Ce texte est la quatrième page de nos Notes sur la Palestine.
Moi, je ne me rappelle rien,
mais je sais qu’une moisson d’images
fut jadis semée
sous mes paupières.
Racontez-moi mon pays,
ce pays qui semble un rêve
où se perd, où se noie
l’horizon de ma vie.
Mahmoud Darwich, L’enfant réfugié
Cet automne, au hasard d’une navigation sur les réseaux sociaux, nous aurons découvert que le recteur de l’Académie de Paris a exigé la suppression du film de Mat Grorud, Wardi — dit The Tower, à l’international — du programme Collège au cinéma 75 pour l’année 2023-2024. Un titre du journal Libération a, depuis, confirmé les faits. La revue Débordements tient à manifester sa solidarité à l’adresse de tou·te·s celles et ceux qui, à tous les niveaux du dispositif, avaient travaillé pour que Wardi soit vu dans les cinémas parisiens et discuté en classe de collège, ainsi qu’à tou·te·s les adolescent·es qui auraient souhaité le découvrir dans ce cadre favorable. Cette censure nous alarme, tant par son procès inédit (en trente ans d’existence, jamais le dispositif Collège au cinéma n’avait souffert d’un tel couperet) que par ce qu’elle prend pour cible : un film d’animation grand public, dont le personnage principal est une réfugiée palestinienne âgée de onze ans.
Dans le film, Wardi, cette enfant née dans le camp de Bourj el Barajneh (Beyrouth), découvre l’histoire de sa famille à mesure qu’elle gravit l’immeuble de fortune dans lequel elle réside. Wardi raconte ainsi l’histoire de Palestinien·nes exilé·es au Liban lors de la Nakba. Il décrit leurs conditions d’existence et évoque leur statut de réfugié·es, avec tout ce qu’il implique — notamment le droit au retour, transmissible, symbolisé par la clef que Wardi reçoit de son arrière-grand père au début du film. Le réalisateur norvégien Mats Grorud a travaillé pendant un an (en 2001) au sein d’une ONG à Bourj el Barajneh, ce que l’on ressent dans son film : Wardi est très documenté. Il doit une part de sa consistance au judicieux feuilleté de techniques dont il se réclame : dessins animés pour les flash-back, marionnettes pour les images au présent d’où le passé ressurgit au détour d’accessoires, de photographies (en provenance de la mère du réalisateur, qui a travaillé comme infirmière dans plusieurs camps de réfugié·es palestinien·nes à partir des années 1980), et d’archives télévisuelles : un peu de réel est tapi dans le décor de Wardi, prêt à se déposer durablement au fond de nos yeux.
Réalisé au studio Foliascope à Beaumont-les-Valence (Drôme) entre septembre 2016 et octobre 2017, Wardi se voit récompensé du Prix Lil Ullmann pour la Paix au Festival International du Film pour enfants de Chicago en 2018, avant d’entrer en lice pour l’Oscar du meilleur film d’animation (cérémonie de 2020). Avec le soutien de l’AFCAE, il est sorti dans les salles françaises en 2019, pour y faire un peu plus de 10 000 entrées en sept semaines d’exploitation. Les commentaires des médias français se font rares, mais ils sont positifs et — abstraction faite de quelques ronchonnements, tant il est vrai que Wardi ne dit pas la même chose qu’un reportage de BFMTV sur le conflit israëlo-palestinien — la réception est très favorable. Wardi est désormais disponible en DVD (chez Jour2fête) ainsi qu’en VOD, sur plusieurs plateformes.
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En 2020, Wardi rejoint le corpus de films proposés par le CNC aux différents comités de pilotage du dispositif Collège au cinéma. Désormais, ces comités peuvent le choisir, chaque année, parmi les films qui seront projetés dans les salles de leurs départements, à destination des collégien·nes de leurs académies. Dès lors et sans surprise, Wardi est mentionné dans l’appareil de notes du très réactionnaire Un prof ne devrait pas dire ça, d’Eve Vaguelrant (2023), où il est censé illustrer la présence, trop envahissante selon l’autrice, de films « très peu classiques » et ouverts aux « autres cultures » [sic] dans les programmes d’éducation à l’image en France. Wardi est donc un excellent film. De plus, il est accompagné d’un matériel pédagogique et documentaire conséquent — dont le dossier enseignant rédigé par Eva Markovits (du centre Pompidou) pour le CNC — promettant de belles séances scolaires.
Une caractéristique du dispositif Collège au cinéma est qu’il laisse une marge de manœuvre aux structures qui en sont les actrices sur les territoires : cinémas, établissements scolaires et associations coordinatrices peuvent dialoguer et s’organiser ensemble, en fonction de leur connaissance avérée des enjeux de proximité. De même que d’autres aspects du dispositif (notamment son financement par les conseils départementaux et les DRAC), le protocole de sélection annuelle des films du programme varie donc d’une académie à l’autre. Mais le choix se fait toujours de façon concertée entre des professionnel·les du cinéma et de l’éducation, en commission. Les discussions sont parfois animées : il pourra être question de cinéma aussi bien que du rapport entre les films et les programmes scolaires, mais aussi de telle ou telle actualité adventice — ou plutôt du vécu de cette actualité à l’échelle du territoire. Wardi n’a pas toujours fait l’unanimité, bien évidemment. Depuis son intégration à Collège au cinéma, il a toutefois été sélectionné dans de nombreux départements (Calvados, Finistère, Mayenne, Réunion…) et pour cette année 2023-2024, dans la Marne, le Lot-et-Garonne, en Lozère, dans le Val-de-Marne, et donc, à Paris.
Le 12 octobre 2023, le recteur de Paris a demandé au comité de pilotage du dispositif (l’association des Cinémas Indépendants Parisiens) de déprogrammer Wardi malgré tout. Dans un message adressé aux enseignant·es, le rectorat s’explique : « Suite à la diffusion et à la formation concernant le film Wardi le 12 octobre au Cinéma des Cinéastes, plusieurs enseignants ont fait remonter au rectorat des interrogations quant à l’opportunité de diffuser cette année ce film d’animation qui a pour cadre le conflit israélo-palestinien ». De telles réactions à vif d’enseignant·es isolé·es, surchargé·es et vraisemblablement désemparé·es face à l’actualité (dont il faut rappeler le traitement honteux par les médias dominants), n’étonnent pas[11] [11] Le 12 octobre 2023, soit le jour de la formation donnée sur Wardi à Paris, on entendait le chargé d’affaires israélien en France annoncer, sur France Inter, le lancement imminent d’une opération terrestre dans la bande de Gaza (alors bombardée depuis quatre jours), tandis que le gouvernement d’Israël avertissait qu’il n’y aurait pas d’exception humanitaire au siège de la zone tant que tous les otages du Hamas n’auraient pas été libérés. Il est difficile de garder son sang-froid à l’ouïe de telles choses. . Plus surprenante est celle d’une administration qui sur ces bases, décrète la déprogrammation d’un film quand rien ne l’y oblige, puis en informe séparément les Cinémas Indépendants Parisiens d’une part et le corps enseignant de l’autre quand il était souhaitable de les remettre en contact pour qu’ils trouvent des solutions alternatives — éventuellement sous les orientations conjointes du rectorat et de la DRAC si les circonstances l’exigeaient. Contrairement à ce que le rectorat de Paris a pu laisser entendre au cours de ses justifications, le dispositif autorise une certaine souplesse et permet la prise en compte des cas particuliers de par son fonctionnement ordinaire, et les associations chargées de la coordination de Collège au cinéma au niveau des départements ne peuvent pas imposer les films aux enseignant·es.
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Venons-en au cœur de l’argument du recteur de Paris : c’est « ce contexte d’extrême tension internationale et de ses conséquences potentielles sur notre territoire » qui l’aurait conduit à supprimer Wardi du programme Collège au cinéma 75. Or, il se trouve que ce contexte pourrait, bien au contraire, en justifier la programmation puisque Wardi permet de le remettre en perspective — et ce à travers le regard d’une enfant.
Le réseau de soutiens dont bénéficiait ce film, au moment de sa sortie, laissait d’ailleurs penser qu’il serait à l’abri des humeurs du haut fonctionnariat français. En plus de partenaires médiatiques traditionnels, on y relève la présence de l’AFNU (Association Française pour les Nations Unies) et de l’AEDH (Agir ensemble pour les droits humains), de partenaires engagés pour la paix, la solidarité et contre le racisme comme l’UJFP (Union Juive Française pour la Paix), le MRAP (mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), l’AFPS (association France Palestine solidarité), d’associations d’aide humanitaire (Solidarités International), orientées vers la santé (Médecins du Monde et le collectif Comede pour la santé des exilé·es), l’écoute et la défense des enfants (La voix de l’enfant, Les amis des enfants du monde, Vision du monde), auxquelles s’ajoutent des organismes de recherche comme l’IREMMO (Institut de recherche et d’Etudes Méditerranée Moyen-Orient) et le CRID (Centre de Recherche et d’Informations pour le Développement). La première parisienne de Wardi, accueillie le 27 Février 2019 au Studio des Ursulines en présence de l’équipe de réalisation, fut accompagnée d’une intervention de Denis Bauchard, ambassadeur de France en Jordanie (1989-1993), directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères (1993-1996), président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004). A minima, on peut se dire que la censure de Wardi par le recteur de Paris est d’abord l’expression d’un maboulisme administratif très intra-national, d’autant plus alarmant s’il l’on tient compte du « contexte d’extrême tension internationale » qu’il brandit pour la légitimer. Les partenaires du film connaissent parfaitement ce contexte, son histoire et donc, ses « conséquences potentielles », tant ils doivent affronter d’obstacles au quotidien pour mener leurs différentes actions ici et ailleurs. Wardi les y aidait.
Envers et contre ces efforts, en droite ligne d’une vague de censures d’artistes palestinien·nes et d’événements culturels en rapport avec la Palestine depuis le 7 octobre dernier, la décision du rectorat de Paris concernant Wardi participe de l’invisibilisation du peuple palestinien, de l’effacement de son histoire et d’une agressivité débridée à l’égard de sa culture qui caractérise le « contexte » actuel. Or, dans ledit contexte, il serait temps de se soucier des conséquences effectives de la censure — considérant qu’on n’arrête pas les imaginaires comme on arrête les corps. Déjà, l’inspection académique du Lot-et-Garonne a annoncé, dans la foulée de Paris (en novembre), la déprogrammation de Wardi (promettant pour sa part son report pour l’année 2024-2025).
Enfin, le rectorat de Paris ajoute entre deux lignes que la censure de Wardi « ne remet évidemment pas en cause ni la qualité, ni l’intérêt pédagogique de ce film d’animation ». C’est donc en toute connaissance de cause que cette administration renonce aux priorités qui pourtant, justifient son existence : celles de l’éducation nationale. Et qu’elle le dit.
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« N’aurait-on pu le voir, ce film aura prouvé qu’en frappant juste, on obtient les aveux des censeurs, et quels aveux…[22] [22] Pour cette citations et celles qui suivent, se reporter à : Jacques-Bernard BRUNIUS, « L’Opéra de quat’sou [1931] » in : Dans l’ombre ou les regards se nouent, Editions du Sandre, 2016, pp. 86-87. »
Jacques-Bernard Brunius s’exprimait ainsi à propos de L’Opéra de quat’sou de Pabst, sorti en lambeaux de son passage par la commission de censure française en 1931. Un certain M. Ginisty, membre de cette commission, avait notamment estimé qu’il fallait retirer le dialogue où l’on comprend qu’un ancien chef de la police devient un administrateur de banque dans le film, pour la raison suivante (accrochons-nous) : « on a connu des anciens fonctionnaires de la Préfecture, et même des Préfets de police ou de la Seine devenir administrateurs dans des banques ».
Il ne faudrait donc pas qu’un film reflète ce que le pouvoir ne saurait démentir. Par ailleurs, — comble de cynisme — Ginisty trouvait L’Opéra de quat’sou admirable (surtout pour sa musique). Mais pour enfoncer le clou, il invitait les lecteurs et lectrices du magazine Pour vous à songer « par exemple aux Indochninois [peuple que la France, alors, colonisait, ndlr] qui iront voir ce film dans un quelconque cinéma de Saïgon ».
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Comme on vient de le voir, les censeurs ont toujours avancé l’argument du « contexte » — auquel par ailleurs, ils tiennent beaucoup.
Nous suivrons les répercussions de la censure de Wardi par le rectorat de Paris. Nos amitiés vont à celles et ceux qui réagissent déjà — à l’instar du syndicat Sud éducation Paris qui demande la réintégration de Wardi dans le programme Collège au cinéma 75, et du Festival Ciné-Palestine qui depuis début novembre, a porté le film au Luxy (Ivry-sur-Seine), au Mon Café (Marseille) et à la Médiathèque Annie Ernaux (Villetenause) — ainsi qu’à celles et ceux qui réfléchissent à la meilleure manière de réagir depuis leur position.
Nous aurons à cœur de soutenir tou·te·s celles et ceux qui s’acharnent, tant il le faut, pour rendre les images à celles et ceux qui les attendent.