Depuis son premier film en 1985 (Alpheus), Menelaos Karamaghiolis (né en 1962) a construit une œuvre atypique qui oscille entre le documentaire et la fiction. Cet été, à la suite de la forte impression laissée par la projection de ROM (1989) à la Cinémathèque Française, au sein du cycle de programmation « Romani cinema » organisée dans le cadre des séances d’avant-garde, nous avons commencé à beaucoup échanger par mail et par téléphone. ROM nous a d’abord frappés (Nicole Brenez et moi-même) comme une perle rare de ce cinéma affrontant l’histoire du contrôle, du génocide, et de la souveraineté visuelle des familles romanis (Roma, Manouches, Gitans, Gens du voyage, Sinti, Zingari). En parlant avec Menelaos Karamaghiolos, je me suis rendu compte que la singularité et l’importance de ROM débordent le champ de ce « Romani cinema ». La vie de ce film – de son tournage aux divers incidents et à l’heureuse coïncidence de sa distribution – est un condensé de l’histoire du documentaire grec. Il montre également de quelle manière la forme d’un film peut se confronter à la fois aux conventions figuratives et narratives partagées dans l’espace public. L’improvisation constante qui a marqué le tournage et le montage de ROM fut dans un certain sens, pour Menelaos Karamaghiolos, un véritable champ d’expérimentation qui marqua par la suite tous ses films.
Voilà les raisons qui nous ont encouragé à demander à Menelaos Karamaghiolos si nous pouvions mettre sur internet un long extrait de son film. Il nous a généreusement répondu qu’il pouvait nous donner la version complète, sous-titrée en anglais et en français, parce qu’il « aime que les films soient ouverts et libres pour tous, surtout ceux qui marquent un engagement social pour les populations les plus fragilisées, dans une période où nous sommes entourés par une nouvelle vague de racisme et de préjugés contre les populations comme les Roms. »
Le bref entretien qui suit sert d’introduction à la première sur internet du film, et conclut d’une certaine manière le programme « Romani cinema ». Il n’est qu’une partie d’une longue conversation que nous avons eue à propos de ROM, la situation des Roms en Grèce et la pratique du cinéma documentaire.
Débordements : Pourriez-vous nous parler de la genèse du film, comment l’idée du film vous est venue, et comment vous avez pu trouver les fonds pour le réaliser ?
Menelaos Karamaghiolis : C’était une période en Grèce (1988) où les documentaires pouvaient seulement être réalisés par la Radio-Télévision Hellénique (ERT – l’ex Hellenic Broadcasting Corporation). D’habitude ils nous donnaient le sujet. Et ils ne voulaient pas du tout produire un film sur les Roms grecs. C’était un sujet trop sensible. Néanmoins, le directeur de l’ERT d’alors me connaissait très bien grâce à un précédent film que j’avais fait sur l’île de Lesbos, où il était Président du Conseil Régional. Il m’a demandé un film sur la Grèce et l’Europe. J’ai accepté à condition de pouvoir travailler aussi sur le documentaire à propos des Roms grecs que l’ERT me refusait depuis plusieurs années. Il m’a donné la permission. Nous avons commencé à tourner le film dans ma ville, Thèbes, près d’Athènes, où on pouvait voir et rencontrer des Roms partout. Ils vivaient dans des camps à l’entrée de la ville, travaillant dans l’agriculture et d’autres boulots de ce genre. Jusqu’aux années 1980, ils étaient un élément nécessaire de la ville. Mais 1989 est la dernière année où ils eurent des camps comme cela, avec ce rapport à la population grecque. À partir de là, tout a changé. Dans ce contexte, nous avons commencé à faire le film, sans avoir assez d’argent ni la possibilité de tourner plus, dans d’autres lieux et d’autres décors en Grèce.
D : Vous avez dit, dans le bref résumé que vous m’avez envoyé, que c’était la première fois que le terme « Rom » était utilisé pour « Gitan ». Vouliez-vous dire dans l’histoire du cinéma ou plus largement dans l’espace public grec ?
M.K. : Dans l’espace public, et par les gitans eux-mêmes. Ils ne le connaissaient pas. Quand j’ai fini ce film, c’était juste un documentaire télé, à dérouler après les infos. Mais soudain, le film a été projeté au Festival de Cinéma de Thessalonique de 1989 (à cette époque, le Festival de Cinéma Grec, le seul consacré au cinéma en Grèce). Après la projection, le public est resté debout pendant vingt minutes à applaudir. Nous avons gagné quelques prix (Meilleur Documentaire et Meilleur Montage). Après ça, le film a été montré dans d’autres festivals comme le Cinéma du Réel (1990) ou l’IDFA (1991). Quand l’Union (le principal exploitant de salles en Grèce) a décidé de projeter le film, après Thessalonique, il y avait tellement de monde qu’ils ont dû organiser une deuxième projection. Le cinéma était plein, sans aucune publicité ni rien, seulement par le biais de rumeurs. Et le film a fait sa vie tout seul, grâce au bouche à oreille ; ERT n’a même pas fait traduire une copie pour l’étranger. La carrière du film continue, et la dernière étape est ce que vous avez fait à la Cinémathèque Française. Il n’était plus montré, et soudain, grâce à vous, deux projections ont été organisées à la Cinémathèque Grecque avec beaucoup de succès. C’était la première fois qu’il passait là. D’autres projections auront lieu à Thessalonique dans les semaines à venir. C’est une seconde carrière, grâce à vous et à Nicole Brenez.
D : Vous avez aussi dit que l’ERT a censuré le film. Pouvez-vous décrire comment ils sont intervenus ?
M.K. : Oui, l’ERT a exercé une sorte de censure sur le film à une époque où les documentaires étaient sous-estimés en Grèce. Une personne de l’ERT est venue et a dit : « Nous sommes les producteurs et nous voulons voir le film avant qu’il ne soit terminé ». Après l’avoir vu, elle a dit : « Le film ne peut pas être laissé tel quel, nous devons couper tous les entretiens où les Roms demandent des écoles, de l’aide, la justice, des biens ». Nous avons aussi dû couper un conte de fées rom et une chanson qui était très populaire à l’époque, un Rom qui chantait que « la Madone me regarde en larmes… », l’ERT ne l’a pas acceptée non plus. Mais ils n’ont pas compris que je trichais beaucoup sur ce qui est grec et ce qui ne l’est pas, parce que vous savez, nous avions (et nous avons toujours) ces discours très dangereux sur ce qui est grec, ce que nous héritons de la Grèce antique. Bien sûr, nous parlons la même langue, mais nous devrions d’abord apprendre ce qu’était la civilisation grecque antique, et ensuite dire si nous en sommes ou pas la continuation. Même durant l’Empire Byzantin, la Grèce n’existait pas comme pays. C’est un pays qui a deux siècles. Voilà la raison pour laquelle j’ai fait ce jeu avec deux garçons roms portant des costumes nationaux grecs pour une séance photo. Pour moi, c’est cela, le scandale du film… et personne ne l’a remarqué. Si le film était réalisé aujourd’hui, avec Aube Dorée, ils l’interdiraient. Vous avez deux Roms portant ce que nous croyons représenter la quintessence de l’identité nationale grecque.
D : À propos du pèlerinage à Tinos, je me suis demandé comment vous l’aviez filmé et monté, parce que l’image montre des popes, et des militaires, sans doute des politiciens, et les voix parlent de la persécution des Roms par des autorités différentes. Et, comme l’a indiqué Nicole Brenez, cette fresque poétique, mise en place par un détournement du document (par exemple, les cartes postales des femmes aux seins nus sont plutôt du Maghreb, non ?) est particulièrement unique dans l’histoire de ce « Romani cinema ».
M.K. : Je vois ce que vous voulez dire. Oui, j’ai réalisé les images du pèlerinage. J’y suis allé deux fois, deux années différentes, une fois tout seul, avec une petite caméra, et la deuxième fois avec une petite équipe. En Grèce, le 15 août, c’est comme Pâques en été. Il y a cent et quelques années, ils ont trouvé une icône de la Madone sur l’île de Tinos. Elle a accompli des miracles, et depuis, c’est devenu un endroit comme Saint-Jacques de Compostelle. Les Roms en Grèce ont un rapport très fort avec la Madone, alors, dans les années 1970, ils ont commencé à se rendre à l’île de Tinos tous les ans. Aujourd’hui, on peut voir des Roms dans leurs sacs de couchage tout autour de l’église. Mais à l’époque, ils n’avaient pas le droit de rentrer dans l’église, ils devaient donc traverser la ligne formée par les soldats… et j’essayais de filmer. C’était très difficile parce que les soldats essayaient aussi de m’en empêcher. Même des prêtres se sont mis devant la caméra, avec leur corps. Ces frictions étaient très intéressantes. Mais malgré tout, les Roms ont décidé d’y aller tous les ans et ils y croyaient, ils dépensaient de l’argent ; c’était leur célébration de l’année. Pour ça, ils font toutes les choses nécessaires, comme aller de la mer à l’église à genoux, ils participent à cette litanie de façon passionnée. Et ils sont malades, ils ont des problèmes, donc ils y vont pour guérir, parce qu’ils ne font pas confiance aux médecins ou qu’ils n’ont pas accès à l’hôpital. Dans cette litanie on voit tout, comme vous dites, l’armée, les prêtres, la Madone, la passion, les souvenirs. Mais il est intéressant de noter que la Grèce a été le seul pays où les Roms n’ont pas été persécutés, durant les nombreux siècles de leur présence ici. Ainsi, durant la Seconde Guerre Mondiale, les Grecs les ont aidés à éviter les camps allemands. Ils les ont cachés et soutenus. Maintenant, c’est totalement différent. Tout a changé depuis vingt ans. Dans la prison pour mineurs où j’ai réalisé un documentaire en 2012[11] [11] Melenaos Karamaghiolis a écrit et réalisé la série documentaire télévisée Rencontres avec des personnes remarquables (2011-2016). Parmi les 24 films, Le Retour (2015, vidéo, 72’) décrit comment le théâtre peut être un moyen d’éducation et de réintégration pour un groupe de prisonniers mineurs. , 90% des garçons sont des Roms.
D : Et comment avez-vous procédé à la construction de cette narration, avec quatre voix différentes ?
M.K. : Toute solution dans le cinéma grec résulte de difficultés. C’était très difficile de procéder au montage du film à cette époque. Il était impossible de voir ce que l’on avait tourné et c’était très cher pour le monter sur une Moviola. Donc j’ai dû créer un scénario, ou quelque chose pour aider le monteur. Et j’ai trouvé la solution avec ces quatre héros, tous basés sur des personnes réelles rencontrées durant le tournage. J’ai dû être très clair sur ce qui était important pour moi. Nous devons connaître l’histoire des Roms, ça c’est le rôle du prof. Puis, nous devons connaître leurs contes de fées, donc nous avons besoin d’une vieille femme rom (Tamara). Puis, nous avons besoin de notre point de vue ; c’est le photographe qui va les prendre en photo. Puis, nous avons besoin de leur propre voix, qui décrit ce qu’est la réalité aujourd’hui. Cette voix provient une jeune fille (Aima), une Rom qui ne dit pas qu’elle est rom. À la fin, son personnage accuse le photographe – elle m’accuse moi, et mon équipe ! J’aimais ça, parce que je me sentais souvent coupable, de les filmer, de parler avec eux, je me demandais : « Qu’est-ce que tu fais, là ? Tu fais ton film et après tu vas rentrer chez toi, dans ta maison ».