« C’est aux seuls Juifs et Tziganes que c’est arrivé d’être industriellement exterminés
en tant que populations auxquelles on a refusé le droit de partager la terre
avec d’autres êtres humains. »
Elisabeth de Fontenay,
Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou (Seuil, 2011)
L’intersection entre cinématographies d’avant-garde et familles romani (Roma, Manush, Gitanos, Gypsies, Travellers, Sinti, Zingari) allie deux formes d’initiatives critiques : les répliques visuelles élaborées contre les diffamations figuratives dont ces familles font l’objet, travail d’objection et de rectification documentées dévoilant la dimension idéologique des imageries ; les descriptions et affirmations prises en toute liberté, hors de toute polémique et préjugé.
L’histoire moderne des diffamations figuratives « commence avec l’invention de la photographie » (Menelaos Karamaghiolis, Rom, 1989), c’est-à-dire avec les images des familles romani massivement coproduites par les dispositifs policiers, médias de masse et industries culturelles. Au régime visuel des images dominantes qui depuis le XIXe siècle rabattent l’appréhension des familles romani sur un misérabilisme social et moral, s’opposent le regard, l’écoute et l’attention de documentaristes tels Pilar Arcila & Jean-Marc Lamoure, Caterina Pasqualino & Chiara Dambrosio. Ceux-ci réfutent la photogénie de la misère, en particulier grâce à la voix des familles et la poésie émique avec laquelle celles-ci appréhendent la vie. Complémentairement, face à l’imagerie affabulatrice des familles romani qui se déploie depuis les cartes postales du début du XXe siècle jusqu’aux fables cinématographiques les plus récentes, des artistes comme Daniel Gontz et Menelaos Karamaghiolis trouvent à détourner ces topoï parfois quasi mythologiques. Sur un plan historique, dans la lignée de Peter & Zsóka Nestler, Charmant Rouge se consacre aux images classificatoires et policières qui ont accompagné le contrôle, l’encadrement administratif, la détention puis la déportation des Zigeuner par les autorités allemandes. Charmant Rouge exhume également un registre voyeuriste dans ces archives autrichiennes où les Romani se réduisent à des curiosités touristiques d’un poids ontologique équivalent à celui des prisonniers dans les zoos. À la manière de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, Charmant Rouge et Menelaos Karamaghiolis montrent comment des images amateurs accèdent à une souveraineté visuelle au sein même du contrôle.
Le Romani Cinéma ici présenté revendique au contraire la pluralité, la complexité et les initiatives créatrices des familles romani. Pour commencer, les films ont affermi une culture de contact entre familles romani et avant-gardes. Apparue avec le bohémianisme littéraire au XIXe siècle, cette culture de contact perdure jusqu’au XXIe, comme en attestent les films de Ben Vine, Tomáš Doruška ou Mona Vătămanu et Florin Tudor, qui opposent à l’ostracisme et la discrimination fondée sur le spectacle de l’expulsion, l’entêtante longévité de l’argentique. Dans sa collaboration avec le Shukar Collective, pour parti constitué de musiciens roms, Daniel Gontz oppose à un régime visuel séculaire l’énergie puissante et éphémère d’une composition de VJing. Les conditions de possibilité d’une rencontre deviennent enjeu du travail de documentation grâce aux ethnologues du CNRS : Yasuhiro & Kimie Omori se livrent à une improvisation visuelle en 16 mm ; Caterina Pasqualino & Chiara Dambrosio étudient les formes de résistance inspirées par la musique flamenco et l’histoire politique de Grenade. Avec Pilar Arcila, la rencontre devient entreprise commune : Le Pendule de Costel (2013) instaure un montage non plus alterné ni parallèle mais qu’il faudrait dire auxiliaire, entre ses images Super 8 et celles d’une famille rom en numérique, pour une expérience visuelle de haute densité tant éthique que plastique. Avec Tomáš Doruška, la rencontre devient irruption politique : pour la première fois, un film en langue romanès passe sans sous-titres à la télévision publique tchèque.
Dès la fin des années 1970, se développe un art contemporain proprement romani, représenté ici par les œuvres de Katelan Foisy, Delaine Le Bas, Damian James Le Bas & Phillip Osborne et les auteures du film collectif Sárral kevert vér (2014). Leur travail figure l’expérience du temps des communautés romani – une mémoire collective (Chuvihoni), éminemment poétique (Rokkerenna), à la recherche de vestiges et de signes de la culture romani anglaise dans l’espace urbain moderne (série des Gypsylands de Delaine Le Bas). Ces œuvres sont aussi les traces d’une mémoire (Sárral kevert vér) et d’une culture (Witches Compass) perdues suite au génocide et aux mouvements migratoires qu’il a provoqué. C’est au contact des avant-gardes historiques, Taylor Mead en particulier, que Katelan Foisy réinvente son histoire et sa culture (For a Gadjo). Ce Romani Cinéma repolitise et reconfigure l’espace, l’histoire, l’expérience, l’écriture. Il nous offre une contre-culture « à l’avant-garde de notre peuple, de l’Europe, du monde » (Ethel Brooks), la science de ce peuple dont on a fait remarquer qu’il était le seul à n’avoir jamais déclenché aucune guerre.
Paris, le 24 juin 2015
Jonathan Larcher, Nicole Brenez.
Mour Djiben. Ma vie de tzigane manouche
de Yasuhiro Omori & Kimie Omori
France / 1976 / 59’ / 16mm
« Filmée par un ethnologue, la vie quotidienne d’une famille manouche qui circule en roulotte hippomobile dans les départements du centre de la France. “Est-ce la qualité d’étranger qui mérita aux auteurs du film tant de sincérité dans le dialogue, de tolérance pour enregistrer des scènes intimes ? Venus du Japon où il n’existe pas de Tsiganes, ils n’ont pas, à l’égard des Manouches, les préjugés conscients ou inconscients des Européens sédentaires : leur travail est remarquable de vérité. Ce film est dans les limites mêmes de ses ambitions, un bon document ethnographique, aussi bien par le développement du thème que par ses qualités techniques”. » (Études Tsiganes n° 3, 1977)
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Olvido (Oubli)
de Ben Vine
Espagne / 2006 / 3’22 / S8
« Plan-séquence sur une bobine S8 périmée, tourné dans le même marché aux puces où j’ai trouvé le film, Olvido est une réflexion sur le statut ambigu et le rôle de ces musiciens de rue dans la société espagnole. En interrogeant également mon propre regard, ce film est une réflexion sur ce que la société considère comme art, comme culture et comme rebut. Des notions qui s’entrelacent. » (Ben Vine).
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Tierra Inquieta (Unquiet Earth)
de Caterina Pasqualino et Chiara Ambrosio
Grande-Bretagne / 2015 / 74’ / numérique
Film non disponible en ligne.
« Pour faire face à la crise de 2007, qui a engendré une grande misère sociale, les voisins de Caseria de Montijo (Grenade, Espagne) s’organisent. Ils ont créé un potager collectif sur un site ayant servi de décharge illégale. Dans cet endroit, Antonio, Oscar et Santiago veulent croire à la possibilité d’un monde plus juste et envisagent leur vie comme une œuvre d’art. Sans travail, ils pourraient tomber dans la déprime. Au lieu de cela, ils ont choisi l’action. Au même titre que nos personnages, ce potager fermé de Caseria est un sujet du film en soi. Vivant comme les humains, le potager « tiene memoria », il se rappelle de la violence qui a sévi pendant longtemps dans la région. Dans les fosses communes de Viznar, haut lieu de mémoire historique, se trouvent les corps des Républicains trucidés en 1937 par les franquistes. À Caseria, on dit que ces morts auraient constitué de l’engrais pour la terre. Les trois protagonistes mettent en scène une “cérémonie de l’eau” pour conjurer la sécheresse de cette terre fertile à l’histoire agitée. » (Caterina Pasqualino & Chiara Ambrosio)