Millenium est de ces films, rares, qui après la projection continuent à agir sur son spectateur. Pas seulement par des souvenirs d’images ou de sons, des émotions qui perdurent, ou par le biais d’une intelligence qui se donnerait comme mission de décortiquer, trier et rassembler des éléments narratifs ou figuratifs afin de construire un discours (tenter de faire de la « critique »), mais, de manière plus fondamentale et précieuse, comme un cerveau fantôme branché directement à notre corps. Avant de penser à Millenium, nous pensons « en » Millenium. Ce qui demeure est alors une somme de traces mnésiques (qui nous permettront de penser le film), et, pour quelques dizaines de minutes peut-être, un cadre de perception, une façon de viser le sensible. Cadrer – monter – mixer, en somme traiter les informations qui affectent nos sens, mais selon une conscience modifiée, attentive par exemple aux rythmes répétitifs et « mécaniques » du quotidien (selon l’endroit où l’on se trouve en sortant : tonalité, période, intensité des sons d’un escalator – martèlement d’une station de métro par des centaines de pieds, etc.), rythmes qui se trouvent de surcroît chargés d’une expressivité musicale. Bande-son « industrielle » et organique, générée par les lignes incessantes de flux (d’individus, de marchandises, d’argent,..).
Fincher invente une forme de film-psychotrope d’une tranchante rationalité. Moins, donc, les expériences 60’s tentant de donner à vivre les effets de stupéfiants quelconques (au hasard, la séquence du cimetière dans Easy Rider, ou, pourquoi pas, l’orgasme final de Derrière la porte verte), que celle que nous vivons, à notre rythme, tous les jours. Sans ingratitude esthétique (ce qui est rarement le cas lorsque l’on filme des ordinateurs et des écrans), Millenium prend en charge l’intensité des échanges cognitifs, la multiplicité des affects et l’agilité du cerveau à classer / trier / se déplacer / ignorer les informations à l’ère d’Internet, de la multi-connexion et du multi-tâche. Pour quelques instants encore, nous possédons l’acuité de ses personnages, l’extrême vivacité de son montage (rapide, mais d’une précision qui le distingue du hachis commun des blockbusters). Nous vivons en inserts et montage cut.
Il n’est qu’à comparer le temps qu’un cinéaste, ou son monteur, jugeait nécessaire de laisser un document écrit à l’écran il y a une soixantaine d’années (ou, pour prendre un autre exemple, les intertitres du muet). Un (bon) lecteur contemporain a à peu près le temps de le lire deux fois. Un bon lecteur contemporain n’a que rarement le temps de déchiffrer le contenu des écrans dans un film de Fincher (qui n’est d’ailleurs, et pour cause, que rarement sous-titré…). L’information passe trop vite, il faut en extraire l’essentiel. Le tri n’est plus fait par le film (qui synthétisait le message pour l’adapter à la forme de lecture propre au cinéma, ou extrayait d’un texte quelques mots essentiels – la comparaison avec The Ghost Writer, de Polanski, serait probablement fructueuse) mais, dans la mesure de ses moyens, par le spectateur, au mieux guidé par un personnage hyper-compétent (Mark Zuckerberg dans The Social Network, ou Lisbeth Salander ici – Rooney Mara, dans une composition grandiose). En somme, pas moins que Cronenberg figurant dans Videodrome les nouveaux rapports de la chair et du réseau télévisuel, Fincher nous donne à ressentir l’émergence d’une humanité “désignée” par Apple, au cerveau modelé par son système informatique. D’une pression sur le clavier, un texte cède la place à une image, une page Internet, un code, une boîte mail, et le tout s’enchaîne et se croise, formant une constellation sur l’écran, jusqu’à la production d’une information ou d’une piste. C’est cela même qu’incarne d’abord Lisbeth : une machine à numériser et traiter, en même temps, des données de nature diverse, à la communication et aux gestes strictement fonctionnels (oui / non / silence / clic / coup de poing). Le traitement de l’information est donc à la fois le sujet du film, sa matière et sa forme.
Une des beautés rétrospectives de Millenium est de s’ouvrir sur deux informations mal traitées, enclenchant chacune un des fils du récit. Comme souvent, mais ici de manière avouée, la fiction repose sur une invraisemblance factuelle, ou, en l’occurrence, sur une monstrueuse distorsion du réel par le désir d’un personnage. Ce qu’il y a eu (le film) aurait pu très bien ne pas exister, à un détail près. Les lecteurs des best-sellers de Stieg Larsson (dont nous ne sommes pas) pourront juger de la fidélité de l’adaptation. L’histoire pourrait se résumer ainsi : après avoir reçu pour son anniversaire, comme chaque année, une fleur séchée dans un cadre, Henrik Vanger (Christopher Plummer), riche industriel suédois à la retraite dans une île du nord du pays, décide de recruter le journaliste Mikael Blomkvist (Daniel Craig) afin qu’il mène l’enquête sur un meurtre perpétré quarante ans plus tôt, celui de sa nièce Harriet. C’est en effet un cadeau du même type que Henrik recevait, de manière rituelle, de la part de Harriet. La conviction que le tueur s’amuse ainsi à le tourmenter (et qu’il est donc toujours libre) guide Henrik. Collectionnant les cadres, leur consacrant une pièce qui est le rappel permanent de sa culpabilité et de sa douleur, Henrik a cependant tort. Ce qu’il interprète comme un signe de mort, est en réalité un signe de vie. Harriet n’aura pas cessé de se manifester à lui, mais il aura été incapable de le comprendre. Son désir de s’abstraire de cette famille en même temps que son incapacité à y parvenir, lui ont fait produire la fiction d’une disparition radicale (ni corps, ni traces, ni indices) et d’un assassin persécuteur hors-norme. Par ce trou noir va néanmoins émerger deux chaînes, bien réelles celles-ci, de meurtres, perpétrés effectivement par des membres de sa famille. Le vrai découle du faux, tout comme en miroir, l’accusation de malversations financières portée par Mikael envers un industriel, s’avérera au final vraie, bien que ses preuves étaient d’abord fausses.
Ce retournement du faux en vrai par un dévoilement progressif de la nature trompeuse des apparences est le propre de la « fable » au sens aristotélicien, selon Rancière. Récit classique, donc, à la finalité classique. Mais la question que Fincher pose aux images est plus complexe : l’image n’est pas simplement fausse ou mensongère par nature (comme chez De Palma), ou rendue telle par l’erreur de jugement de celui qui l’aperçoit puis la fantasme (Argento). L’image, ou plutôt les images, produisent du mensonge ou de la vérité en fonction des rapports que l’on établit entre elles, de notre mode de classement et de catégorisation. Henrik, bien que fabriquant lui aussi une constellation en exposant les cadres au mur, s’est trompé sur la nature de leur rapport. Il n’y a pas d’un côté ceux offerts par Harriet, et de l’autre ceux offerts par le tueur, mais simplement ceux de Harriet ou, plus littéralement encore, les différentes « pages » d’un herbier.
L’enquête n’est pas alors la fétichisation d’une image-preuve, fragile et ultime fragment de vérité dans un monde voué à l’illusion et la duplicité (respectant ainsi le culte de l’ontologie de l’image photographique, chère aux cinéastes et théoriciens « réalistes »). Bien qu’inscrit dans ce que l’on pourrait appeler le « cinéma herméneutique » post-zapruder (qui envisage l’image en tant que dépôt objectif de signes à déchiffrer), le film donne à la preuve visuelle un statut bien différent. Dans Blow out, De Palma montrait l’émergence d’une vérité par l’agencement progressif d’un matériel visuel et sonore. Chacune des qualités du film (son, mouvement, synchronisme son-image, couleur) permettait d’appréhender un enchaînement de phénomènes inaperçus au moment des événements. Dans Millenium au contraire, cette idée du cinéma comme ayant un rapport direct avec le réel, disparaît. Le cinéma est une consolation et un vestige. Il illustre les souvenirs, ou la « fiction » – au sens de production de rapports – que l’enquête construit. Jamais cependant il n’apparait comme instrument de montage, et donc de pensée. Cela se fait à la main, en étalant les éléments sur un bureau ou un mur. Mais surtout par l’informatique (ou plus généralement le “numérique” : ordinateur, scanner, téléphone, appareil photo, etc.). La photographie (et les autres documents) ne sont effectivement exploités qu’après numérisation, ceci permettant à la fois l’agrandissement (la quête des signes), la mise en mouvement (la naissance du récit par diaporama) et la création d’images-constellation (une “sur-image” construisant un réseau de sens à partir de plusieurs éléments numérisés, dont les rapports peuvent être reconfigurés en permanence d’une simple pression du doigt).
Millenium peut ainsi se voir comme une réflexion sur la nature du cinéma et son rapport avec le réel. Le « cinéma » est-il dorénavant une « qualité » des films, et non un mode de visée et de saisie spécifique de la matière (par le cadre, la lumière, la durée, etc.) ? Un effet, un sentiment ressenti par le spectateur face à des images que le numérique rend homogènes (malgré les différentes “strates” ou matières qui les composent), ne s’encombrant plus même de la lourdeur de la caméra et du tournage, devenant la transparence suprême ? Si l’enquête nous dévoile la fabrication par ordinateur d’un squelette à partir de documents divers, le « cinéma » n’apparait que comme le produit final de cette reconstitution avant tout numérique, comme une chair cosmétique (images teintées par le filtre jaune du “souvenir”) posée sur une architecture de chiffres.
On pourra dès lors s’interroger sur la mort du cinéma (nous l’avons fait récemment à propos de Hugo Cabret, de Scorsese). Fincher propose cependant une perspective bien plus terrible que la nouvelle transparence du numérique, qui serait détaché physiquement (et moralement ?) du réel et susceptible de toutes les manipulations. La lecture des signes dans l’image était permise par le fonctionnement d’un tueur qui agissait en suivant un scénario, et par là-même laissait des traces, des éléments d’un code à déchiffrer (c’était aussi la piste Seven). Il importait pour le tueur d’avoir un « spectateur », même imaginaire, les crimes fonctionnant comme adresse. L’un des Vengler, ancien nazi et tueur en série de Juives, suivait ainsi à la lettre un “programme” tiré du Lévitique. Cela est un archaïsme. Son fils, dans l’épure de verre, de bois et d’acier de sa maison, tue sans laisser de traces, faisant disparaître purement et simplement ses victimes. « Une autre prostituée immigrée ». Voilà l’horreur, la réification définitive : la suppression d’une existence de toute mémoire humaine, de toute trace matérielle.
En cinéma : une image qui n’aurait même plus la mémoire du cinéma. Si le numérique est désormais ce qui informe notre perception du sensible, le cinéma est au moins son spectre préféré.