Notes sur la Palestine (9)

LE SON DE LA GUERRE DANS UN ASSOURDISSANT SILENCE (PARTIE 2 – From Ground Zero / Vibrations from Gaza de Rehab Nazzal / Zifzafa de Lawrence Abu Hamdan / 24hrs Radio Palestine)

par ,
le 19 mars 2025

Ce texte est la neuvième page de nos Notes sur la Palestine.

La bande de Gaza est soumise au vrombissement entêtant des drones, rappelant à tout individu de ce territoire qu’il est l’objet d’une surveillance ubiquitaire, le rendant constamment vulnérable. Dans de nombreux films, les drones ne sont pas seulement un élément du décor sonore, mais le prisme qui révèle le paysage de l’occupation. Faire entendre le ronronnement des drones permet de cartographier la guerre tant d’un point de vue temporel que géographique. Quand Piero Usberti tourne Voyage à Gaza en 2018, les « zanana », comme les appellent les Gazaouis évoquant le bruit émis par de gros insectes, font déjà entendre leur présence insistante. La stratégie technique de la guerre d’aujourd’hui était déjà en place et elle sévissait sur plusieurs fronts. Dans la pièce « Air Pressure », Lawrence Abu Hamdan (dont nous parlions dans notre huitième Note sur la Palestine) collecte des données sonores qui remontent à 2007 et mentionnent la présence de drones dans le ciel libanais. La performance « Zifzafa », évoque, elle, l’occupation israélienne sur le plateau du Golan. Toutes ces zones subissent une même guerre d’expansion et de contrôle des populations. En faire entendre le son permet d’appréhender la nature et les modalités d’une colonisation dont la complicité des démocraties occidentales s’exprime précisément par leur silence.

Écouter, tendre l’oreille dans la guerre qui se mène aujourd’hui semble être une forme d’antidote contre l’invisibilité qui paradoxalement découle du déferlement d’images. Comment faire que les images résistent à cette surface lisse sur laquelle le doigt glisse, toile de fond tragique engendrant l’invective, l’indignation, ou l’indifférence. Une question qu’on ne cesse de se poser : d’où vient l’invisibilité ? Du régime des images elles-mêmes (les réseaux sociaux, les médias) ou des a priori idéologiques de ceux qui les regardent et qui ne veulent pas voir ?  Quelle que soit la réponse, décoller le son de l’image, le mettre à l’avant-plan redonne à l’image sa capacité de sortir du « visuel », de redéployer les puissances du regard, de proposer une bonne distance et d’instituer un spectateur actif dans le geste de voir. Dans tous les films, les œuvres et les pièces sonores que nous convoquons, le son est double : propice à l’immersion et apte à créer une distance critique, à la fois machine de guerre et outil de résistance.

Vibrations from Gaza, Rehab Nazzal (2023)

Le ressac de la mer

From Ground Zero est une collection de 22 courts-métrages palestiniens réalisés à Gaza au printemps 2024. Rashid Masharawi, l’initiateur du projet, raconte que la présence des zanana a été un véritable défi pendant les différents tournages. En effet, ce bruit de fond a dû être filtré et traité de manière spécifique lors du mixage du film en France. S’il fallait le diminuer pour faire entendre les voix des différents protagonistes, il a fallu aussi composer avec lui, en faire un des traits majeurs de la bande son pour ne pas effacer la dureté des conditions de vie dans un territoire constamment assailli et annihilé. Sur les écrans noirs du générique, le bourdonnement des machines de guerre est le premier son entendu et il est aussi utilisé pour faire transition d’un court-métrage à l’autre, attestant de la continuité et de la dimension inexorable de cette vulnérabilité sonore.

À plusieurs reprises et dès le premier plan du film, les bruits des drones et ceux de la mer sont associés. Ces deux sons se prêtent à des exercices de remémoration. Dans « Flashback » d’Islam Al Zeriei, Farah, une adolescente, raconte comment le ronronnement des outils de surveillance ravive constamment le trauma de la destruction de sa maison. Sur la terrasse de l’immeuble où elle est désormais réfugiée, les écouteurs sur les oreilles, elle danse tentant de s’extraire de cet inexorable souvenir. Nous n’avons pas accès à la musique qu’elle écoute. Nous restons plongés dans le son de la ville, mesurant l’implacable piège du réel dont il lui est désormais impossible de s’échapper. « Flashback » enchaîne avec « Echo » de Moustafa Koulab : on passe au son des vagues. Un homme contemple un coucher de soleil sur la plage. Un avion de chasse passe bruyamment dans le ciel, au loin, l’écho d’un bombardement. Est-ce le fait de cet avion ou un souvenir ? On suit une conversation téléphonique entre un homme et une femme, prise de panique lors d’une attaque aérienne. Elle court d’une maison à l’autre cherchant à se réfugier quelque part. Le son de la mer reste en arrière-plan, des tirs et des sirènes. Toujours le même plan fixe de l’homme qui regarde la mer. Il n’est pas au téléphone : le film se présente comme une réminiscence ou un flux de pensée, le ressac des traumas accumulés, le temps d’une cigarette fumée en contemplant le rivage. La mer, dans l’imaginaire palestinien, est rattachée à la mémoire de la Nakba : dans Conversations Nord/Sud (1993) de Simone Bitton, Elias Sanbar choisit de montrer les photos de ce qu’il appelle son « instant originel » : le départ forcé des Palestiniens de Jaffa qui emportent leurs affaires et fuient par la mer. Il commente : « Alors que je viens d’un lieu qui a été noyé et dont les gens ont été jetés à la mer, ils ont dû pendant plusieurs années, faire la preuve qu’ils ne voulaient jeter personne à la mer alors qu’ils venaient à peine de sortir de l’eau ». Dans la guerre d’aujourd’hui, le trauma de 1948 est constamment ravivé, il hante les lieux, les images se superposent entre passé et présent, la vibration entêtante des drones et le ressac marin se mêlent, confirmant la sensation de vivre les motifs récurrents d’une nouvelle Nakba.

Dans Vibrations from Gaza tourné en 2021 et diffusé en 2023, Rehab Nazzal filme des enfants sourds à Gaza et les interroge sur la manière dont ils perçoivent les bombardements. La bande son du film est saisissante : elle est uniquement composée de bourdonnements de drones, de bruits de vagues ou de ville en arrière-plan. Une nappe sonore recouvre toute parole ou tout bruit distinct. On est plongé dans une sorte de brouillard sonore qui nous met dans la situation des enfants malentendants : tout ce qui relève du sens est retranscrit textuellement à l’image, selon un principe d’audiodescription, tant pour les paroles exprimées en langue des signes que pour les sons précis, associés à des sources identifiables. Ce choix de mise en scène nous renvoie à notre surdité face au sort et à la situation des gazaouis, mais, le film raconte aussi l’incorporation du son comme arme de guerre. Musa, Amani et Israa ont des expériences et des capacités auditives différentes ; tous trois témoignent, selon leur âge, de la manière dont ils ont vécu les bombardements et les bruits de la guerre de 2021, et parfois de 2014 : chacun, avec ses mots, dit ressentir des vibrations, des tremblements dans son propre corps. Musa et Amani sont plusieurs fois filmés à la plage et ils expliquent qu’ils perçoivent la mer comme une menace. Elle ne saurait être un élément consolateur ; elle est une onde de plus, associée aux multiples fréquences inquiétantes auxquelles ils sont confrontés. Les vibrations des drones s’immiscent partout et contribuent pour ces enfants sourds, à parfaire une forme de dépossession et à rompre le rapport de confiance avec leur propre territoire.Le film décrit le processus de colonisation par le son, dépossédant ces enfants gazaouis du lien aux éléments naturels qui les entourent. Le son venant parasiter le corps, il perturbe les facultés physiques de perception et d’interaction avec l’environnement. Alors que la mer peut être perçue comme une source de réconfort ou de protection, elle devient un milieu anxiogène évoquant, en cohérence avec l’histoire collective de la Palestine, la noyade, l’emprisonnement ou la disparition. Les Palestiniens de Cisjordanie ne peuvent avoir accès à la mer, ils ne peuvent que la deviner au loin s’ils montent sur les collines les plus hautes. Gaza est le seul point de Palestine avec un accès à la mer, mais le rivage vient souligner l’exiguïté d’une bande de terre qui est devenue une prison à ciel ouvert, où toute personne qui voudrait s’échapper risque la noyade.  

Vibrations from Gaza, Rehab Nazzal (2023)

Le souffle du vent

Pour le Festival d’automne 2024, Lawrence Abu Hamdan a proposé une performance intitulée « Zifzafa » en référence au nom d’un vent qui ébranle tout sur son passage. L’artiste parle devant un écran sur lequel est projetée une simulation 3D d’une partie du plateau du Golan, le territoire syrien occupée par Israël depuis 1967. De part et d’autre, un compositeur, Busher Kanj Saleh, et un saxophoniste, Amr Mdah, jouent et mixent en direct depuis le Golan. Sur la scène un jeune homme, aux manettes d’un jeu vidéo, nous fait évoluer dans une simulation du paysage et des lieux en question. Israël a choisi d’installer dans cette zone, particulièrement exposée au vent, un parc d’éoliennes mettant en place une stratégie d’occupation, un colonialisme vert, bien moins propre qu’il n’y paraît. Lawrence Abu Hamdan a collecté les données sonores précises qui permettent de prouver, au-delà de toute considération partisane, que l’utilisation du vent comme source d’énergie produit un bruit qui rend ce territoire proprement invivable. Il dénonce ainsi « le ruissellement sale de l’énergie propre ». Il compare ce projet à d’autres situations où le vent est convoqué comme force destructrice : dans un quartier de Londres réaménagé en prévision des Jeux Olympiques de 2012, un vent glacé balaye violemment les espaces vides, rappelant par contraste l’ancienne présence des habitants qui ont été forcés de déserter le quartier. Le vent ici, comme la mer dans d’autres œuvres, est un élément qui peut être associé tant à la destruction qu’à la mémoire. Le frémissement du vent avant la fin du monde, c’est la sensation évoquée par un grand-père qui transmet à son petit-fils le récit du génocide au Congo. Le bruit des éoliennes qui avalent l’énergie du vent est, ici, annonciateur d’anéantissement : il s’apprête à recouvrir tous les autres bruits qui ont pu exister dans cette zone vivante, riche en biodiversité et en relations sociales. C’est tout un écosystème sonore qui a disparu, puisque le vent ne se fait plus vecteur de vie ou de connexions entre les humains, les pollens et la poussière. Il devient un agent de la décomposition sociale et il est lui-même absorbé dans le bruit de cette disparition. 

« Zifzafa », Lawrence Abu Hamdan (2024)

Des activistes israéliens luttent aussi, au côté des populations druzes locales, contre la construction du parc d’éoliennes. Mais leurs revendications ne sont pas les mêmes : les Israéliens prônent, eux, un retour au calme, un rétablissement du silence comme si personne n’avait vécu là précédemment, tandis que les villageois druzes revendiquent la restitution de tous les sons disparus. Le jeu vidéo, dans la performance, devient le réceptacle de cette archive sonore et vivante. Le vent Zifzafa s’impose alors comme le medium de cette archive, l’élément transmetteur, redonnant vie au passé confisqué, aux voix et aux bruits enfouis. Lawrence Abu Hamdan en réfère à la manière dont la loi ottomane utilisait le son pour définir les communs : si une personne se place aux confins d’une ville et pousse un cri, la zone des communs s’étend jusqu’au point où le cri n’est plus audible. Le collectif est donc produit par la matière relationnelle entre l’émetteur et le récepteur, par la diffusion du son dans l’air. Un des deux musiciens qui performe en direct, Busher Kanj Saleh a procédé à divers enregistrements qu’il nous adresse : les troupeaux, l’annonce d’un mariage, la bêche dans la terre, les abeilles, etc. Parmi les sons disparus qu’il sauvegarde, il tient à mettre en avant le bruit des pompes à eau, relayé par la musique et mixé avec une improvisation au saxophone. Le ruissellement de l’eau est un son de résistance pour les habitants du Golan : ils sont parvenus, malgré les restrictions et les privations d’eau imposées par l’occupation, à construire collectivement un réseau d’eau informel et autonome. Via le souffle du musicien, et la diffusion live, auditeurs et émetteurs entrent en contact malgré la distance. Comme si du Golan à Paris se dessinait une zone sensorielle et musicale où pouvaient s’expérimenter des agencements sociaux et des espaces de partage qui défient les frontières ou toute privatisation des ressources.

Dans les différentes œuvres évoquées, le traitement sonore des éléments naturels mixés avec ceux de la guerre, raconte l’histoire d’une dépossession et propose en conséquence une conception du territoire, non comme un espaceà détenir, mais comme un tissu ou un réseau d’interrelations et d’usages. C’est aussi ce que donne à entendre le court métrage « No » de Hana Eleiwa, inclus dans From Ground Zero où un groupe de musiciens pratique le chant pour maintenir l’espoir et le lien social au milieu des horreurs de la guerre. À la fin du film, deux femmes entonnent, avec tendresse, cette chanson : « Détends-toi, toi la mer, nous avons été absents pendant longtemps. Envoie mes salutations à Gaza qui nous a élevés. »

Archive sonore / archive vivante

Les œuvres résonnent les unes avec les autres, définissant ainsi, les contours d’un art ou d’un cinéma qui activent une mémoire vivante. Lawrence Abu Hamdan distingue la réverbération de l’écho : la réverbération amplifie une même voix ou un même son dans un espace qui comporte une acoustique différente alors que l’écho fait intervenir deux versions distinctes d’un même phénomène sonore pour créer une résonance. Quand les populations druzes du plateau du Golan disent en 2011 que leurs revendications font écho à celle des révolutionnaires syriens, ils expriment une solidarité complexe dans le sens où l’expression de leur convergence tient compte de la singularité de leur situation et de la spécificité de leur lutte. Il existe des similitudes et des différences dans leurs aspirations, pourtant communes, à la libération. Rehab Nazzal fait aussi usage du phénomène de l’écho dans l’installation sonore « Haïfa then and now ». Elle expose 200 gilets de sauvetage répartis sur le sol depuis lesquels sont diffusés le bruit des vagues : « comme si la mer pouvait contenir la mémoire les peurs, les larmes et les cris de ceux qui ont été victimes par la mer de violence coloniale. En 1948, à Haïfa 72 000 palestiniens furent forcés de quitter leurs maisons et de fuir pour se retrouver dans des camps de réfugiés. » Le son de la mer évoque cette duplicité entre préservation et effacement, entre liberté et enfermement. Cette installation qui date de 2018 ne peut pas ne pas évoquer les migrants qui aujourd’hui meurent en méditerranée. L’histoire n’est pas la même, mais le son devient l’archive de ce lien entre la Palestine et d’autres histoires du temps présent. Quand la Cour Internationale de Justice de La Haye est saisie en décembre 2023 par l’Afrique du Sud pour la prévention et la répression du crime de génocide, des audiences sont consacrées à la demande de mesures conservatoires et la cour rend son arrêt fin janvier 2024. Elias Sanbar déclare à ce sujet : « la Palestine, petit pays souffrant d’une injustice séculaire, est, ce 26 janvier 2024, une caisse de résonance de l’état de la planète et le « pays-aune » du respect du principe d’égalité, le socle de l’universalité[11] [11] Elias Sanbar, « La dernière guerre ? Palestine, 7 octobre 2023 – 2 avril 2024 », Tracts Gallimard, n°56, ed. Gallimard, 2024 p. 22-23.  ». Si la Palestine est une caisse de résonnance, c’est parce qu’elle peut se faire l’écho d’autres situations d’injustice qui affectent les Sud, des contextes toujours singuliers et différents, mais pour lesquels il semble nécessaire de « briser le monopole d’un Occident auto-investi du rôle de l’unique garant du principe d’universalité [22] [22] Id.  ». C’est l’écho, plus que la réverbération, qui permet que l’archive soit vivante, et non figée dans la reproduction du même. Ainsi, différentes situations d’injustice passées et présentes sont évaluées dans leur différences, à l’aune du principe d’égalité.

Le projet radiophonique 24hrs Palestine diffuse, sur toutes les radios du monde, un programme plurilingue en solidarité avec la Palestine. Pendant cette diffusion, il est proposé de se rassembler pour faire des écoutes collectives et réfléchir ensemble aux différentes luttes anticoloniales : « Par ce rassemblement et ces multiples conversations virtuelles et physiques, nous souhaitons créer un espace de réflexion sur nos pratiques, nos langages, nos impasses, nos espoirs et nos désirs respectifs, en nous ouvrant à d’autres formes de lutte, d’organisation et d’expression à partir de notre solidarité actuelle et historique avec le peuple et la terre de Palestine ». Le son n’est pas seulement ce qui vient ouvrir l’image, il est aussi une archive vivante qui circule et rassemble, dessinant une voie, depuis la Palestine, pour d’autres manières de faire monde et de créer du commun.