L’Algorithme de la caverne

Sur Kaizen d'Inoxtag

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le 15 janvier 2025

“Tu n’as rien vu sur l’Himalaya”

Si la critique et la revue des médias (cinéma, radio, télévision) est courante sur Internet, l’intérêt réciproque demeure chose rare : les stars de YouTube sont rarement celles des médias traditionnels[11] [11] (« Avec Internet[…], la construction de la popularité ne suppose plus forcément l’accès aux médias de masse, elle peut se réaliser au sein des réseaux animés par les jeunes, qui consacrent eux-mêmes leurs propres stars.NOTEDEBUTPetiau, Anne. « Chapitre 5. Culture numérique, culture médiatique ». Technomedia, Éditions Mélanie Seteun, 2011, https://doi.org/10.4000/books.ms.383.) . De ce point de vue, la médiatisation dont a bénéficié Kaizen, le premier film (revendiqué) du youtubeur Inoxtag, Ines Benazzouz, peut être considérée comme un événement dans les relations entre médias. Le 13 septembre 2024, Kaizen bénéficiait en effet d’une première dans 450 salles de cinéma, avant d’être publié sur Youtube le lendemain, suscitant de nombreux commentaires plus ou moins enthousiastes.

Inoxtag dans la matinale de France Inter face à Léa Salamé.

L’intérêt pour ce récit d’ascension de l’Everest n’est pas étonnant pour qui considère la longue histoire de médiatisation des « premières » en France (abréviation qui désigne, en alpinisme, la première ascension atteignant un sommet spécifique). En 1936, déjà, Marcel Ichac utilisait le cinéma pour populariser l’alpinisme en accompagnant l’expédition française au Karakoram (Karakoram, 1936). Le film, qui connut un grand succès, intégrait entre les scènes d’ascension des extraits de journaux exaltant les “efforts surhumains” des sportifs français. À partir de l’entre-deux-guerres, la médiatisation des expéditions s’intègre dans un discours nationaliste et colonialiste, qui fait de la conquête des sommets un moyen d’assurer le prestige français à l’internationale. La télévision supporte activement ces entreprises, jusqu’à accompagner la première ascension française de l’Everest en 1978 et planter au sommet un drapeau « TF1 » sous celui de la France.

Marcel Ichac, Karakoram, 1936

Le défi d’Inoxtag a souffert de la comparaison avec cette première télévisuelle. Il participerait notamment d’une massification du tourisme himalayen, dénaturant l’expérience originelle des pionniers. « Ce qu’Inoxtag ne verra jamais en haut de l’Everest[22] [22] Le Monde, « Ce qu’Inoxtag ne verra jamais en haut de l’Everest » » : la solitude des hauteurs, le sentiment d’exception de quelques rares individus confrontés à une nature quasiment vierge. Cette nostalgie va de pair avec le rapport condescendant et infantilisant que peuvent entretenir les médias classiques avec un objet issu d’Internet. Si la performance sportive et les problèmes éthiques que posent l’ascension ont très longuement été commentés, rares sont en effet les espaces de critique au sein desquels Kaizen fut abordé comme l’objet culturel qu’il est, et les quelques tentatives d’analyses ont peiné à s’éloigner des critiques morales dont le film a fait l’objet.

L’algorithme de la caverne

Inès Benazzouz n’est pas le premier youtubeur à avoir accompli le passage au grand écran. Ce qui nous semble cependant remarquable avec Kaizen, c’est qu’il récupère la forme classique du “vlog” en lui donnant une ampleur et une sophistication nouvelle. La quête de l’Everest est l’occasion pour Inoxtag d’offrir un récit de vie qui suit exactement, jusqu’à s’y confondre, son ascension sur YouTube et les étapes de sa carrière (le youtubeur affirme d’ailleurs avoir “grandi sur Internet”). Bien que le tournage de Kaizen se soit déroulé sur un an, le film intègre les images d’anciennes vidéos gaming, que le youtubeur a posté tout au long de son adolescence, depuis ses treize ans. Cette rétrospective est l’occasion de constater non seulement sa transformation physique mais aussi l’évolution de sa carrière en ligne : des vidéos tournées seul dans sa chambre avec une webcam jusqu’à la production gigantesque de Kaizen, pour laquelle Inoxtag s’est entouré d’une équipe professionnelle d’alpinistes, techniciens et réalisateurs-producteurs de cinéma. En témoigne le soin apporté à l’image et au travail sonore : plans au drone, recours aux images de synthèse, utilisation massive du sound design pour accentuer les moments clés de la narration. En se professionnalisant, la forme du “vlog” gagne ainsi en spectaculaire, au dépens du sentiment de proximité qu’entretient le spectateur avec l’auteur (la “relation parasociale” théorisée par Horton et Wohl en 1956).

La qualification de “documentaire” (retenue pour la catégorisation du film) a de quoi surprendre, tant ce récit de vie est entièrement conçu comme un conte dans le pur style des cinéastes campbelliens (on pense notamment à George Miller). Dans la vidéo d’annonce du projet, le youtubeur faisait le bilan des six années passées en feuilletant les pages d’un livre pop-up numérique. Au centre de ce qui ressemblait à une grande boule à neige agitée de flocons, les représentations 3D des grandes étapes de sa vie sur YouTube devenaient autant de petits monuments du passé, regardés avec tendresse et nostalgie. Au seuil d’une nouvelle étape de sa carrière, la forme la plus reconnaissable du conte permettait d’inscrire le défi d’Inoxtag dans le prolongement d’un récit d’apprentissage. Le livre des six années passées refermé, il suffisait à Inès de suivre le souffle froid portant les flocons pour découvrir l’accès vers un dehors glacé, au pied de l’Himalaya. La vidéo d’annonce mettait ainsi en scène une véritable “sortie de la caverne”, métaphore plus ou moins subtile de l’apprentissage, coïncidant étrangement avec les transformations successives de l’algorithme YouTube.

Cette façon d’associer la montagne au récit type de formation a des échos lointains. La littérature et le cinéma de montagne construisent, entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle, une mythologie de l’alpinisme (au sens barthésien), dans laquelle la montagne devient un lieu d’élévation morale réservé à une poignée d’élus. On imagine facilement comment cette idéologie a pu s’associer au culte du héros dans les Bergfilm (films de montagne allemands) d’Arnold Fanck, en particulier au vu du “climat moral” de l’alpinisme outre-Rhin décrit par Pierre Dalloz en 1936 : « on aime en ce moment à y jouer au surhomme[33] [33] DALLOZ Pierre, « Réponse de Pierre Dalloz à Étienne-Brühl », La Montagne, mars 1936, p. 182. ». Les personnages du Bergfilm éprouvent leur supériorité physique et morale au cours d’une « lutte avec la montagne » (du nom d’un film précurseur du Bergfilm : Im Kampf mit der Berge, A. Fanck, 1921), en se confrontant à une nature hostile et dangereuse.

Arnold Fanck, Im Kampf mit der Berge, 1921

Tout en héritant de cette mythologie, Kaizen prétend désamorcer l’image d’une nature vierge. Si, pendant la plus grande partie du film, les plans au drone offrent à voir une montagne immaculée, le climax désamorce cette image d’Épinal de l’ascension. Les queues qui immobilisent les alpinistes des heures entières le long des crêtes, la médiocrité et le manque de préparation de certains d’entre eux, font perdre un peu de son spectaculaire à l’ascension. L’Himalaya d’aujourd’hui n’est pas un monde de valeureux élus : le “surhomme”, qui affrontait seul la force tellurique de la montagne, s’est dissout dans la masse des touristes. Ce n’est donc pas l’Everest lui-même qui constitue le lieu véritable de la métamorphose mais plutôt l’année d’entraînement intensif qui le précède. Inoxtag ne cesse d’ailleurs d’y insister : l’Everest n’est qu’une métaphore, et l’échec importe peu, l’important étant de progresser jour après jour, « petit à petit » (c’est le sens du japonais 改善 (kaizen), que l’on peut traduire par « amélioration continue »).

Le quotidien d’Inoxtag avant sa préparation est « catastrophique ». Le jeune homme habite dans la salle de bains de ses parents, une chambre de fortune temporaire dans laquelle il ne vit pas véritablement : ses journées, rythmées par les lives, ne lui laissent pas le temps de ranger les habits qui jonchent le sol et remplissent la baignoire. Préparer l’Everest implique d’abord de changer ses habitudes : réduire son rythme de production (de quatre à deux vidéos par mois), se défaire peu à peu de sa dépendance aux écrans (en laissant son téléphone chez lui), et entamer un entraînement intensif.

D’après son coach, il faudrait 5 ans pour obtenir la forme physique qu’Inox cherche à atteindre en une année. Mais le life turn, pour être spectaculaire, doit être resserré. Aussi les objectifs d’Inès sont-ils toujours volontairement inaccessibles, à l’image de la randonnée du GR20, qu’il accomplit en cinq jours (au lieu de seize) durant sa préparation. Cette façon téméraire, voire dangereuse, d’envisager l’activité sportive correspond en fait à l’ethos du personnage qu’Inès développe sur YouTube depuis des années.

Le « mascu-mignon »[44] [44] D’après Laurène Marx. : Luffy alpiniste

Ce character-development a un modèle revendiqué, celui de la culture shonen (mangas destinés aux lecteurs adolescents masculins). Inès s’identifie volontiers à Luffy, personnage principal de la série One Piece : il arbore fièrement le chapeau du personnage dès son départ pour le Népal, et le garde avec lui tout au long de son ascension. Au sommet de l’Everest, l’objet acquiert d’ailleurs une nouvelle portée émotionnelle, puisqu’Inès découvre caché dans son bandeau un message de sa mère (seule figure féminine du film, jouant le rôle d’ange-gardien). One Piece met en scène le voyage initiatique de Luffy, qui a la réputation d’être imprudent, voire fou, puisqu’il s’attaque à des adversaires a priori trop puissants pour lui tout en réussissant chaque fois à s’échapper vivant. Son succès tient autant à sa capacité à s’entourer (l’équipage du Chapeau de paille) qu’à son corps élastique, un superpouvoir développé après avoir mangé le « fruit du dragon ». De même, le corps d’Inès, qui sera soumis aux chocs les plus brutaux au long de son entraînement, semble échapper à toute fracture : il plie mais ne rompt pas. Surtout, Luffy incarne, comme Inoxtag, une masculinité biface, qui mêle une forme de naïveté infantile à une attitude virile et un goût pour les défis impossibles.

Les séquences en images de synthèse de Kaizen empruntent également aux animés shonen une représentation démiurgique de l’exploit physique, dans laquelle le surcroît de force et d’énergie d’un personnage s’accompagne de phénomènes sismiques : tremblements de terre, tsunamis, failles, etc. L’ouverture de Kaizen retrouve le motif de la grotte, dont la sortie est cette fois précipitée par un effondrement. Cette séquence non-narrative (il s’agit du générique du film) témoigne d’un plaisir des failles, des craquements, des chutes, des ondes de choc. De la même manière, au milieu du film, le boost d’énergie d’Inès s’associe au tremblement des forces naturelles dans un montage ultra-rapide. Les mouvements de rotation du cadre, prolongés d’un plan à l’autre, entraînent un renversement cosmique du haut et du bas, du ciel et de la terre. Au cœur de cette éruption, le corps du youtubeur devient, l’instant de quelques images, un pur conducteur d’intensité, jusqu’à n’être plus qu’un flou de mouvement.

Inoxtag, Kaizen, 2024

Le film est ainsi construit selon une alternance de sommets d’intensité et de creux d’épuisement. L’accidentel, dans tout ce qu’il peut avoir de traumatique, vient faire irruption au sein de ce parcours. Le premier bousculement survient directement après que l’équipe a été immobilisée par le Covid au camp de base de l’Ama Dablam, lorsqu’Inoxtag et Mathis sont témoins du crash d’un hélicoptère à proximité du camp. L’effet de sidération est renforcé par l’utilisation d’images filmées au téléphone par Inès lui-même, reprenant des codes généralement associés au journalisme télévisuel. Leur qualité (définition, format, stabilisation) leur donnent une valeur « réaliste », comparativement au reste de la mise en scène. Cette rencontre avec la mort préfigure la phase ultime de l’ascension, le chemin étant jalonné par des alpinistes épuisés, en manque d’oxygène, quasiment agonisants. Ces images ne laissent rien voir à proprement parler : les corps sont balayés par les Gopro fixées sur les casques d’Inox et son équipe, puis floutés en post-production, dans un régime visuel là encore emprunté au reportage. L’irruption la plus marquante est sans doute l’image floutée d’un des cadavres abandonnés au sommet, sorte de memento mori horrifique. Enfin, au cours de l’étape ultime de la « zone de la mort », l’équipe d’Inox apprend le décès d’alpinistes tombés peu de temps après leur passage.

Convertir le choc

Plus tard, dans une séquence de baisse de tension qui précède l’accès au sommet, les images de mort font retour. Elles se chargent cette fois d’une violence plus profonde et plus sourde, et deviennent l’expression du surmenage physique et psychique du héros[55] [55] Les séquences d’exploits d’Inoxtag sont généralement rythmées par ces baisses de tension (c’est le cas durant la randonnée du GR20, où il manque de perdre connaissance) . Le traumatisme (au sens physique d’un trouble causé par une lésion) s’insinue sous différentes formes dans le quotidien d’Inoxtag. L’“esprit Kaizen” fait du choc permanent un outil de construction de soi. L’intensité de l’entraînement sportif s’associe au rythme de production et de lives, jusqu’à inquiéter les amis du vidéaste. Tout l’intérêt de Kaizen tient précisément à ceci : alimenter la fiction d’une main, documenter ses coulisses de l’autre, en montrant sous ses différentes formes la sévérité et la brutalité du traitement que le youtubeur s’inflige.

Kaizen ne raconte donc pas simplement l’histoire d’un passage à l’âge adulte (si l’on admet que cette initiation constitue le contenu du mythe) : il documente aussi les conditions socio-économiques de cette transformation, la conversion d’un modèle d’entrepreneur et d’une image de marque. Le film achève ainsi un career shift qui s’est en fait amorcé dès 2020. À l’époque, Inoxtag fait face à une période de stagnation économique : la dynamique de sa chaîne ralentit, son audience peine à s’élargir de nouveau, et il commence lui-même à se lasser des formats vidéo qui l’avaient d’abord fait connaître. Il abandonne alors progressivement le gaming pour s’orienter vers des contenus d’aventures, inspirés de youtubeurs américains comme Mister Beast. À contenus nouveaux, branding nouveau : Inoxtag se défait de son image de jeune youtubeur réservé aux adolescents pour toucher un autre public, tout en continuant à cultiver un univers essentiellement masculin. [66] [66] Cf. parmi la multitude de réactions, l’analyse enthousiaste de Silouane Pascal, « L’histoire du GÉNIE qui révolutionne YouTube » : « Inox réussit à conserver l’audience qui l’avait suivi pendant des années mais, avec ces nouveaux types de contenus, à attirer une autre audience qui ne consommait pas ses contenus jusqu’à présent. »

Admettons-le : ce récit de transformation n’a rien de fondamentalement nouveau. Le changement de branding par le recours à l’haltérophilie est même devenu une sorte de passage obligé sur le YouTube français, dépassant largement le cercle restreint des influenceurs muscu (et mascu) – on pense par exemple à la transformation physique de McFly et Carlito. Ce qui fait la nouveauté du geste d’Inoxtag, c’est plutôt l’ampleur de sa stratégie médiatique, qui l’a amené à briguer les salles de cinéma françaises au mépris de la réglementation du CNC. Le visa exceptionnel dont a bénéficié Kaizen, qui permet à certains films de contourner la chronologie des médias, limite sa diffusion à 500 séances sur 48 heures seulement : le film d’Inoxtag a été projeté plus de 1000 fois dans 450 établissements. Dans un communiqué publié le 20 septembre, l’ACID dénonçait une mise en danger de l’écosystème cinématographique[77] [77] ACID, « 340 000 entrées pour Kaizen, à quel prix ? » . Considérer Kaizen comme un objet culturel, en sortant d’une conception hiérarchique Internet/cinéma, ne signifie pas pour autant fermer les yeux sur l’idéologie qu’il promeut et les conséquences de son exploitation au cinéma.

T’en retiens quoi ?

Les nombreux commentaires qui ont pointé les déterminations économiques du projet d’Inoxtag (capital économique, sponsors), sont malheureusement passés à côté de ce qui représente la trouvaille la plus intéressante (mais aussi la plus préoccupante) de Kaizen : la coïncidence parfaite d’un récit de formation et de la transformation d’un branding, soit la création de soi-même comme sujet économique. Dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (1990), Deleuze prédisait l’avènement d’une subjectivité entrepreneuriale, associée aux nouvelles formes du contrôle social : « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde.[88] [88] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in L ‘autre journal, n°1, mai 1990 » En un sens, le véritable héros de Kaizen n’est pas un jeune homme, mais une entreprise – une auto-entreprise. Certes, le film montre par moments de découragement, lorsque le youtubeur ne parvient pas à suivre le rythme qu’il s’est lui-même imposé. Mais ces décrochages ne sont que le contre-coup d’un contrôle de soi poussé à l’extrême : il ne s’agit pas seulement d’accomplir un exploit, mais de se redéfinir subjectivement dans cet accomplissement :

« Si cette expérience elle m’a pas changé, mentalement, je serai arrivé au sommet, comme tous les autres projets, j’aurais dit : « Bon bah j’ai fait le sommet, et maintenant je fais quoi ? » C’est le pire échec. Faut que je sois un nouvel homme. Tu prends le Inès de début d’annonce du projet, à la fin, et tu dis : « C’est deux mecs différents ». Que ça soit pour moi ou pour les autres, tu vois. Si j’ai pas changé, ce sera un projet de plus au catalogue quoi, et t’en retiens quoi ? »

Dans la séquence finale, le nouvel homme en question semble sorti d’un film de Stallone : torse nu, arborant une barbe broussailleuse et occupé quotidiennement à travailler la terre dans une ferme cubaine. On est parfois surpris par ce qui nous attend hors de la caverne.

Inoxtag, Kaizen, 2024