« C’est étonnant comme toutes les célébrités littéraires gagnent à être vues en caricatures ! », écrivait Jules Renard dans son Journal (1887-1892). Cet étonnement semble résumer le projet de Pascale Bodet qui, dans Vas-tu renoncer ?, s’inspire de la relation entre Edouard Manet et Charles Baudelaire – Manet cherchait le soutien du poète face à la mauvaise réception de ses œuvres – et la situe dans le Paris contemporain. Ces célébrités, deux hommes plaintifs déambulant du Centre Pompidou vers le 17e arrondissement, espèrent trouver une reconnaissance qui soulagerait leur mélancolie. L’un (Edouard, Benjamin Esdraffo) a été diffamé et tente de retrouver de la valeur aux yeux de ses pairs ; l’autre (Charles, Pierre Léon) peine à trouver des subventions et à s’inscrire dans le monde moderne. La cinéaste réconcilie les deux artistes par la fantaisie historique et les fait tournicoter devant galeries et grandes institutions (le Centre Pompidou, la BNF). Cette transposition semble, au premier abord, prétexte à l’enchaînement de situations comiques et acides sur le monde de l’art contemporain à travers des errances systématiques et propices à des rencontres ludiques, mais elle se révèle être un projet très baudelairien : la cartographie d’un Paris muséal où deux hommes tentent de s’extraire de la foule.
Cette singularisation, cette discordance avec la foule provoque ainsi une drôlerie étrange, parfois aride. Le rire provient de ce décalage : ce mode de représentation nous invite d’abord à regarder. Antinaturaliste, le film ne documente pas tant la matérialité du gag que son contraste, souvent amené par une surenchère du mouvement ou de l’expression, dans un cadre qui distingue immédiatement ses personnages. Au début du film, Edouard attend Charles à la sortie d’une bouche de métro. Il est le seul homme qui se tient statique parmi la foule. Un autre personnage (Gulcan, Serge Bozon), en fin de jogging, s’arrête à côté de lui. Il n’a pourtant pas l’air d’avoir parcouru des kilomètres. Son survêtement et sa crinière tranchent avec la chemise fermée jusqu’au col et la coupe au bol d’Edouard. Un jeu de mimétisme s’installe : l’un, semblant effectuer ses étirements, reproduit les mouvements de l’autre, tandis que les piétons se demandent, parfois regard caméra, de quoi il retourne. On ne comprend pas tout de suite ce jeu du hasard ou de fantaisie et les passants déploient la matière burlesque des interactions. Edouard, troublé, en demande le pourquoi à Gulcan : il n’aura pas de réponse. Si le film trouble, déroute – on ne comprendra d’ailleurs qu’à travers un carton final que le film évoque ce qui lie Edouard Manet à Charles Baudelaire –, on finit tout de même par y sentir une jubilation, et un amour, de la part de la cinéaste à regarder les acteurs – ses proches que l’on a pu voir dans ses précédents films – dans des postures permettant les possibles et les excès.
Le jeu des comédiens, lui non plus, ne cherche pas l’illusion réaliste : ils s’apparentent à des mimes mais Pascale Bodet leur demande de dépasser la pose et les jeux de physionomie pour en resituer l’émotion. Il faut dire qu’ils se prêtent formidablement à l’exercice. Gulcan est un étranger parlant une langue que seul maîtrise son interprète – une langue innocente, un charabia naïf, une multiplication exagérée des syllabes de chaque mot. Chacune se précipite, redouble, se vautre contre une autre. Cette langue dont on ne saisit que des bribes permet la réconciliation entre deux hommes qui ne se comprennent plus. Elle est la force vivifiante entre deux forces statiques. Edouard, l’air toujours impassible – sa tristesse enfouie rappelle Buster Keaton –, garde invariablement les bras tendus le long du corps. Son sérieux dénote avec l’atmosphère des vernissages, des rues et des cafés – également lieux de gestes et de comportements acides. Il donne un contre-point à l’accablement de Charles, qui salue toujours du bout des doigts, le dos tourné, et qui semble constamment prêt à bondir sur ses interlocuteurs⸱rices.
Peu de raccords mouvements, une immobilité constante ; la cinéaste maintient ses personnages fixes, regards fuyants. Toutefois, une dissonance vient dérayer le burlesque et charger le récit d’une couleur nouvelle. Après l’avoir suivie, Charles interrompt Jeanne Brillo (Marianne Basler) lors d’une présentation en vue d’obtenir des subventions européennes. Alors que tous dans la pièce rient nerveusement et attendent de Jeanne et Charles une explication, ce-dernier grimace en gros plan – un jumpscare qui conclut la scène. Le plan heurte notre regard, cette représentation finit par nous faire rentrer dans l’intime : le burlesque devient douleur et la grimace teinte le reste du film de mélancolie. Cette rupture ouvre un monde d’hommes et de femmes seul.e.s. Cela donne notamment deux scènes pleines de tendresse, lorsque Gulcan récite, tant bien que mal, une lettre de rupture écrite par Charles et adressée à Edouard. D’abord dans un café, sous le masque, littéral, de Charles ; avant de s’en débarrasser lors d’une pose dans un atelier, de se mettre à nu et de libérer une parole jusqu’alors incomprise. Et lorsque Edouard affronte enfin les caricatures, il libère un cri, il ne s’est pas trompé sur son art, il a finalement gagné à être vu en caricature.
Le film revendique donc son anachronisme, son antiréalisme, voire son aristocratisme, et se place sous le sceau d’un certain romantisme français. C’est explicitement et volontairement un film de dandy – Baudelaire et Manet étant, par excellence, des figures du dandysme. Pascale Bodet inscrit ainsi son film dans une certaine histoire du cinéma français : il suffit de penser à Diagonale, à Jean-Claude Biette, et à Paul Vecchiali en particulier. La richesse protéiforme du cinéma vecchialien hérite elle-même des grandes forces du cinéma français des années 30 – l’invention, les acteurs et la parole –, dont la cinéaste poursuit toujours l’exploration.
Vas-tu renoncer ? apparaît dès lors comme une profession de foi : pour les personnages, pour les spectateurs.rices, pour la cinéaste. Le projet de Pascale Bodet est peut-être donc bien celui-ci : croire en son regard malgré le fait de ne pas trouver sa place – on parle d’un cinéma modeste, minoritaire – et acquérir un nouveau langage afin de réconcilier les hommes. Par le cinéma, par la parole, par la caricature, mais, surtout, par le « [peuplement d’une] solitude [11] [11] BAUDELAIRE Charles, « Les Foules », in Le Spleen de Paris, 1869. ». Ces Edouard et Charles ne sont peut-être ni Manet ni Baudelaire, mais ils ont fini par comprendre leur travail et dépasser leur souffrance ; réussir à s’exprimer, et si ce n’est s’en extraire, accueillir le monde pour avancer. Car comme le dit D’Aurilleby (Marc Barbé), « renoncer c’est abandonner, renoncer c’est très fort ».