Depuis plus de vingt-cinq ans, Nicolas Burlaud anime le collectif « Primitivi », une télévision locale et populaire fondée en 1998, qui travaille à fabriquer une mémoire visuelle de Marseille et de ses luttes. Pour la première fois, le cinéaste sort des circuits habituels de l’auto-distribution avec la sortie nationale de Les Fils qui se touchent. Ce film-bilan, pris dans un effort de théorisation de la pratique télévisuelle militante, offre une bonne introduction au travail du collectif, encore peu connu hors des cercles marseillais et militants. Dans cette méditation aux accents markeriens assumés, Burlaud répète que l’oubli n’est pas le contraire du souvenir, et met en scène le dysfonctionnement de son hippocampe (organe chargé de la sélection des souvenirs et de la constitution de la mémoire), analogie biologique des actes de cadrage et de montage. Si cette façon de se re-demander « comment font les gens qui ne filment pas pour se souvenir » et de ressusciter l’idéal d’une « télévision imaginaire » peut donner un sentiment de déjà-vu, elle résonne singulièrement au vu du contexte local.
À Marseille, la question de l’effacement et de l’oubli constitue un enjeu identitaire particulièrement fort. Non que la ville soit par nature amnésique : la logique de la table rase y a été progressivement importée, depuis Paris, au fil des mutations du centralisme français. La naissance de Primitivi à la fin des années 1990 coïncide avec l’une des nombreuses vagues d’oubli qui l’ont submergée. C’est à cette période que la ville, longtemps méprisée des élites françaises, est subitement devenue à la mode, alors que s’achevait la lente destruction de son identité industrielle et portuaire. Loin d’être un renversement du traditionnel mépris, ce regain d’intérêt pour Marseille a coïncidé avec une politique de « nettoyage » social d’autant plus sévère.
En 2015, déjà, Burlaud documentait pour Primitivi les travaux effectués à l’occasion du titre de « Capitale européenne de la culture » en 2013. Il s’agissait d’opposer au discours libéral, selon lequel la valorisation culturelle de Marseille contribuerait à redorer son image, la réalité des populations délogées et d’un tissu social endommagé par la construction des grands ensembles de la « smart city ». La télé locale jouait ainsi son rôle de trouble-fête en montrant comment les marseillais.es aliéné.e.s de leur propre culture urbaine en étaient venu.e.s à célébrer la normalisation de leur ville et la destruction de son identité. En 2020, le collectif s’attaquait au projet de « requalification » de la Plaine, qui poursuivait la même entreprise de gentrification en écartant les habitants réunis en « assemblées populaires » de toutes les décisions quant à l’avenir de la place et de son traditionnel marché.
Dans la lignée de ces chroniques, Les Fils qui se touchent s’ouvre sur une énième scène d’oubli : la destruction du quartier de la Savine, au nord de la ville, et le témoignage de ses habitants re-logés, la disparition des relations de voisinage et d’une expérience communautaire ayant réussi à s’approprier un espace marginalisé. Pourtant, passée cette ouverture, le film prend un ton inhabituel : la voix-off du réalisateur raconte sa première crise d’épilepsie, liée à l’anomalie morphologique de son hippocampe, tandis que Marseille défile à toute vitesse depuis les voies rapides. Au milieu de ce flux routier apparaissent en clignotements rapides, presque subliminaux, les scans du cerveau du cinéaste. D’emblée, la pathologie individuelle se superpose à l’expérience de la ville, le trouble épileptique redouble le travelling autoroutier, dont la rapidité et l’intermittence voue chaque quartier, chaque bâtiment, chaque forme à l’oubli. Témoignage d’un zonage historique du territoire urbain, qui a placé l’automobile et la rocade au centre de son esthétique, ce travelling épileptique décrit une expérience télévisuelle de la ville, dans laquelle l’automobiliste zappe d’un lieu à l’autre, et perd tout rapport à son environnement immédiat[11] [11] « Le déplacement automobile […] conduit chaque individu à n’avoir plus qu’un rapport télévisuel à l’environnement, comme s’il continuait de zapper d’une chaîne à l’autre. » Alèssi Dell’Umbria, Histoire universelle de Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2006. . L’analogie entre mémoire individuelle et pratique télévisuelle est d’emblée liée à une expérience située : de part en part, l’effort théorique déployé par le film est déterminé par une praxis, une connaissance corporelle de Marseille et de son territoire.
Il faut voir au-delà du caractère généralisant des discours scientifiques recueillis par Burlaud, qui insistent sur le rôle de la sélection et de l’inscription des souvenirs dans la constitution de l’identité présente. Pris isolément, et coupés de l’exploration de la ville et des rencontres avec ses habitants, ceux-ci perdent certainement beaucoup de leur pertinence. La télévision idéale invoquée par le film est au contraire inscrite dans une expérience incarnée de la ville, qui tient à la fois de la phénoménologie et du matérialisme. Plutôt que d’identifier une supposée origine biologique universelle de la mémoire télévisuelle, il l’articule à un corps propre, indissociablement subjectif et historique. D’abord parce que ce corps, comme la ville elle-même, est un médium où s’inscrit une mémoire involontaire du conflit politique. Les ondes magnétiques de l’imagerie médicale en explorent les traces sous la forme de coupes bidimensionnelles ou tridimensionnelles. Cette vision par transparence rappelle bien sûr les radio-photographies aux rayons X, dont la beauté fascina les avant-gardes et assura leur circulation au-delà des cercles scientifiques au début du XXème siècle. Mais elle évoque aussi l’emblème de Primitivi : la tête de mort, symbole pirate, punk et autogestionnaire. La radioscopie devient l’outil d’une archéologie politique du corps, révélant les vestiges enfouis de la lutte. Au début du film, Burlaud découvre ainsi un éclat de métal logé sous sa peau, trace d’un affrontement avec la police ayant eu lieu des années plus tôt à Caracas.
La ville entière, dont l’histoire n’a cessé d’être recouverte, apparaît elle aussi en transparence, pour qui sait la déchiffrer. Lors de la balade urbaine qui clôt le film, les cicatrices laissées à même le sol et les murs de la ville apparaissent au grand jour : un bout de chaussée fondu par une voiture brûlée lors du mouvement des Gilets jaunes, une plaque de rue dont ne subsistent que quelques bouts de colle séchés, qui célébrait la mémoire de la seule morte directe de ce mouvement, Zineb Redouane. Au-delà de la célèbre expérience de déambulation marseillaise de Benjamin, Bloch et Kracauer, convoquée par le cinéaste[22] [22] A propos de cette expérience, cf. Mais de quoi ont-ils si peur ? Walter Benjamin, Ernst Bloch et Siegfried Kracauer à Marseille le 8 septembre 1926, Christine Breton et Sylvain Maestraggi. , cette façon d’arpenter le territoire urbain, en radiologue, s’est développée à Marseille grâce au travail d’artistes-marcheurs contemporains comme Henrick Sturm et Christine Breton. Si ces balades urbaines sont un « art », elles le sont en tant qu’activité interprétative, qui n’est pas vouée à la production d’une œuvre. Il en va de même, en un sens, de l’art télévisuel de Nicolas Burlaud, dans lequel l’unité esthétique du film et son achèvement importent moins que la pratique quotidienne de l’arpentage et de la rencontre qu’il suscite et documente. Une projection marseillaise du film, le 22 février, était d’ailleurs précédée d’une balade animée par Nicolas Mémain, le guide filmé par Burlaud.
Par-delà cette recherche de traces, les processus mémoriels mettent en jeu une pratique du re-montage, comme en témoigne la séquence du loto de la Plaine, montée il y a des années, et dont Burlaud redécouvre les rushes non-montés. Parmi ces chutes, quelques images retiennent cette fois son attention, trois gros plans : son fils Angelo, un militant nommé « Schtroumpf », et Pilar, membre colombienne de Primitivi. Chacune de ces images, chargées d’importance par l’écart temporel (depuis la prise, Angelo a grandi, « Schtroumpf » est mort), est réintégrée dans une nouvelle version de montage de la même séquence. Dans l’expérience du re-montage, Burlaud vérifie pratiquement les observations du biologiste qu’il interroge sur l’importance des souvenirs dans la détermination des choix (de cinéma) présents. Là encore, il est facile de penser aux remontages markeriens, auxquels le cinéaste se consacre surtout à partir de la fin des années 1970. Mais cette réutilisation d’images non-montées ou issues d’autres films s’inscrit plus largement dans l’histoire du montage militant. Le cinéma de « contre-actualité » marseillais de CinéPax, notamment, structuré autour du cinéaste communiste Paul Carpita dans les années 1950, est tout entier construit sur ces transferts d’images (particulièrement visibles dans Le Rendez-vous des quais (censuré en 1955 et sorti en 1990), fiction dont le montage emprunte aux images tournées pour des épisodes d’actualités). Par-delà ces pratiques de chiffonniers, la « téloche de rue » dont se revendique Burlaud hérite du choix de son prédécesseur de quitter les studios pour intégrer les évènements de la vie populaire à son processus de tournage, avant les cinéastes de la Nouvelle Vague. Carpita rompait ainsi avec l’incontournable cinéma de Pagnol, dont les problèmes sociaux avaient quasiment été éclipsés au profit d’un ensemble d’archétypes théâtraux, pensés dès leur origine pour un public parisien.
Au cours des entretiens qui scandent le film, s’élabore une pensée du souvenir, qui insiste sur son rôle structurant dans l’identité individuelle comme dans celle de la ville. D’où l’importance donnée aux moments de remémoration collective, comme la fête de quartier de la cité Bassens, au cours de laquelle Primitivi projette les photos de famille collectées auprès des habitants. Dans une ville dont tout concourt à faire oublier l’histoire, Les Fils qui se touchent branche la mémoire personnelle sur celle, séculaire, de Marseille. Celle-ci devient alors la condition nécessaire de toute habitation véritable, en réparant la distance creusée par l’État-nation et sa « francité » entre les Marseillais et leur propre ville :
« Je me souviens aussi du récit de cette femme de la Blanquerie en 1926 [récit de délogement, là encore, suite à la destruction du quartier devant mener à son « assainissement » dans les premières décennies du XXème siècle], parce que Benjamin et Kracauer me l’ont racontée ; de Gaston Crémieux en 1871 à l’El Dorado appelant les marseillais à rentrer chez eux pour protéger la Commune ; de la Plaine, encerclée d’un mur de béton ; des blindés sur la Canebière, pour protéger la mairie de la colère de ses habitants en 2018, comme les canons du fort Saint-Jean que Louis XIV avait pointé en 1660 vers les marseillais plutôt que vers le large. »
Du point de vue local, qui est celui de la télévision de rue, la normalisation de Marseille s’apparente en effet à une guerre menée par l’État contre toute forme de spécificité locale, et contre l’appropriation de l’espace urbain. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la façon dont le cinéma a presque systématiquement ignoré ce point de vue, trop absorbé par son imaginaire parisien lorsqu’il s’aventurait à Marseille, ou lorsqu’il prétendait en reconstruire le décor[33] [33] Même Jean Renoir, dont le goût des particularismes régionaux est connu, sacrifia dans La Marseillaise au récit universaliste républicain-monarchique (l’expression « une et indivisible » accolée a la République est d’abord une expression absolutiste royale). Les révolutionnaires marseillais y deviennent les supplétifs de la Convention parisienne, tandis que l’existence de sections révolutionnaires locales, associant une partie des travailleurs aux décisions, est tout simplement ignorée. . De la transformation qu’a subi la ville ces dernières années et de la violence sociale qu’elle implique, comment le cinéma a-t-il témoigné ? La pléthore de productions nationales et internationales sur le territoire marseillais, l’annonce d’une « Cité régionale et méditerranéenne du cinéma » en 2023, la création d’un site de la Cinéfabrique à la Belle-de-Mai et d’une future antenne de la Cinémathèque française, pouvaient laisser espérer que les cinéastes, dont on aime parfois rappeler la vocation historienne, sauraient s’emparer sérieusement de la question. Il n’en fut rien, et il suffit de revoir un film récemment tourné dans les quartiers les plus gentrifiés de la ville (Les Femmes au balcon, Noémie Merlant, 2024) pour se rendre compte que le cinéma parisien a davantage participé au nettoyage qu’il ne l’a documenté. Les quelque 240 km² de la ville se trouvaient étrangement réduits à une poignée de rues impeccablement nettoyées et construites sur le modèle haussmannien, habitées par une population sans accent. La « Marseille » qui habille cette histoire parisienne ne se distingue quasiment plus de la capitale : elle n’existe que sous une forme évaporée, atmosphérique, sa réputation sulfureuse se mêlant à un érotisme diffus teinté d’exotisme. Contre ce cinéma parisien, la télévision de rue marseillaise nous apporte encore heureusement quelques bribes de mémoire vive à connecter au présent, de quoi aborder l’avenir d’une ville prise d’assaut par les câbles Internet, les data centers, et autres « fils » impérialistes[44] [44] À propos de cet avenir, et du positionnement de Marseille comme hub numérique mondial, cf. notamment les travaux d’Ophélie Coelho et Clément Marquet. .