Bien qu’habitué de longue date du festival, Hirokazu Kore-Eda n’était pourtant sans doute pas parmi les plus pressenti·es à recevoir un jour la Queer Palm à Cannes. Depuis plus de dix ans, cette compétition parallèle récompense à chaque édition le long et le court-métrage jugés les plus queer parmi une sélection transversale des films du festival, tous ayant en commun de faire figurer des personnages LGBTI+ au sein de leur récit. Face à des réalisateur·ices résolument ancré·es dans le champ du cinéma queer tel·les que Pierre Creton, Bertrand Mandico ou encore Catherine Corsini, déjà lauréate avec La Fracture en 2018, Kore-Eda a remporté en mai dernier la compétition avec L’Innocence, sorti en France le 27 décembre dernier, a priori le premier de ses films à aborder ce type de thématiques. Au regard de ce coup d’essai qui sonne comme un coup de maître, l’envie nous vient de jouer quelque peu le jeu de la politique des auteurs et de se demander si L’Innocence est bien la première œuvre queer du réalisateur japonais, ou si, au contraire, sa filmographie ne pourrait pas être relue à travers un tel prisme.
Cette hypothèse exige quelques précautions. S’il est évident que la dissidence vis-à-vis des normes qui régissent les comportements genrés et les pratiques sexuelles n’a rien d’une invention occidentale, d’aucuns ont pu s’inquiéter d’une notion de queer (« tordu », « déviant » en argot américain, par opposition à straight) fortement tributaire de la politique identitaire américaine, et d’une manière de ne concevoir la dissidence qu’à l’aune de nos catégories identitaires d’hétérosexualité et/ou de cisgenre[11] [11] Lire à ce sujet l’introduction de Queer cinema in the world (Duke University Press, 2016), qui expose les difficultés posées par la volonté d’identifier un cinéma queer transnational, notamment en termes d’homonationalisme et de racisme. Sur les difficultés que pose l’importation de la politique des identités américaines au contexte culturel français, voir les nombreux chapitres que Sam Bourcier a écrit à ce sujet dans Queer Zone, la trilogie, Éditions Amsterdam, 2018. . En plaquant le terme sur tout ce qui ne correspond pas à notre conception du straight, l’on effacerait un grand nombre de particularités culturelles, tout comme l’on manquerait certaines formes d’existence de cette dissidence propre à d’autres systèmes de sexe/genre[22] [22] Par « système sexe/genre », Gayle Rubin décrit la façon particulière qu’a chaque société d’élaborer la différence biologique des sexes en un ensemble de codifications qui régissent les rapports de genres et de sexualités. . Un des marqueurs de cette affiliation du queer (l’italique n’est pas anodin) à une conception occidentale des représentations LGBTI+ reste sans doute le palmarès de la Queer Palm elle-même. Jusqu’à l’année dernière avec la victoire du sublime Joyland de Saim Sadiq, la compétition de longs-métrages ne comportait que des lauréats occidentaux, malgré des sélections résolument internationales. Il faut ainsi faire attention à une forme d’impérialisme théorique qui verrait de la dissidence où il n’y en a pas, et manquerait de la voir où il y en a.
Il faut reconnaître toutefois que, sans que les précédents films de Kore-Eda ne traitent à proprement parler de récits LGBTI+, ils résonnent particulièrement avec un certain nombre de réflexions essentielles à nos milieux féministes et queer. Toutes précautions prises, notre questionnement se reformule ainsi : que retenir de Kore-Eda en tant que spectateur.ice queer occidental·e ?
Un des sujets les plus chers au cinéaste au cours des dix dernières années a été ce que l’on pourrait appeler la « famille de fortune » : l’exploration de configurations inédites, advenues par la force des choses, où des personnages se retrouvent à former une cellule familiale en dehors des liens de parenté traditionnels. Dès 2013, avec Tel Père, tel fils, il met en scène la trajectoire de deux familles de classes opposées qui découvrent que chacun de leur fils a sept ans que les deux ont été échangé à la maternité. Désireuses de rétablir la filiation biologique, les deux familles engagent un processus périlleux où chacune accueille l’enfant de l’autre, d’abord par intermittence, puis définitivement, sans expliquer clairement la situation aux deux garçons. Le film chronique cet échange, où les relations entre les deux familles restent lourdement marquées par le mépris que nourrit le père bourgeois à l’égard des parents s’apprêtant à adopter son fils. Avec Une Affaire de famille, qui obtint la Palme d’Or en 2018, une famille dans le besoin, spécialiste du vol à l’étalage, composée d’un homme et d’une femme, d’une sœur travailleuse du sexe, d’un garçon d’une dizaine d’année et d’une grand-mère, recueille une enfant fugueuse. Alors qu’iels l’intègrent de plus en plus à la vie du foyer, le récit multiplie les allusions au caractère factice de cette famille, avant que l’aîné ne se fasse attraper par les forces de l’ordre et qu’une série d’interrogatoires ne révèle l’absence de liens de parenté reconnus entre aucun des personnages. Dans Les bonnes étoiles enfin, sorti en 2022, deux trafiquants recueillent un nouveau-né destiné à l’orphelinat et cherchent à le vendre à des couples infertiles pour éponger des dettes, avant d’être rejoints dans leur périple par la mère qui souhaite s’assurer que son fils ira entre de bonnes mains, puis par un enfant un peu plus âgé en attente d’adoption. Ce qui marque en premier lieu est toujours l’infinie tendresse qui caractérise ces relations humaines, sans omettre pour autant les difficultés qui jalonnent le parcours des personnages. Par exemple, il s’agit de gérer la place de la sexualité ou de l’affection, de l’éducation, dans ces situations non-conventionnelles, ou encore évoquer les sentiments contradictoires induits par l’entre-deux qu’explorent les films entre être une « famille » ou autre chose d’inqualifiable.
S’il fallait résumer ces trois films en un vocable, ce serait certainement celui du « faire famille », expression connaissant incontestablement un véritable succès depuis quelques années, au moins en France, dans un contexte féministe et queer[33] [33] Pour ne citer qu’eux, l’on peut mentionner notamment les essais Faire famille autrement (Gabrielle Richard, 2022, Binge Éditions), Faire famille (Sophie Galabru, 2023, Allary Éditions) ainsi que la troisième saison de la série documentaire Océan, intitulée également Faire famille (Océan, FranceTV Slash, 2023). . Nourrie par la volonté de repenser les fondements de la famille patriarcale occidentale, cette expression reprend une des distinctions majeures de l’anthropologie critique de la parenté, qui oppose à une conception de la famille résultant d’un « être » [being] donné et fixe celle d’une famille en perpétuelle reconfiguration, produite par un « faire » [doing][44] [44] David Murray Schneider, De la parenté. Critique d’un concept anthropologie, Éditions du midi, 2023 (1984 pour l’édition américaine). en permanence à l’œuvre. Cette réflexion sur le faire qui constitue la famille n’a été permise que par la mise en doute de l’idée selon laquelle la filiation serait avant tout une question de sang et de chair, une donnée intime ancrée dans notre génétique qui nous relierait invariablement à nos géniteur.ices. D’abord mise en évidence par l’anthropologie[55] [55] David Murray Schneider, American kinship: a cultural account, 1968. , cette remise en question de l’immuabilité de la famille a trouvé une résonance particulière auprès des communautés LGBT+ qui se constituent depuis le dernier quart du XXe siècle, où les paroles désormais entendues de personnes queers reniées de leur famille d’origine à cause de leur sexualité et/ou de leur expression de genre mettaient à mal l’idée selon laquelle la famille serait « plus forte que tout ». C’est de ces milieux qu’a émergé la rhétorique de la « famille de choix[66] [66] Kath Weston, Families We Choose: Lesbians, Gays, Kinship, Columbia University Press, 1991. », axée sur une conception volontariste de la famille, résultant d’une forme d’entretien constant des relations humaines et produite par un faire plus ou moins conscient. Forte de ce constat, une question s’est mise à agiter les sociétés occidentales, aussi bien pour défendre l’accès des personnes queer à la famille que pour le leur refuser, le plus explicitement lors des débats légiférant sur l’accès des personnes homosexuelles au mariage et à l’adoption : à quoi donc tiennent la famille, la parenté et la filiation ? En d’autres termes, en quoi consiste exactement ce faire famille ? C’est pour répondre à ces deux questions que les films de Kore-Eda et leurs familles de fortune constituent des figures de choix.
Que ce soit à travers le jeu, le care, la sexualité ou la transmission générationnelle, chaque film décline une palette très large des éléments constituant ou évoquant la parenté. Il ne s’agit cependant pas de faire un relevé anthropologique et sociologique de tous les gestes et attentions à travers lesquels prennent forme les familles à l’écran. Les films se suffisent à eux-mêmes en matière de réflexion. À cet égard, l’on appréciera néanmoins la richesse de détails concrets que le cinéma peut fournir, le fourmillement du réel capté par la caméra étant toujours plus prolixe que les entretiens et les récits de vie.
Les films mettent à mal, ou tout du moins complexifient, la notion de « famille de choix », dont Weston remarquait déjà qu’elles n’étaient réellement choisies que dans les cas les plus rares, même si cette conception continue de se perpétuer dans les milieux queers[77] [77] Marianne Chbat, Geneviève Pagé, Isabel Coté et Martin Blais, « La famille choisie toujours d’actualité ? Vers une diversification des formes de liens familiaux pour les minorités sexuelles et de genre au Québec », Genre, sexualité & société, 2023. . Ici, les configurations familiales alternatives sont rarement le fruit d’un choix, plus d’un intérêt bien compris, ou, comme dit plus haut, d’une rencontre de fortune. Sur ce point, les raisons pour lesquelles il faut, au moment du film, former une famille diffèrent. Dans Tel Père, tel fils, il faut rétablir une filiation là où seul le lien biologique existe. Alors que le père aisé croit dur comme fer à la force d’un tel lien, on lui répond que c’est « vieux jeu » de sa part. Dans Une affaire de famille, le titre anglais Shoplifters aiguille un peu plus : la tendresse familiale laisse rapidement entrevoir qu’elle émane du besoin de s’entraider et d’une interdépendance économique et affective. Dans Les bonnes étoiles enfin, il faut avoir l’air d’une famille pour échapper aux forces de l’ordre, l’ironie tragique du film résidant dans le fait que, en cours de route, un véritable sentiment de familiarité se développe.
Chez Kore-Eda, la famille est avant tout une apparence que l’on recherche. Dans Les bonnes Étoiles, il s’agit de ne pas se faire repérer par les forces de l’ordre, notamment lorsqu’un policier arrête leur voiture sur le bas-côté et que les protagonistes doivent improviser en hâte le rôle d’une famille qui se rend au parc d’attraction. Dans Tel Père, tel fils, il faut réussir à faire admettre aux enfants que les inconnu·es chez lesquels ils s’apprêtent à vivre sont leurs nouveaux parents. Cas le plus intéressant, dans Une Affaire de famille, c’est avant tout aux spectateur·ices qu’il faut faire croire que le foyer présenté à l’écran est une famille au sens classique du terme. Le film repose en partie sur l’effet de surprise que provoque la découverte du pot au rose, lorsque les parents sont soumis au regard objectivant des forces de l’ordre et révèlent n’avoir aucun lien de parenté entre elleux et leurs enfants. Alors que nous avons vu depuis le début du film le groupe des protagonistes agir en tout point comme une famille, qui pourrait dire à partir de ce moment qu’iels n’en sont pas une ? La famille est à chaque fois quelque chose que l’on performe au sens que donne Butler à ce terme, c’est-à-dire une production culturelle sans autre fondement que d’autres productions antérieures, une configuration que l’on reproduit davantage par imitation que par nature. La familiarité est quelque chose de plus éphémère et relative qu’elle n’y paraît : de ce constat découle un certain besoin de l’immortaliser afin d’en garantir la présence. Cela confère une valeur métadiscursive aux films : ce sont eux qui produisent la cohérence et l’apparence familiale que recherchent les personnages. D’où également l’importance de la photographie, et plus particulièrement des « photos de famille » dans deux de ces films. Dans Tel Père, tel fils, le père aisé passe son temps à photographier les deux enfants, pour donner de la consistance aux moments qu’il vit avec eux et cimenter la famille encore vacillante. Les bonnes étoiles quant à lui se clôt sur une photo prise dans un photomaton, aux allures, là aussi, de portrait familial, alors que la photo a été prise quelques instants avant que les forces de l’ordre ne dissolvent le groupe. Des années plus tard, la photo accrochée dans l’habitacle de la policière chargée de les traquer vient témoigner que, au moins l’espace d’un instant, les protagonistes ont formé ce qui avait l’air d’une véritable famille, rejoignant ici l’idée de Mary Bouquet selon laquelle se sont les photos qui font la famille, et non l’inverse[88] [88] Mary Bouquet, « Making kinship with an old reproductive technology » dans Relative Values, ouvrage collectif, Duke University Press, 2002. . Le cadrage de type « photo de famille », que l’on identifie spontanément dans ce plan final, produit une forme à travers laquelle devient intelligible ce que, précisément, la loi refuse de voir, à savoir la constitution d’une unité familiale au cours du film.
Ce qui fait la richesse des films de Kore-Eda est leur capacité à ne pas tomber dans l’idéalisme béat qui verrait dans la « famille de choix » une configuration idéale, où tout va pour le mieux entre les membres par la force de l’amour inconditionnel que l’on se porte. Malgré la tendresse permanente qui se dégage des liens entre les personnages, l’intérêt individuel ne tarde jamais à ressurgir, et chacun est loin d’être un simple puits sans fond d’amour à vouer à son prochain. Aussi les liens familiaux apparaissent toujours à la fois présents et au bord de la rupture, toujours comme s’ils n’étaient qu’une illusion que seule une photographie pourrait venir dissiper. Qu’y a-t-il, en définitive, de queer chez Kore-Eda pour nous spectateur·ices occidentaux ? Sans doute la conscience de ce que Judith Butler remarquait déjà comme matrice de la tragédie grecque, selon lequel la filiation, loin d’être un donné immuable, définit un degré d’affectivité que nous nourrissons à l’égard de nos proches, et que c’est son incertitude même, sa perpétuelle remise en question, qui tisse les liens de parenté[99] [99] Judith Butler, Break in the bonds : « I want to suggest that when we speak about kinship, we are always talking about the possibility of a certain rupture », plus loin « that belong to the idiosyncratic absolutes of affective life. » .