Longtemps, on a pu croire qu’Alain Cavalier faisait du cinéma d’appartement. Qu’avec lui, la caméra s’assignait à résidence, littéralement. En 1978, Ce répondeur ne prend plus de message apparaissait comme programme esthétique : pour toute intrigue, un homme repeignant en noir les murs de ses pièces vides, disant adieu à un dehors auquel seul le téléphone pouvait encore le relier. Le filmeur, des années après, réaffirmait les frontières de l’acte cinématographique en imposant comme essentiel décor un espace conjugal peuplé par les seuls troubles de l’âme. Scolie en forme de tamponnage critique : Alain Cavalier est cinéaste de l’intime, attaché aux soubresauts du quotidien et aux beautés anodines, peintre de la vie morale telle qu’elle apparaît dans un temps vidé d’événements.
Erreur. Ou semi-erreur, aveugle à la moitié du geste. C’est sur cette facette encore inaperçue que Le Paradis jette sa lumière. Film deux-en-un : d’un côté, le home-movie connu, attendu ; de l’autre, un cosmos-movie inséparable du premier, doublure nécessaire affirmant l’infrangibilité du lien entre le petit chez-soi et le grand Tout. Il n’y a pas un, mais deux paradis dans le film. D’abord l’Eden qu’est la demeure campagnarde habitée par les proches que couve le regard amoureux du cinéaste. Hors-lieu à l’abri de l’Histoire et du monde, territoire boisé et verdi au sein duquel se fêtent les retrouvailles avec l’harmonie première de l’homme et de la nature. Le domestique est adamique. Là seulement, dans un espace aux dimensions du soi, dans un décor taillé sur mesure d’après le patron de l’âme, peut s’inventer la vie bonne, une existence retranchée sur elle-même et soustraite aux fureurs du dehors. Ce premier paradis en vient naturellement à se dédoubler : le film s’achève sur une déclaration de paix faite avec soi-même. Le filmeur avait pour terme un identique bannissement de toute colère, une résolution ataraxique qui laissait entrevoir l’idée que le processus filmique est, pour Cavalier, un processus de pacification visant à installer le paradis à l’intérieur de soi-même. Car tel est, dans l’imaginaire occidental, le monde d’avant la chute : un sans-souci, un calme plat – non une vie pleine, gorgée d’intensités, vie placée sous le signe de la richesse et de la profusion, mais une sagesse donnant congé à tous les suppléments, une vie satisfaite de sa nudité.
Ce paradis anthropologique ou mythique, cet arrière-monde hantant les hommes et nourrissant leurs désirs, Cavalier l’arpente aussi, lui fait une place dans son film aux côtés de son petit paradis personnel. Moyen de s’extraire de la maisonnée pour atteindre le monde. Mais cette vision universelle, cette grande histoire de l’imaginaire humain, il ne la touche qu’en bouleversant une nouvelle fois le jeu des dimensions. L’histoire va des premières tombes paléolithiques à l’avènement d’un monothéisme adoptant la croix pour emblème : vaste récit phylogénétique qui, pour s’incarner, passe par le tout petit, à savoir un canard en plastique ou une petite figurine de métal et de bois, auxquels s’adjoignent quelques sculptures rudimentaires – le tombeau façon Cromagnon est un caillou cerclé de clous. Cavalier narre l’épopée humaine comme un enfant se raconte des histoires avec ses jouets, cela peut-être parce que les enfants sont, dans notre système symbolique, les êtres les plus proches de cet état d’innocence dont le paradis, à la fois perdu (parce que chute dans le temps historique) et à regagner (dans le temps d’après le temps, quand viendra la Parousie), demeure le sigle par excellence. Mais ces minuscules figurines n’ayant rien à voir avec ce qu’elles représentent, le cinéaste les filme de manière à leur conférer gigantisme et démesure, à les tourner en Titans : très gros-plans et légères contre-plongées, éclairage qui nimbe ces bibelots d’une lumière céleste tout en plongeant ce qui les entoure dans la pénombre des origines. De quoi transformer ce théâtre de chambre en un drame cosmique dont Cavalier se fait le bonimenteur amusé. L’exposé n’a évidemment rien d’une leçon. Le récit des différentes relèves fantasmatiques – ainsi du putsch opéré par Dieu sur l’empire des dieux païens – semble plutôt tenir de la farce ou du guignol. Son but avéré n’est pas l’enquête historique, mais la cure individuelle : si Cavalier passe par toutes ces figures de l’au-delà paradisiaque, c’est pour se réapproprier cet imaginaire, le déplacer afin de le retrouver ici-bas, dans son jardin et dans son cœur. Le paradis collectif n’est qu’une médiation pour rendre intelligible la paix avidement recherchée.
Problème de taille ou d’échelle, problème de mesure et de dimension, problème d’équilibrage entre le micro et le macro. Ce n’est pas pour rien qu’il revient aux modèles réduits de scénariser l’aventure de l’espèce. Le cinéma semble servir à redimensionner, pour trouver une image calibrée sur le soi. La manière de Cavalier n’a rien d’une promotion de l’art pauvre chantant les vertus d’une technique artisanale délestée des pesanteurs de l’industrie ou la gloire d’une création indépendante faite à l’écart du stupre des grands studios. Canards en toc et clous rouillés n’affichent pas l’ambition d’un cinéma désargenté, mais celle, tout autre, d’un cinéma ramené aux dimensions de l’habitat humain. Raison pour laquelle le cinéaste goûte peu les plans larges et leur préfère des cadres plus rapprochés, plus à même d’équivaloir à la vision d’un corps immergé dans le sensible. Là est la formule de cette esthétique : faire sien. En rapprochant (le monde), en intériorisant (l’Histoire). Au risque d’un léger solipsisme cinématographique, certes, et d’un égal cannibalisme, puisque tout doit être incorporé, mais au bénéfice d’une idée du cinéma qui ne court plus guère sur les écrans et dont la rareté fait toute la valeur.