L’artiste et ses petites sœurs

Sur Éclats du romantisme (2025) de Raymond Bellour

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le 10 décembre 2025

Commençons par un caveat : l’auteur de ces lignes connaît fort bien celui des pages dont il rend compte, et il lui faut avouer qu’à l’origine de ce texte se trouve, entre autres, une vieille amitié. Mais avant elle, il y avait déjà l’admiration. Familiarisé avec les concepts bellouriens avant de connaître l’individu à leur source, l’auteur croit pouvoir prétendre, sinon à l’objectivité, du moins à l’intimité théorique. Que l’on lise donc ce texte comme la reconnaissance de dette conceptuelle d’un disciple soucieux d’exposer une pensée à laquelle il doit beaucoup.

En 1989, pour le bicentenaire de la Révolution, Raymond Bellour faisait paraître Mademoiselle Guillotine, son ouvrage le plus fou et le plus méconnu. C’est que son objet apparent – une tétralogie d’Alexandre Dumas – camouflait peut-être trop l’enjeu central du livre : faire l’archéologie du regard romantique (« ce nouveau regard qui n’existe que sexué, saisi dans la différence des sexes », p. 18), analyser comment il redistribue les rôles au point de faire de la femme une « médiatrice du savoir, puissance inductrice de la nature et de la création » (p. 81) et décrypter l’épistémé sentimentale (foncièrement œdipienne) structurant ces nouveaux partages (« l’inceste est devenu la forme historique, exemplaire, idéale et secrète, de l’amour. », p. 220). Le but en était en même temps d’historiciser les schèmes psychanalytiques en revenant à leur origine trouble, le mesmérisme, science dans laquelle excelle le héros dumassien Joseph Balsamo. La psychanalyse s’en retrouvait historiquement située, datée. Œdipe, l’angoisse de la castration ou l’idéalisation du moi et les ruses du transfert n’étaient pas niés, mais relativisés, réinscrits dans une configuration dont les meilleurs témoins demeurent les romanciers. Pour le dire en raccourcissant quelque peu les dédales de cette réflexion : sans la Révolution, sans une assignation du féminin à une fonction de regard réparant et inspirant l’ego masculin, pas de psychanalyse. La validité épistémologique de celle-ci s’en trouve circonscrite, en compensation de quoi elle préserve sa place prééminente dans l’analyse de triangulations modernes sourdant du même sol historique.

Éclats du romantisme peut être lu comme le prolongement de cette enquête (preuve en serait que bien des textes publiés dans ce recueil datent des années quatre-vingt, période d’élaboration de Mademoiselle Guillotine). Sous-titré « Femmes – littérature, cinéma », il en étend le terrain à d’autres plumes – Michelet et son Journal, le René de Chateaubriand, L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam, la famille Brontë, la fratrie d’Henry James, quelques autres encore – et à quantité de films, parmi lesquels ceux d’Hitchcock et de Lang tiennent une place de choix (comme, déjà, dans le fondateur L’Analyse du film). La continuité entre littérature et cinéma tient à ce que ce dernier reste captif du dispositif d’énonciation et de distribution des regards déployé par les écrivains au XIXe siècle. Prenant racine dans le même tournant familialiste, bourgeois et patriarcal, les deux arts racontent les mêmes constitutions subjectives forgées dans la séparation du féminin (figure passive parce qu’inspiratrice, source de toutes les cristallisations) et du masculin (seul énonciateur, fortifié par un regard tirant sa puissance de celui-ci que lui rend le féminin) [11][11] Bellour ne cite pas Laura Mulvey, parce que leurs méthodologies divergent trop. Il est toutefois remarquable que ses thèses rencontrent en grande partie celles de « Plaisir visuel et cinéma narratif », qui interroge aussi l’assignation du féminin à l’objet passif tandis que le masculin est sujet de regard tout-puissant.. En ce sens, le romantisme analysé ici aura duré plus bien longtemps que ce qu’en dit l’histoire littéraire : plutôt qu’un courant, ce fut notre condition même durant deux siècles[22][22] Soit dit en passant, on peut voir là un signe de la parenté intellectuelle entre Bellour et Rancière, qui voisinent si bien depuis si longtemps : ce que Bellour baptise romantisme, Rancière l’a appelé « régime esthétique de l’art ». Les deux auteurs n’en dessinent pas la même architecture – séparation garantissant la circulation des regards et le blocage symbolique pour l’un, égalité des fonctions expressives rapportées à un sensible dé-hiérarchisé pour l’autre – mais s’accordent sur la datation comme sur les formes de détermination à l’œuvre (la Révolution).. Bellour dit de celle-ci qu’elle « se survit encore » (p. 7), et c’est l’un des seuls points que l’on pourrait lui contester. Après tout, l’art dominant de notre époque, le jeu vidéo, repose sur des formes d’idéalisation transférentielle bien distinctes, où la question de la différence des sexes est posée différemment (quand elle l’est), et où la circulation des regards ne s’appuie plus sur une séparation constitutive. Et bien que le patriarcat perdure, le féminin n’endosse peut-être plus les mêmes fonctions de support silencié : ce qui aujourd’hui tient lieu de regard constituant, c’est le théâtre familial élargi des réseaux sociaux et leur énonciation parcellaire. Le fait même que la configuration romantique soit formalisable en tant que telle est peut-être le signe qu’elle est désormais refermée.

En son cœur réside ce que Bellour nomme « le redoublement narcissique ». Celui-ci repose sur une substitution décisive : « La femme à la place de Dieu, à la place du Christ : on touche là dans la culture occidentale au fondement du redoublement narcissique qui s’opère entre l’homme et la femme, dès l’instant où le sujet masculin, à partir de la grande mutation représentative du XIXe siècle, assume cette place en tant que sujet du discours, du savoir, de l’Histoire, en tant que sujet de l’Œdipe. Le dispositif-cinéma est bien cela : la divinité incarnée-désincarnée, référent et support des images qui naissent du plus intérieur du sujet pour devoir se fixer à l’extérieur de lui : surface projective dont l’homme a fini par faire une machine. » (On voit au passage que le redoublement est aussi pour Bellour un principe syntaxique : sa phrase, volontiers longue, repose sur des répétitions en miroir et des reprises différentielles ramifiant les propositions.)

Le cinéma, dernier art projectionnel, répète cet écart de regards s’identifiant les uns aux autres, déjà au centre de la modernité sentimentale. Celle-ci, dit en somme Bellour, repose sur une relation d’ordre vampirique. Tous les chapitres consacrés à des écrivains modernes tournent autour de symbioses asymétriques, dans lesquelles un mari ou un frère puise ses forces et sa créativité chez son épouse ou sa sœur. Plus épais que les articles constituant la partie cinématographique de l’ouvrage (elle davantage dispersée, fragmentée), écrits avec la minutie des connaisseurs circulant sans peine des romans aux lettres, journaux ou documents, ces chapitres consacrés à Friedrich Schlegel, Jules Verne et compagnie narrent le rapt des voix féminines au profit d’une énonciation masculine tirant sa toute-puissance d’une silenciation. Le redoublement narcissique est d’abord une confiscation. Éclats du romantisme n’a rien d’un essai de théorie féministe, et, en dehors d’une mention d’Irigaray, ce champ est radicalement absent de ses pages. Une rencontre pourrait toutefois être féconde, tant ces interrogations convergent autour d’un échange inégal dans le partage des rôles.

Le personnage central de la partie cinématographique est probablement Mabuse, même s’il côtoie bien des héros hitchcockiens et d’autres venus de chez Ophüls, Griffith ou Sternberg (le corpus est majoritairement hollywoodien, ascendant langien). Dieu du regard, le docteur terroriste est aussi l’avatar du médium, le personnage ayant le plus pleinement exprimé la quintessence optique de son art. D’où que lui et sa fratrie – le protagoniste de Beyond a Reasonable Doubt, La Femme sur la Lune, le Haghi de Spione – occupent la plupart des pages de la seconde partie. Mabuse est aussi l’un des participants du dialogue ouvrant le livre, passée l’introduction. Il y vouvoie Cagliostro et Dieu lui-même, en un échange aussi vif que spirituel. Chacun y va de son regard-pouvoir, vantant ses dispositifs de capture fonctionnant à la fascination. Le trio récapitule à sa façon un devenir historique. Dieu fut longtemps le vecteur de toutes les subjectivations. Avec ses balbutiements d’hypnose, Cagliostro a inventé une sorte de transfert profane, fondant un sujet naissant d’identifications mondaines. Mabuse allégorise un dispositif reposant sur une semblable projection, sinon qu’elle est désormais machinique plutôt qu’humaine. Il faudrait imaginer comment se prolongerait cette conversation si Mario ou Link venaient à s’y inviter. Le jeu vidéo repose aussi sur une délégation identitaire, dans les cas où nous contrôlons un avatar ; mais nos regards s’y alignent au lieu de se retourner l’un vers l’autre, et on devrait tirer les conséquences de cette reconfiguration. Bellour n’est pas un gamer, hélas. On pourrait néanmoins employer ses paradigmes à des fins d’analyse vidéoludique, pour observer comment l’abolition de la distance dans l’emboîtement des regards referme une époque, et avec elle ses partages (à commencer par celui du masculin et du féminin).

Précisons enfin qu’Éclats du romantisme est un livre véritablement écrit, c’est-à-dire librement. Les pages vibrent d’une prose se mouvant par adjonctions et glissements, avec toute l’élégance qui sied à une syntaxe aussi robuste que souple, riche en virgules et subordonnées. Le soin de la démonstration n’y éprouve pas le besoin de se parer d’un appareil alourdissant, si bien que, pour complexes que soient les phrases, le style paraît léger une fois émancipé des contraintes académiques. Heureux sont les livres débarrassés de cette carcasse discursive, qui peuvent alors donner libre cours à l’inventivité littéraire et faire revêtir à la science les habits du dialogue, de la lettre ou de l’autobiographie cryptée. Il est dommage que l’on n’en voie pas plus souvent. Bellour se plaint parfois d’être anachronique, mais s’il l’est, c’est d’abord par ce souci d’écriture tombé ailleurs sous le coup de tant d’interdits. Puisse son exemple libérer quelques plumes.

Éclats du romantisme, de Raymond Bellour
P.O.L, collection "Trafic"
Novembre 2025
400 pages, 27€