperçue sur l’écran plat. Une séquence dit la place toute relative qui est accordée à ces incursions dans le quotidien, l’important y étant recouvert par le futile. Autour d’un café matinal, une conversation oscille entre misère du monde et qualité des viennoiseries. Si c’est un moment particulièrement acerbe pour les personnages, il laisse aussi sentir quel genre de malaise elles éprouvent face aux images de misère : moins de la révolte contre la pauvreté que du déplaisir éprouvé à sa vision. Voilà donc le genre de femmes qui n’auraient rien à redire, bien au contraire, aux arrêtés anti-mendicité, et cela non pas parce qu’elles ont des idées politiques, mais parce qu’elles ont des choses à faire et un rôle à remplir. C’est ici où l’approche sociologique est court-circuitée : ce n’est pas l’appartenance à un milieu social qui rend ces femmes hermétiques à la souffrance des autres, c’est un système temporel et spatial qui fait de la perte du temps une menace permanente [11] [11] Bien sûr ce système n’est pas indépendant du milieu social, mais il peut ici, dans l’oeil du spectateur, en être détaché, ou venir au premier plan. .
Les à-côtés que rencontrent ces femmes sont donc autant d’appels qu’elles ignorent. Elles passent à côté de leur vie, à côté les unes des autres, et à côté du monde. La caricature n’est parfois pas loin, et on peut voir de la cruauté dans la tendance du film de réduire ses personnages à quelques traits. Mais c’est aussi là que se situe son enjeu et sa cohérence, dans la réduction, à la fois subie et volontaire, à des stéréotypes et à des automatismes (le moment où, se croisant devant l’école, Juliette lance une invitation qui est acceptée, l’invitation étant aussi automatique que l’acceptation, « je ne pouvais pas faire autrement ». Il s’agit aussi pour les deux personnages concernés de gagner du temps, car l’invitation met fin à la conversation et elles pourront continuer leur journée. Elles ne se parleront d’ailleurs pas lorsqu’elles se recroiseront au supermarché plus tard). La ville résidentielle est d’ailleurs plutôt montrée comme un espace factice, et si les personnages sont réduits à quelques traits, il faut remarquer comme, à chacun des passages de Juliette à travers le parc, la vie autour d’elle se résume à la présence de quelques figurants aux activités variant selon le moment (un homme qui part travailler, deux amis qui jouent au badminton, un jogger…). Chacun, dans un système répétitif et minuté, est amené à tenir son rôle, à se trouver au bon endroit à la bonne heure, ni plus ni moins.
Mais au-delà de ce travail d’épure qui accompagne la réduction de la vie intérieure, le film tente par touches de pénétrer sous la surface[22] [22] En cela fidèle à une citation de Woolf lue par Juliette. Mais l’un des défauts du film est justement la présence de dialogues ou de textes qui alourdissent inutilement l’ensemble. Plusieurs séquences auraient pu être coupées sans que le film y perde : par exemple celle avec la mère de Juliette, ou celle où le personnage interprété par Julie Ferrier se rend chez Juliette avec son mari. La trame concernant la disparition d’un enfant de la ville voisine est elle aussi finalement superflue. On ne reprochera pas forcément de ne pas en avoir fait plus (en recourant à un traitement de l’espace plus formaliste, par exemple), mais plutôt de ne pas en avoir fait moins. On a parfois l’impression que la réalisatrice redoute un possible flou ou flottement, et que les dialogues doivent conjurer cette crainte en donnant du sens. avec un regard qui n’est pas dénué de nuance et de tendresse. Même si, lorsque le rôle de bonne mère de famille est abandonné, c’est souvent l’angoisse qui pointe et non le rire, reste qu’on ne se contente pas d’épingler les mères comme des monstres, desquels on peut se moquer ou avoir peur, sans capacité propre à éprouver leur condition. Un moment, celui où Betty (Julie Ferrier) craque après qu’un enfant ait dessiné au feutre sur son canapé neuf, est à ce propos assez réussi. Etant donné que la grand-mère de ce personnage est morte le jour même, le fils qui vient prendre sa mère dans ses bras pour la réconforter croit que c’est ce deuil familial qui cause les pleurs. L’effet comique suscité à la vue de ce personnage effondré pour une raison futile est alors doublé d’un effet tragique. C’est toute la perfection avec laquelle le personnage joue son rôle qui se retourne contre lui : au moment même où il n’arrive plus à assurer le jeu, la remarque du fils vient l’y réintégrer, le petit garçon n’ayant jamais rien vu d’autre que ce que sa mère a bien voulu lui montrer. Dans ce plan, c’est par les apparences que passent sa « réussite » de mère et sa défaite de femme.
Au-delà du stéréotype, c’est la disparition des singularités qui guette. Ainsi l’un des maris, après avoir confondu deux prénoms (Savannah et Samantha) déclare avec condescendance que «C’est la même chose ». Comme s’il s’agissait avant tout de parler, de combler le silence entre le moment où l’on arrive chez son hôte et le moment où on le quitte, et que cet usage creux du langage était aussi témoin du vide des individus. Dans ce cas un prénom en vaut un autre, et une phrase aussi, puisque dire passe avant ce qui est dit. C’est tout le problème du mari de Juliette, et tout le malentendu entre eux, puisqu’il dit ce qu’il ne pense pas au lieu de dire ce qu’il pense. Juliette est en effet la plus rétive à ce système, ce pour quoi elle est moins appréciée et intégrée. Lors du dîner final, ses capacités de jeu apparaissent limitées : elle tente de prononcer une réplique qui se trouvait au début du film dans la bouche d’un autre personnage, ce qui constitue pour elle un effort en même temps qu’une renonciation (à ne pas jouer le jeu), mais c’est aussi l’instant de la rupture puisque la phrase, au lieu d’être accompagnée par un sourire convivial, l’est par une expression de tristesse et d’amertume. C’est une mauvaise actrice.[33] [33] C’est aussi un film qui pose la question du casting, et s’il semble dans le film que les maris ont moins de problèmes que les femmes, c’est aussi dû au fait qu’il ont le physique, moyen, de l’emploi. Ce qui n’est pas le cas de Julie Ferrier (sa « tête de caissière », qui la placerait en-dessous de son rôle) ou Héléna Noguérra (dont la plastique de mannequin la placerait au-dessus de son rôle), ce qui participe de leurs difficultés.
Dans le centre commercial fréquenté par les personnages, s’étalent des panneaux publicitaires sur lesquels est inscrit en grandes lettres « Libérez-vous ». Sans doute n’est-ce pas là un procédé très subtil de la part de Czazjka. Reste qu’il s’agit d’une injonction, d’une direction donnée aux personnages par un élément extérieur. Se libérer, c’est alors encore obéir à un metteur en scène abstrait qui n’a pas de pouvoir sur les corps sans conquérir les esprits. Se libérer sans obéir, ne plus être une femme sous influence et établir sa propre mise en scène, le film laisse entrevoir que c’est ce qui attend Juliette. En s’offrant le plaisir d’une cigarette, Juliette arrête le mouvement et trouve un temps à soi, une liberté en négatif. Simple pause, ou amorce d’un changement radical. La vie domestique est peut-être un film d’avant divorce.