Parler d’histoire de vie, c’est présupposer au moins,
et ce n’est pas rien, que la vie est une histoire […].
– Pierre Bourdieu, L’Illusion biographique, 1986
Que les voisins surtout ne l’apprennent pas.
Ou même les enfants.
Récrivez l’histoire immédiatement.
Avant qu’elle soit écrite.
– Nan Goldin, 2004
Après avoir visionné à deux reprises Toute la beauté et le sang versé, j’ai ouvert un fichier word pour noter en titre : « Nan Goldin, L’invention de la biographie » ; comme une amorce. M’étaient restées les premières phrases prononcées par la photographe dans le film de Laura Poitras, alors que défile encore le générique d’ouverture :
Nan Goldin – It’s easy to make your life into stories. But it’s harder to sustain real memories.
Laura Poitras – What do you mean?
Nan Goldin – Well the difference between the story and the real memory. The real experience has a smell and is dirty and is not wrapped up in simple endings. The real memories are what affects me now. Things can appear that you didn’t want to see, where you’re not safe. And even if you don’t actually unleash the memories, the effect is there. It’s in your body.
//
(Nan Goldin – C’est facile de raconter sa vie. Mais c’est plus difficile de conserver de vrais souvenirs.
Laura Poitras – Que veux-tu dire ?
Nan Goldin – Eh bien, il y a une différence entre l’histoire et le vrai souvenir. L’expérience réelle a une odeur, elle est sale et ne se drape pas dans une conclusion simplifiée. Ce sont les vrais souvenirs qui m’affectent aujourd’hui. Des choses peuvent surgir que vous ne voulez pas voir, qui vous insécurisent. Et même si vous ne libérez pas effectivement les souvenirs, l’effet est bien présent. Il agit dans votre corps.)
Ces mots prononcés par Nan Goldin font écho pour moi à ceux de Michel Foucault tels que retranscrits dans son cours de 1982 consacré à « L’herméneutique du sujet » :
« Or de quoi avons-nous besoin pour pouvoir garder notre maîtrise devant les événements qui peuvent se produire ? Nous avons besoin de « discours » : de logoi, entendus comme discours vrais et discours raisonnables. Lucrèce parle des veridica dicta qui nous permettent de conjurer nos craintes et de ne pas nous laisser abattre par ce que nous croyons être des malheurs. L’équipement dont nous avons besoin pour faire face à l’avenir, c’est un équipement de discours vrais. Ce sont eux qui nous permettent d’affronter le réel. […] Dire qu’ils sont nécessaires pour notre avenir, c’est dire que nous devons être en mesure d’avoir recours à eux lorsque le besoin s’en fait sentir. Il faut, lorsqu’un événement imprévu ou un malheur se présente, que nous puissions faire appel, pour nous en protéger, aux discours vrais qui ont rapport à eux. Il faut qu’ils soient, en nous, à notre disposition. […] Plutarque, par exemple, pour caractériser la présence en nous de ces discours vrais a recours à plusieurs métaphores. Il les compare à un médicament (pharmakon) dont nous devons être munis pour parer à toutes les vicissitudes de l’existence (Marc Aurèle les compare à la trousse qu’un chirurgien doit toujours avoir sous la main) ; Plutarque en parle aussi comme de ces amis dont « les plus sûrs et les meilleurs sont ceux-là dont l’utile présence dans l’adversité nous apporte un secours » ; ailleurs, il les évoque comme une voix intérieure qui se fait entendre d’elle-même lorsque les passions commencent à s’agiter ; il faut qu’ils soient en nous comme « un maître dont la voix suffit à apaiser le grondement des chiens[11] [11] Michel Foucault, « L’herméneutique du sujet », Dits Ecrits tome IV, texte n°323, en ligne . ». »
Pour les philosophes antiques le discours vrai ou raisonnable, que j’entends ici en parallèle avec les vrais souvenirs convoqués par Nan Goldin – discours vrais/vrais souvenirs –, ne concerne pas les affects. Les vrais discours sont débarrassés des affects, tournés vers la raison. Pour Nan Goldin la vérité des souvenirs est au contraire directement rattachée aux affects, c’est là où réside leur force active face à la violence de la lecture du réel imposée par les puissants dans le bras de fer qu’ils infligent aux plus vulnérables d’entre nous. Suivant cette bascule elle se rapprocherait davantage ici de la proposition émise par Gilles Deleuze, en 1964, dans Proust et les signes : « Les esprits ne se communiquent entre eux que le conventionnel ; l’esprit n’engendre que le possible. Aux vérités de la philosophie, il manque la nécessité, et la griffe de la nécessité. En fait la vérité ne se livre pas, elle se trahit ; elle ne se communique pas, elle s’interprète ; elle n’est pas voulue, elle est involontaire[22] [22] Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, 1964. . »
Sans nécessité pourquoi prendre la parole ? C’est bien cette griffe de la nécessité qui redonne chez Nan Goldin toute puissance à la vérité qu’elle expose. La vérité est le résultat involontaire qui perce à travers le montage des images, qu’il s’agisse de ses diaporamas et installations, ou des films d’investigation de Laura Poitras. Vouloir dire la vérité est un geste d’avance biaisé, ce n’est que dans les interstices, dans la colle du montage qu’elle est susceptible d’apparaître. La différence entre les films de Laura Poitras et les installations de Nan Goldin réside dans la fixité formelle des premiers une fois terminés et mis en circulation. Nan Goldin a quant à elle pris l’habitude de modifier ses diaporamas à chaque itération. En changer l’ordre, la musique, le rythme pour échapper à toute opération de stabilisation établie sous une version définitive. On retrouve encapsulée dans l’histoire de vie de Nan Goldin cette griffe de la nécessité qui préside à n’importe quelle création artistique ou littéraire, mais une griffe en mouvement qui se refuse à la mise à l’arrêt de la capture.
L’artiste l’explicite très clairement, il s’agit pour elle de rétablir sa vérité, action déployée à travers des « exercices progressifs de mémorisation », si l’on reprend les mots de Michel Foucault lorsqu’il analyse plus avant les propositions émises par Plutarque et Sénèque : « on ne retrouve pas une vérité cachée au fond de soi-même par le mouvement de la réminiscence ; on intériorise des vérités reçues par une appropriation de plus en plus poussée. » Il y a construction de la vérité consécutive à l’appropriation et à la réappropriation par Nan Goldin de son histoire personnelle, co-construction avec Laura Poitras en ce qui concerne le film qu’elle lui a consacré. Ce qui m’a intéressée c’est la manière dont elles inventent la biographie, dont elles revisitent ensemble l’acte biographique. Se souvenir pour affronter les mauvaises nouvelles, pour se préparer à les recevoir et les transformer en puissance d’agir plutôt qu’en raison de blocage, faire surgir la vérité dans le tremblement des images.
Pour travailler à ce texte je me suis rendue à la Bibliothèque Kandinsky[33] [33] Bibliothèque Kandinsky, MNAM/CCI, Centre Pompidou. du Centre Pompidou où j’avais réservé pour consultation l’ouvrage de Nan Goldin, Sœurs, Saintes et Sibylles, paru aux éditions du regard en 2005. Il s’agit de la publication qui documente l’exposition du même nom organisée à Paris, à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, en 2004, dans le cadre du Festival d’Automne. Ce livre devait s’avérer crucial dans mes recherches puisqu’il raconte la vie et la mort par suicide de sa sœur Barbara Holly Goldin dont la présence/absence hante et structure le film de Laura Poitras même si ce n’était pas là son idée première. Le premier chapitre du film intitulé Merciless Logic s’ouvre après cette question posée par Laura Poitras à Nan Goldin : « Tell me about your sister » (Parle-moi de ta sœur). All The beauty and the Bloodshed se referme sur un sixième et dernier chapitre intitulé Sisters, dans lequel s’explicite le titre donné au premier chapitre, extrait d’une citation d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad retrouvée dans les affaires de Barbara après son suicide : « Droll thing life is –that mysterious arrangement of merciless logic for a futile purpose. The most you can hope from it is some knowledge of yourself –that comes too late– a crop of unextinguishable regrets. » (C’est une drôle de chose que la vie – ce mystérieux arrangement d’une logique sans merci pour un dessein futile. Le plus qu’on puisse en espérer, c’est quelque connaissance de soi-même –qui vient trop tard– une moisson de regrets inextinguibles.)
Laura Poitras n’a pas initié ce film, elle est arrivée dans le projet un an et demi après son démarrage, à un moment de nœud, de blocage. Au départ il s’agissait pour Nan Goldin et son association P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), fondée en 2017, de documenter leurs actions, mais très vite le manque de moyens et d’organisation s’est fait sentir. Nan Goldin est alors partie à la recherche d’une production. Si le scandale de l’OxyContin intéressait en premier lieu Laura Poitras et lui a donné envie de s’investir, les récits se sont ensuite enchâssés et la trame du film s’est complexifiée pour laisser place au biographique. C’est en découvrant l’installation de Nan Goldin Sœurs, Saintes et Sibylles que Laura Poitras a décidé de faire basculer structurellement le film, d’abord consacré à l’activisme en réponse aux ravages résultant de la crise des opioïdes, du côté de l’histoire de vie de Nan Goldin. « My film are portraits, I don’t use the word biography this is not biography, this is a portrait[44] [44] Laura Poitras, Nan Goldin & More on All the Beauty and the Bloodshed | NYFF60, Film at Lincoln Center, sur YouTube . . » (Mes films sont des portraits, je n’emploie pas le terme de biographie, il ne s’agit pas de biographie mais de portrait.) répondrait-elle. Le fait que la réalisatrice emploie le terme de portrait vient également réduire la distance qui la sépare de la photographe. La méthode cinématographique de Laura Poitras s’est ainsi calée sur celle de Nan Goldin, comme on accorde son pas à celui de la personne que l’on accompagne en marchant à ses côtés. Avancer ensemble c’est régler son rythme, sa vitesse, et simultanément sa pensée sur celle de l’autre, expérience que l’on peut faire lorsqu’on discute en déambulant dans l’espace public. C’est exactement cette impression-là qui perce au visionnage d’All the Beauty and The Bloodshed, l’impression d’accompagner une déambulation intime, d’assister à une conversation privée qui prendrait simultanément un tour public.
Nan Goldin, « Bookshelf at our atelier », Paris 2004.
(Burton, Anatomy of Melancholy ; Marta Moreno Vega, The Altar of My Soul: The Living Traditions of Santeria ; Staying Alive: Real Poems for Unreal Times ; The Institutional Care of the Insane in the United States and Canada ; Jorge Amado, The War of the Saints ; Sylvia Plath, Selected Poems ; Durkheim Suicide ; Georges Didi Huberman, Invention de l’hystérie ; Fritz Zorn, Mars.)
En ouvrant l’ouvrage violet en carton mousse au titre doré, Sœurs, Saintes et Sibylles, que l’on voit dans le film, j’ai tourné une première page de garde noire, puis la page de titre et je me suis retrouvée face à une photographie prise par Nan Goldin. Elle s’étale en double page et représente une étagère de livres dans son atelier parisien. Sur la page de droite figure la tranche de l’ouvrage Invention de l’hystérie de Georges Didi-Huberman. Livre qui a donc accompagné Nan Goldin pendant la création de son installation à la Salpêtrière où officiait le neurologue et professeur de clinique des maladies nerveuses Jean-Martin Charcot qui y donnait des leçons publiques sur l’hystérie à partir de 1882. Ce livre a fait signe en replaçant l’invention au cœur des stratégies politiques misent en œuvre par les malades, puisque j’avais décidé de m’intéresser à l’invention de la biographie, non pas historiquement, mais dans la pratique de Nan Goldin et par résonance dans celle de Laura Poitras.
Il existe une concordance frappante entre la consultation d’ouvrages monographiques ou publications de l’artiste Nan Goldin et le visionnage du film de Laura Poitras, la marque d’une adéquation et d’une fidélité. La caméra de Laura Poitras plonge dans ces mêmes ouvrages, dans les archives qui sont aussi le travail de Nan Goldin. J’ai consulté en plus de Sœurs, Saintes et Sibylles, le catalogue de l’exposition Witnesses: Against Our Vanishing, organisé en 1989 par Nan Goldin à Artists Space et le livre qui accompagne son film de 1995 I’ll be your Mirror co-réalisé avec Edmund Coulthard. 1989, 1995 et 2015, quelques marqueurs temporels.
Ainsi que le raconte Laura Poitras : « Je suis arrivée en retard et complètement trempée à ce rendez-vous en raison d’un énorme orage. Une fois chez elle, je lui ai dit que j’avais besoin de me changer, car mes vêtements étaient mouillés. Je me suis retrouvée dans sa salle de bains, en train d’enfiler un de ses tee-shirts, et là nous avons commencé à parler. Elle m’a raconté l’exposition qu’elle avait organisée au plus fort de l’épidémie de sida, en 1989 [que l’on voit à travers des images d’archives dans le documentaire]. J’ai été immédiatement hantée par le titre de cette exposition : “Witnesses: Against our Vanishing” [“Témoins : contre notre disparition”]. C’est à la fois d’une grande poésie, mais c’est aussi un geste de défi. Cela voulait dire en substance : « Nous assistons à notre disparition et nous nous y opposons. » C’est à ce moment-là que j’ai su que le militantisme de Nan Goldin et tout ce qu’elle avait fait pendant l’épidémie de sida devaient figurer dans le film[55] [55] Bérangère Cagnat, Interview avec Laura Poitras : « Nan Goldin est une dissidente qui a mis le monde de l’art sens dessus dessous », Courrier International, 14 mars 2023, en ligne.
. »
Le film de Laura Poitras se découpe en six chapitres : I. Merciless Logic ; II. Coin of The Realm ; III. The Ballad ; IV Against Our Vanishing ; V Escape Hatch ; VI Sisters. Il déroule l’histoire de vie de Nan Goldin entrecoupée de l’activisme artistique plus récent aux côtés des membres de P.A.I.N. et accueille des extraits de ses diaporamas : The Ballad of Sexual Dependency à trois reprises, The Other Side et Sisters, Saints and Sibyls. Le chapitre IV Against Our Vanishing reprend le titre de la première exposition organisée par Nan Goldin en réponse à l’épidémie du sida avec 23 de ses ami·e·s artistes, mort·e·s et vivant·e·s, entre le 16 novembre 1989 et le 6 janvier 1990. Dans son texte, In The Valley of the Shadow, qui ouvre le catalogue d’exposition, elle explique avoir vu un lien entre le fait d’être sortie de son addiction aux drogues et l’épidémie du sida. Jouer avec la mort, s’auto-détruire n’était plus enrobé d’une aura glamour, était devenu impossible face à la réalité des pertes engendrées par la maladie. Il s’agissait de porter à la lumière ses convictions et non de les rejeter face à la répression sexuelle en cours qui déployait son équation mortelle et faussée : SEX = DEATH. Se retrouvent ainsi entrelacé·e·s histoire de vie, addiction, activisme et art : « This is not a show for or about the art market. I am not at all concerned here with art as a commodity but as an articulation, as an outcry, and as a mechanism for survival. » (Il ne s’agit pas d’une exposition pour ou à propos du marché de l’art. Je ne m’intéresse pas du tout à l’art en tant que marchandise, mais en tant qu’articulation, protestation et mécanisme de survie.)
Un an plus tard, en 1990, l’artiste américain David Wojnarowicz présent dans l’exposition Witnesses: Against Our Vanishing et dans le film de Laura Poitras, réalise une de ses œuvres majeures Untitled (One Day This Kid). Insertion de texte en double colonne autour d’une image en noir et blanc, portrait photographique d’enfance de l’artiste, dents en avant, oreilles décollées, chemisette à motifs géométriques, bretelles de salopette et sourire timide face appareil : « Un jour cet enfant va grandir. Un jour cet enfant va prendre connaissance d’une sensation équivalente à celle de la Terre qui quitterait son axe […]. Cet enfant endurera les électrochocs, les traitements médicamenteux et les thérapies de conditionnement dans des laboratoires de recherche tenus par des psychologues et des scientifiques. Il perdra son foyer, ses droits civiques et toute liberté. Tout cela interviendra en l’espace de deux ans après qu’il aura découvert son désir de glisser son corps nu contre celui nu aussi d’un autre garçon. » L’image produite par Wojnarowicz donnera naissance à une seconde version, un carton d’invitation pour l’exposition From Desire… A Queer Diary, organisée par Nan Goldin, l’année suivante, à la Brush Art Gallery de St Lawrence University. La photographie d’enfance de Nan Goldin à la place de celle de David Wojnarowicz et le passage du pronom il à elle. « Tout cela interviendra en l’espace de deux ans après qu’elle aura découvert son désir de glisser son corps nu contre celui nu aussi d’une autre fille. » Hommage parallèle à sa sœur Barbara Holly Goldin, placée de force en institutions et stigmatisée en raison de ses préférences sexuelles.
La question du consentement traverse Toute la beauté et le sang versé autant que le travail individuel de Nan Goldin et de Laura Poitras. Dans un film précédent consacré à la figure du lanceur d’alerte Edward Snowden, Citizenfour, Laura Poitras respecte le désir de ce dernier de ne pas être interrogé sur sa vie personnelle, de ne pas impliquer sa famille ou ses proches, pour se concentrer uniquement sur son message politique et l’espionnage mondial orchestré par la NSA. C’est l’inverse qui se produit ici, le personnel est le politique. Ainsi que le raconte Nan Goldin : « I could take out anything that I didn’t want. Because the film is my voice with my pictures telling my story, so it has to be my truth, and that’s a delicate thing when someone else is editing your words. » (Je pouvais retirer tout ce dont je ne voulais pas. Parce que le film, c’est ma voix avec mes images qui racontent mon histoire, il faut que ce soit ma vérité, et c’est chose délicate lorsque quelqu’un·e d’autre monte et édite vos propos.)
Laura Poitras a quant à elle une vision très claire de la notion de consentement qu’elle précise en racontant le tournage de la scène du tribunal à distance dans laquelle les Sackler sont condamné·e·es à entendre les témoignages des victimes et familles des victimes, en silence, pendant deux heures : « […] il y a cette situation que j’ai filmée : tout ce qu’ils avaient à faire, c’était d’écouter les gens leur dire qu’ils avaient trouvé leur enfant mort par overdose. C’était un moment vraiment troublant à filmer, on était tous en larmes. Moi, bien sûr, je ne leur ai pas demandé la permission de filmer. Je n’ai pas demandé non plus la permission au tribunal. Ça valait la peine de prendre ce risque, j’ai pensé que c’était essentiel. Si la justice américaine veut s’en prendre à moi, qu’elle vienne me chercher […] Lorsqu’il s’agit de quelqu’un qui encourt des risques, qui est en danger, ou qui dispose d’un pouvoir limité, son consentement est essentiel. Dans le cas de Nan, qui partage avec moi son intimité, des détails sur ses traumatismes, notre relation doit être fondée sur le consentement. Mais, lorsqu’il s’agit de quelqu’un dans une position de grand pouvoir, ou qui a commis des crimes, c’est différent. Ma posture en tant que cinéaste est alors celle d’une adversaire[66] [66] Quentin Grosset, « Laura Poitras : ‘Mon film parle d’art et de survie’ », Trois couleurs, 20 février 2023, en ligne. . »
Une même éthique du soin apparaît, dans le film, au cœur de la pratique photographique de Nan Goldin : « I would have the film developped in a pharmacy, and each of them would make a pile of pictures of themselves and compete to see who had the biggest pile. If they didn’t like one of the pictures they tore them up, and that was okay with me. I’ve always wanted the people in the pictures to be proud of being in the work. » (Je faisais développer les films dans une pharmacie ; chacun·e d’entre elleux faisait une pile de ses photos et rivalisait pour savoir qui avait la plus grosse. S’iels n’aimaient pas l’une des photos, iels la déchiraient, et cela me convenait. J’ai toujours voulu que les personnes figurant sur les photos soient fières de faire partie de l’œuvre.) L’éthique du soin prime.
Le texte publié par Nan Goldin dans Artforum en janvier 2018 où elle annonçait avoir créé l’association P.A.I.N., s’ouvre sur une citation d’Arthur Sackler s’adressant à ses enfants : « Leave the world a better place than when you entered it » (Laissez le monde dans un meilleur état que celui dans lequel vous l’avez trouvé). C’est ironiquement à la fois une dénonciation, une interpellation et l’objectif de Nan Goldin autant que de Laura Poitras.
Ainsi que Nan Goldin le lit dans le film, elle avait commencé par écrire : « I SURVIVED THE OPIOID CRISIS. I narrowly escaped. I went from the darkness and ran full speed into The World. I was isolated, but I realized I wasn’t alone. When I got out of treatment I became absorbed in reports of addicts dropping dead from my drug, OxyContin. I learned that the Sackler family, whose name I knew from museums and galleries, were responsible for the epidemic. This family formulated, marketed, and distributed OxyContin. I decided to make the private public by calling them to task. My first action is to publish personal photographs from my own history. » (« J’AI SURVÉCU À LA CRISE DES OPIOÏDES. Je l’ai échappé belle. Je suis sortie de l’ombre pour me précipiter à toute vitesse dans le monde. J’étais isolée, mais j’ai réalisé que je n’étais pas seule. Lorsque je suis sortie de cure, je me suis plongée dans les compte-rendu de toxicomanes qui mouraient à cause de mon médicament, l’OxyContin. J’ai appris que la famille Sackler, dont je connaissais le nom pour l’avoir vu dans les musées et les galeries, était responsable de l’épidémie. Cette famille a élaboré, commercialisé et distribué l’OxyContin. J’ai décidé de rendre le privé public en les interpellant. Ma première action est de publier des photographies personnelles issues de ma propre histoire. »)
Raconter cette histoire de vie c’est être capable de déceler dans les traces laissées par les disparu·e·s Toute la beauté et le sang versé, comme Barbara Goldin avait pu le lire dans un test de Rorschach, selon ses mots, tels que restitués dans le compte-rendu médical de suivi psychologique retrouvé par sa sœur.
Ainsi que l’exprime Gilles Deleuze dans L’Image-temps : « Ce qui s’oppose à la fiction, ce n’est pas le réel, ce n’est pas la vérité qui est toujours celle des maîtres ou des colonisateurs, c’est la fonction fabulatrice des pauvres, en tant qu’elle donne au faux la puissance qui en fait une mémoire, une légende, un monstre. […] Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à ‘fictionner ‘, quand il entre ‘en flagrant délit de légender’ et contribue ainsi à l’invention de son peuple. Le personnage n’est pas séparable d’un avant et d’un après, mais qu’il réunit dans le passage d’un état à l’autre. Il devient lui-même un autre, quand il se met à fabuler sans jamais être fictif. Et le cinéaste de son côté devient un autre quand il « s’intercède » ainsi des personnages réels qui remplacent en bloc ses propres fictions par leurs propres fabulations.[77] [77] Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Cinéma II, Chapitre VI « les puissances du faux », Editions de Minuit, 1985. »
Nan Goldin et Laura Poitras inventent ensemble une formule capable de dissoudre le biographique dans la fiction ou la fiction dans le biographique. Elles rendent à la fiction son corps collectif qui s’incarne dans une voix narratrice diffractée. All the Beauty and the Bloodshed agrège sous la forme reconfigurée d’une flash mob activiste une cohorte de voix et de corps étouffé·e·s ou voué·e·s à l’oubli des archives. La biographie inventée ou l’invention de la biographie ne vise pas à dire une vie unique et individuelle mais propose de trianguler ou de géolocaliser à travers les couches successives du temps l’ensemble des vies qui rassemblées donnent visage à une existence et simultanément contribue à inventer un peuple. Il s’agit d’activer la « fonction fabulatrice des pauvres », des laissé·e·s pour compte, des vies infâmes[88] [88] Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Les Cahiers du chemin, no 29, 15 janvier 1977. , parallèles[99] [99] Michel Foucault, Herculine Barbin dite Alexina B., Gallimard, 1978. En 1978, Michel Foucault publie ainsi ce livre, assorti d’un dossier historique, pour inaugurer une collection éphémère : « Les vies parallèles ». ou rebelles[1010] [1010] Saidiya Hartman, Wayward Lives, Beautiful Experiments, WW Norton & Co, 2019. .