Vincent Dieutre est un cinéaste de capitales : celles, culturelles, de l’Europe (de Rome désolée à Bologna Centrale en passant par Mon voyage d’hiver en Allemagne) l’attirent inexorablement comme les traces d’un vieil esprit qui hanterait encore la mémoire du continent et poursuivrait même ses échos jusqu’en Amérique (Entering Indifference (Lettre de Chicago), Después de la revolucion à Buenos Aires). Mais en sous-main, dans un cycle à part auquel il appose les deux lettres d’EA (pour : Exercices d’admiration), c’est à d’autres balises que Dieutre raccroche l’histoire des formes qui construisent notre culture. Dans chacun des films consacrés à un.e cinéaste, qu’il érige en “contemporain capital” de son oeuvre propre et de sa façon de filmer, Dieutre se livre, en même temps qu’à une histoire de la pratique, à une pratique de l’histoire dont l’horizon voudrait étirer jusqu’au bout l’utopie collective du cinéma : car admirer pour Dieutre consiste à trouver le moyen de faire un film avec rien de moins que toute l’histoire du cinéma.
Débordements: Comment s’est construite la série des cinq « exercices » ? Que signifie sa présence numérotée formant comme une seconde branche de votre filmographie ?
Vincent Dieutre : Si je pouvais concevoir tous mes films comme des « films d’admiration » à un artiste, à une personne… Je mets les Exercices d’admiration (Ea) un peu à part, car ils naissent vraiment dans des circonstances souvent très particulières. Et puis, ils ont affaire avec le cinéma. On pourrait penser que c’est comme la série « Cinéaste de notre temps », mais c’est vraiment plus frontal : il s’agit pour moi de me demander comment le film que je fais est tributaire de la façon de faire d’un cinéaste, Alain Cavalier par exemple. C’est pour cela qu’il y a des règles du jeu, et que, dans ce dernier cas, je me suis mis à filmer avec mon portable.
D’ailleurs, techniquement, je pense qu’il n’était pas possible de faire des films d’admiration jusqu’alors. Ce sont des films qui ne sortent pas en salle, qui ont des formats différents des autres. Je pense que leur sortie DVD est leur vraie sortie. Ea4 n’est pas sorti en salle, Ea5 non plus. C’est seulement la télévision qui peut être intéressée par des formats pareils, avec leur méditation réflexive sur le cinéma. Ciné+ a projeté Voyage en Italie puis après Ea4. Ea5 va passer à la télé après Irène, comme une sorte de mise en scène muséologique.
D.: Comment définir cette idée d’« admiration » ? Est-elle liée à la notion de style ? Pourquoi n’admirez-vous que des cinéastes alors que d’autres films de votre filmographie font la part belle aux peintres, aux musiciens, aux poètes ?
V.D.: L’idée de départ, contrairement à ce qu’on m’a souvent dit, ne vient pas du tout de Cioran, qui a sûrement utilisé cette notion d’ « exercice d’admiration », mais d’un livre de Jean-François Lyotard, qui s’appelle Moralités postmodernes. Puisque la situation actuelle pourrait être caractérisée comme un état de rupture avec la rupture engendrée par la modernité elle-même, son idée était que l’œuvre postmoderne, fondée sur l’idée de rupture avec son passé direct, serait nécessairement un exercice d’admiration. Le postmodernisme est alors profondément un acte réflexif : il faut admettre, comme disait Guy Debord, que « le monde est déjà filmé », et que l’on arrive après quelque chose qui est déjà épuisé. Étendue à tout l’art, une telle conception postule que tout geste artistique sera forcément un emprunt, une citation. C’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué. Plutôt que de me protéger de cela, plutôt que de revendiquer une certaine originalité, je m’applique au contraire à chercher dans chaque œuvre d’où elle vient, ce qui la fabrique. L’artiste d’aujourd’hui est une sorte de filtre qui concentre des œuvres dans l’anachronisme le plus total : certes, la subjectivité artistique demeure, mais elle n’est plus qu’un agencement de références. C’est un fait qu’il ne faut pas dissimuler mais au contraire célébrer, revendiquer. C’est la raison pour laquelle j’en suis venu à penser que tous mes films, dans une certaine mesure, étaient des exercices d’admiration : à Schubert, à Caravage, etc. Mais dans certains films, j’allais prendre cela de front : vraiment aller au pied même de l’expression.
Aujourd’hui, l’admiration n’a pas bonne presse : elle serait de mèche avec le plagiat, l’influence béate, ou bien il s’agirait uniquement d’un sentiment de spectateur. Mon idée est qu’à partir du moment où une œuvre parle de cinéma et cite une autre œuvre, c’est-à-dire qu’elle se confronte à mon langage de choix, il est intéressant de chercher comment celle-ci joue sur la façon même de structurer le film. Je voudrais essayer de voir à quel point, et à tous les niveaux, le cinéma de ces gens a fait partie de ce processus d’élaboration de mon travail dans ce qu’il a de plus intime. Ce n’est pas une sorte de paravent, mais au contraire cela accompagne le geste du film. C’est pour cela que ces films ont la spécificité de donner une forme particulière à un moment tout en se laissant porter par un certain nombre de circonstances indépendantes de ma volonté. Je n’ai jamais écrit un film en me disant : « Je vais faire un film d’admiration à untel », et commencé ainsi la réflexion. Ce sont toujours des intuitions qui viennent parce qu’à un moment le film est réalisable. Il y a une espèce de cosmologie favorable. Ainsi de la rencontre avec Naomi Kawase. Je me rends dans une salle de projection en Suisse, je vois tous ses premiers films en 16mm jusqu’à Susaku et puis un an après, dans un autre festival suisse, à Alba, on me dit qu’elle est là et que je peux la rencontrer. C’est comme cela que le film s’est fait : à partir du moment où je savais qu’elle venait, je voulais lui exprimer que je sentais quelque chose de très commun entre nos deux œuvres. Ensuite il fallait trouver une forme, ce qui arrive encore par hasard.
Je n’ai rebaptisé Ea1 ce film (Les Accords d’Alba) qu’après le deuxième exercice (sur Jean Eustache) car je me suis rendu compte que c’était exactement la même chose. De la même façon, l’Ea2 vient de la rencontre avec Françoise Lebrun, d’avoir travaillé avec elle. Je me suis rendu compte qu’à chaque fois qu’elle apparaissait dans mon champ de vision, j’avais ce flash, ce dernier monologue de La Maman et la Putain, et qu’il y avait cela entre nous. Elle m’a dit que je n’étais pas le seul et que d’ailleurs elle en souffrait, car la plupart des gens n’avait pas un rapport normal avec elle. Pour cet exercice, il n’y a jamais eu de projet écrit, seulement la possibilité de tourner, un dimanche, avec un peu de pellicule… c’était vraiment une idée comme ça.
L’autre chose, c’était qu’au départ je m’étais dit, dans la tradition des artistes français comme Pierre Huyghe : on va refaire avec elle quarante ans plus tard le même texte. Et puis elle m’a dit : « Ah non je ne le refais pas. Vas-y-toi ! ». Ces Ea sont des films à dispositif, à règle du jeu que l’on invente à chaque fois à partir de ce que l’on a sous la main. C’est très pragmatique, et ces règles amènent chaque fois une structure différente, ce qui explique la différence entre ces films.
C’est à partir du second que le projet à long terme s’est préparé, que j’ai formulé l’idée d’une série. Je suis en train de beaucoup penser à faire quelque chose autour de Marguerite Duras, mais j’attends qu’il y ait un détonateur, car souvent ce sont des films qui naissent de complicités.
D.: La substitution à l’œuvre dans le deuxième film, la transfiguration d’un personnage féminin à un personnage masculin, devient une des règles pour les films suivants sur Jean Cocteau et Roberto Rossellini… Les deux premiers Ea sont des rencontres avec des femmes (Naomi Kawase, Françoise Lebrun), puis l’on retrouve encore Isabella Rossellini dans le quatrième. Mais la tendance générale des Ea est de réintégrer ces personnages féminins qui vous ont touché (parfois en lien avec une anecdote autobiographique comme pour Ingrid Bergman). Sans être un « détournement queer », quels sens donner à ces substitutions ?
V.D.: Elles font partie de l’appropriation. À partir du moment où je m’approprie quelque chose, il y a sans doute quelque chose de l’ordre d’une queerisation, que développe par ailleurs Yves Citton dans un texte consacré à mes Ea. Je refuse la queerisation pour Ea3 parce que dans la Voix humaine, c’était une remise en jeu de ce que ce texte est au départ. Tout le monde le savait, cette femme dont Cocteau parle, c’était lui. Mais lui s’en est défendu, il disait : ce n’est pas une histoire d’homme. Il y avait une facilité à féminiser le personnage sans raison : il ne faut le faire que si cela amène quelque chose qui fait partie du trouble que j’ai senti en voyant ce monologue.
Le Voyage en Italie par exemple ne m’était jamais apparu comme inverti, mais à partir du moment où je me l’appropriais, où je le jouais moi-même… Je dis souvent que dans les films, il y a une dimension corporelle : il faut payer de sa personne. Je me mettais en jeu. Pour Ea3, il se trouve qu’il y avait cet acteur hollandais que j’avais rencontré, avec qui j’avais eu une petite histoire… il fallait utiliser cette coïncidence. De même pour ce directeur de l’Institut français à Naples…
Mais pour Ea3 cette substitution, de même que l’utilisation du texte, posait un problème de droit. À ce moment, j’ai discuté avec Maître Emmanuel Pierrat, quand Pierre Bergé – alors détenteur des droits d’adaptation de Cocteau – a refusé le film. Au début je me suis dit qu’on le ferait quand même, mais mon producteur m’a dissuadé. Pierrat était passionné par le cas, et je l’ai ainsi amené dans le film suivant.
D.: À ce sujet, on sent une réflexion qui gagne peu à peu en importance. L’admiration, comme vous ne manquez pas de le souligner, a ses contraintes légales, ses limites juridiques. Quelle rôle a joué et joue encore l’admiration dans la vie des formes artistiques ? Dans l’exercice rossellinien vous dites vouloir vous « réapproprier Viaggio in Italia » en ajoutant : « j’ai plutôt l’impression de régler une dette que de voler quelque chose. »
V.D.: Absolument : c’est une méditation sur toutes ces idées d’héritage, de patrimoine. Qu’est-ce qui nous fabrique ? Mes Ea sont une critique du spontanéisme. Je pense que l’Ea c’est un peu tout cela, un voyage dans ma mémoire, l’adolescence, l’enfance : découvrir comment ces choses m’ont marqué. Pasolini est présent aussi dans Orlando ferito, mais c’est plus le Pasolini poète, intellectuel politique, qui m’a marqué, que son langage de cinéma. Bien que La ricotta, avec la peinture, le noir, la couleur, le jeu du in et du off, la désynchronisation… En le revoyant, je me suis dit que ce film avait été décisif. On en revient à l’idée principale : on possède des choses et on ne s’en rend pas forcément compte. On voudrait penser à des coïncidences, mais ce n’est pas vrai ; après Freud je ne vois pas pourquoi le cinéaste devrait être épargné par son inconscient individuel.
L’admiration, c’est une critique de la question du plagiat : comme tous ces gens qui critiquent l’autofiction comme étant « nombriliste ». Moi je pense le contraire, et ce n’est pas un hasard si dans tous les domaines on repart de l’expérience personnelle. Contre la confusion du dehors, l’expérience concrète permet aussi d’interroger le contexte : l’économie du cinéma par exemple. Quand on découvre que ce qui est monétisable dans un film, ce qui est protégé par le droit d’auteur, c’est l’univers : des personnages, un lieu… Il est vrai que dans mes exercices je reprends totalement l’univers, mais il est distordu, car tout a changé : Naples, l’acteur, les modes de fabrication… C’est aussi une façon de voir tout cela : c’est la raison pour laquelle mes Ea sont des « documentaires », une analyse d’un état de la culture et de comment elle nous fabrique. Il ne faut pas croire que nous soyons libres d’inventions permanentes : il y a des structures, et il y a toujours un moment où on arrive au bout de la dialectique. En faisant l’apologie du spontanéisme, du modernisme, en pensant que la jeunesse du réalisateur est un signe de nouveauté, on oublie de voir que même dans les premiers films il y a déjà d’autres films.
D.: C’est l’opposition que vous formuliez déjà dans votre article « La règle du je », en faisant l’opposition entre le « cinéma d’art et d’essai » et le « symptôme ».
V.D.: Un symptôme est un réalisateur à qui est arrivé quelque chose de particulier et qui le gère. C’est tout à fait dans l’ordre du capitalisme : c’est de la gestion de patrimoine. « Ma sœur est tétraplégique, mon père est travesti ». Le centre rhétorique est le suivant : « Vous ne pouvez pas comprendre parce que ça ne vous est pas arrivé. » Tout mon projet est au contraire de montrer une expérience universelle, d’accomplir ce devoir de l’artiste qu’est l’invention de la beauté de son époque. Non pas en se mettant des œillères, mais en montrant ses influences du passé. Il ne faut pas qu’une des couches, par exemple la queerisation dont nous parlions, ne se mette par-dessus les autres parce que ce n’est pas le propos ici : il ne faut pas que cela devienne un créneau. Comme pour la télé-réalité, on invite les jeunes artistes à trouver un créneau, à être absolument original. Mais il y a une telle offre, une telle profusion, que très vite, ces gens qui se croient uniques et singuliers déchantent. J’ai vu un moment arriver où c’était le sujet qui faisait l’originalité, alors que le regard, la construction du film, le montage, ne cherchaient plus rien. On n’était plus que dans une course à la captation, souvent nerveuse, grâce aux nouveaux outils notamment, mais ce n’est pas une qualité suffisante pour créer une conscience et quelque chose avec le spectateur qui aille plus loin que le simple cas clinique de chacun. Il y a ce film de Manuel de Oliveira Mon cas : O meu caso, dans lequel un micro est au centre du dispositif et tous les personnages tentent de s’en emparer pour raconter leur vie. Il ne faut pas que le cinéma devienne ainsi. J’insiste sur l’idée du documentaire par rapport aux Ea, car c’est là que se joue l’indépendance financière, un certain « cinéma pauvre ». On voit l’arrivée d’une génération qui refuse le système, et qui pourrait aussi bien gagner la fiction.
À l’autre bout du spectre, ce serait l’exotisme, mais qui s’épuise également très vite. C’est cela que j’aimais chez Naomi Kawase : elle ne cède pas à l’orientalisme. Comme chez Nobuhiro Suwa : le fait qu’ils soient Japonais n’empêche rien mais ce n’est pas cela qui retient mon attention.
Entre le jeunisme et l’exotisme, il y a beaucoup de « valeurs » qui sont incontestables mais qui ne font pas partie d’une histoire critique du cinéma. Le cinéma est certes important pour cette fonction de témoignage et de symptôme, d’urgence, mais ne doit pas être le critère de qualité artistique.
D.: « Revivre des choses dans une autre histoire » dit Françoise Lebrun dans Ea2. Comment le style d’un auteur réactualisé s’exprime-t-il dans un nouveau contexte ? Faut-il « tout réactualiser » comme à Naples après Rossellini, comme peut-être l’amant masculinisé de La Voix humaine ?
V.D.: Ce qui est évident, c’est que le remake n’a pas de sens, si ce n’est un sens commercial. Le cinéma de Rossellini est complètement dans son époque, avec cette bourgeoisie anglaise en villégiature, mais aujourd’hui tout a changé avec Easy Jet… cela n’aurait pas de sens de le reprendre comme ça. Par contre, il s’agit pour moi de tenter et de voir là où ça coince. Il n’y a qu’à voir les processions religieuses maintenant, c’est pour les touristes : on ne peut plus avoir cette révélation d’une foi naïve et incandescente. Maintenant ce sont des bagarres à la fin d’un match de foot, comme on le voit à la fin du film. Cette scène de montage à la fin était un moyen de tout remettre dans une espèce de rêve. Se posait aussi la question du droit à l’image : le film de Rossellini intègre de nombreux plans sur de jeunes enfants, alors qu’il serait désormais impossible de filmer ainsi. C’est pourquoi j’ai décidé de les flouter dans le film de Rossellini directement. Je voulais montrer des tas de choses qui n’entraient pas en ligne de compte à l’époque, comme la crise des ordures, car cela m’intéressait de montrer au spectateur toutes ces choses qui font que mon film n’a aucun sens, si ce n’est comme disait Robert Kramer, « to walk the walk », il faut faire le job. C’est pour cela que je parle de règles du jeu. Il faut montrer que c’est quelque chose de complètement dérisoire.
D.: Umberto Eco disait que « la langue de l’Europe, c’est la traduction ». Pour l’écrivain Camille de Toledo, avec qui vous avez collaboré pour votre Orlando ferito, l’admiration des artistes européens les uns pour les autres donne une forme à l’Europe et définit une « éthique » de la traduction. N’y a-t-il pas quelque chose de ces films d’ « admiration » qui engage la question de la traduction ?
V.D.: Je crois beaucoup à une Europe des artistes, d’abord parce que je crois qu’elle est en danger, et ensuite car je crois que c’est très difficile, même pour un Musulman des cités aujourd’hui, de se penser hors d’un contexte, de cette présence des débats sur l’héritage chrétien. Je vois maintenant à quel point l’écho en Europe est important : tout est en germe déjà. Le transnational est sans doute l’horizon : on voit bien que tout ce qui est national est plutôt de l’ordre de la crispation. Beaucoup d’artistes pratiquent la transnationalité, mais sans l’assumer. Les gens que j’admire aiment ce frottement de différents mondes.
Ma réflexion sur l’Europe n’est pas quelque chose d’antifrançais, c’est simplement que ma culture est fabriquée de beaucoup de choses. La musique vient plutôt d’Allemagne, la peinture plutôt d’Italie. J’ai eu longtemps un projet – qui se concrétisera je l’espère un jour – en Angleterre autour de Shakespeare. Essayer de trouver un inconscient collectif européen, voilà ce qui m’intéresse. Même en Argentine, le film que j’ai fait à Buenos Aires était là-dessus : on croit découvrir un nouveau monde avant de s’apercevoir qu’il est déjà pétri de l’Europe et des fractures que l’on vit ici.
D.: La série des Ea commence sur la seule cinéaste non-européenne, Naomi Kawase, mais cela ne l’empêche pas de formuler très clairement ces mêmes questions à partir du contexte insulaire japonais. Pour elle, l’île est à la fois le signe de la réclusion et de la curiosité pour l’étranger.
V.D.: Dans ce film, la question de la langue est capitale : tout le temps du film est celui de la traduction, la caméra s’attache à filmer quelqu’un qui traduit. Naomi Kawase ne parle pas l’anglais, et cela devenait fascinant de se sentir si proche de quelqu’un avec qui j’avais un mal fou à communiquer. Les premières minutes du film sont très fastidieuses. Dès lors, deux solutions s’offraient à moi. Soit j’essayais de le masquer, et faire parler Naomi Kawase avec des sous-titres ; soit au contraire je filmais ce trouble. C’est ce que j’ai fait, et la traductrice devient actrice du film, et donne au film son sujet : comment communiquer avec ma petite sœur ?
D.: C’est sans doute l’un des thèmes les plus importants des Ea.
V.D.: Absolument. Je cherche comment dialoguer avec Eustache à travers Françoise Lebrun, comment aller vers François d’Assise pour dialoguer avec un cinéaste que je trouve très français. Je voulais me frotter à la postmodernité, un moment où toutes les choses auraient tendance à s’équivaloir alors qu’en fait, il suffit de les mettre en présence pour en percevoir les constructions. Je crois beaucoup à cette idée du « brouhaha » contemporain dont parle Lionel Ruffel et qui s’est accentué avec Internet, la coprésence des images… Je trouve que souvent la fiction – et un certain documentaire – a tendance à ne pas lui donner forme, alors qu’il fait vraiment partie de notre vie. On ne passe pas une journée sans lire un bout de phrase en anglais, à mélanger les langues, et plutôt que d’essayer de clarifier, il faudrait aller vers cette complexité. Sinon on ne parle pas du monde d’aujourd’hui.
Je souhaite embrasser cette complexité, la célébrer en prenant différentes langues, différents formats, différents montages, différentes natures d’image pour essayer de leur trouver une logique. C’est une façon de rendre compte de la fragmentation de l’expérience contemporaine. On a fait du concept de « postmodernité » une forme de ludisme : il y a une façon de dire que tout est rentré dans l’ordre que tout a repris son cours, ce qui est complètement faux. Au contraire, il faut assumer qu’il y a eu une crise des formes, reconnaître que quelque chose n’est plus dans le même état, qu’il y a eu une implosion, qui n’est pas nécessairement un fin ou une régression. C’est pour cela que je veux faire ce film autour de l’idée de la fin aux États-Unis. On nous faire croire à la fin de l’histoire, du cinéma, à la fin de la politique… Mais dire que rien n’a changé n’est pas juste pour autant, il faut donc « prendre acte ». C’est à cela que servent les films et notamment mes exercices : prendre acte. C’est assez beau qu’un film puisse encore nous toucher malgré tout ce qui a changé, tout ce qu’il a d’absolument irréductible aujourd’hui. Pourquoi Caravage arrive à nous toucher à produire de l’émotion au présent ? Cela reste un grand mystère et c’est tout ce que je souhaite à mes films.
D.: Cette notion de « prendre acte » est très importante dans Jaurès, où tout le trajet du film vise à cette prise en considération d’un problème contemporain qui est en quelque sorte l’envers de la logique de la traduction : celle de la migration.
V.D.: C’est une façon de sortir de l’éthique actuelle humaniste qui consiste à dire que les migrants sont un problème, et qu’il faut les filmer comme des victimes. Je n’aurais jamais fait un documentaire sur les migrants, cela ne me serait jamais venu à l’esprit, mais il se trouve qu’ils étaient là, et là qu’est-ce qu’on fait ? C’est ce que Naomi Kawase dit dans le premier Ea : « Le cinéma, c’est répondre au monde ». Dès lors, il faut chercher d’où l’on parle. Je ne cherche jamais à choisir un sujet pour le traiter, le gérer, mais plutôt je veux aller voir en quoi il m’affecte profondément avant de le redonner. C’est la même chose dans les Ea avec les œuvres d’art. Il faut assumer que quelque chose s’est passé, pour ne pas être dans la reproduction, la perpétuation de conflits qui ne sont plus effectifs. Reprendre les choses à partir de catégories esthétiques très controversées, le style, le geste, tout cela est passionnant, et ces Ea sont un peu comme une collection privée par rapport à une collection publique que seraient mes autres films.
Pour Fragments sur la grâce, sur les jansénistes, j’ai tourné à Saint-Merry, qui était une paroisse janséniste. Le coproducteur belge était là et quand j’ai commencé à filmer l’église à l’intérieur, il y avait des scooters garés et l’on entendait des sonneries de portable. Il m’a dit qu’il allait demander à ce qu’on les enlève, et j’ai répondu qu’au contraire c’est ce qu’il pourrait nous arriver de mieux que l’un pétarade devant la caméra. C’est le Paris d’aujourd’hui et, avec des voix, le cinéma va le peupler de gens qui sont morts depuis longtemps. Ce sera pareil pour mon film sur la Révolution, les trois quarts des endroits n’existent plus. Je cherche à filmer Paris comme il est maintenant. L’histoire est très importante, il y a une façon de se replacer dans une continuité historique qui est une histoire de l’art. C’est l’idée de Georges Didi-Huberman, dont je lis la Survivance des lucioles dans Orlando ferito, qu’on ne peut pas faire d’histoire sans faire d’histoire de l’art. Je me suis rendu compte en faisant des films que cette question des influences n’était pas innocente. Cela pose des questions différentes à un moment où l’urgence des rapports entre des personnages dans la fiction serait censée primer sur tout – ou prime cette idée que, comme Cassavetes, il faudrait courir derrière quelqu’un, ce qui donne aujourd’hui des choses assez conventionnelles. Je crois que l’ « exercice d’admiration » a une fonction contraire.
D.: Comment les relations amoureuses – apparentes voix secondes du thème du film, en réalité centrales – permettent-elles de raconter autrement l’histoire ? Comment une vision historique se construit-elle à partir de l’intime et de la formule élégiaque de la perte (Cocteau, Rossellini, Jaurès, Leçon de ténèbres…) ?
V.D.: Entre la chambre et le monde, et il y a un intermédiaire : l’être aimé est la médiation entre les sphères. Ce n’était pas simplement une coprésence, dans Jaurès, le fait que les migrants étaient là devant chez lui et qu’il s’en occupe de cette façon faisait partie de notre relation. C’est pour cela que l’admiration n’est jamais de l’ordre du coup de foudre ou du simple désir : elle se construit, comme l’amour. Le désir il faut qu’il soit là mais aussi qu’il se construise. Il y a un moment où cela échappe à la pensée, heureusement.
D.: Pourquoi ce choix du work in progress ?
V.D.: Je crois que c’est la puissance des pauvres. C’est là que je crois qu’il y a un effet d’adhésion du spectateur qui est très fort dans ce genre de dispositif : on lui donne les cartes en main. C’est ce que j’appelle le contrat de croyance, le pacte de croyance. Par rapport à la fiction, il est déplacé dans un terme particulièrement intéressant : jusqu’où me suit-on ? Dès lors remonter ou renommer (par exemple Marc en Simon dans Jaurès) ce n’est pas mentir, car rien n’est montré comme étant vrai non plus. On est dans un entre-deux qui est celui de la vraie vie d’aujourd’hui. De toute façon, un documentaire est toujours monté, ne serait-ce que par le début et la fin du plan. Sinon c’est la caméra de surveillance, le « documentaire absolu ».
D.: De la même façon, l’Ea2 est une forme d’épuisement des procédés à travers la répétition du texte.
V.D.: Au montage, car je ne m’en étais pas rendu compte en le faisant, il y avait un côté mantra de la répétition du texte jusqu’à parvenir à sa diction parfaite. Tout le monde était fatigué, il y avait aussi Françoise Lebrun qui nous assurait que cela n’avait pas été du tout improvisé, qu’il fallait le savoir par cœur, et que durant le tournage, elle lisait sur une feuille hors-champ. On a beau savoir que c’est truqué, que c’est refait, il y a malgré tout cette force du lyrisme qui nous entraîne dans quelque chose, qui est né aussi de l’impossibilité économique de faire ces tournages comme avant, de faire que ces bricolages, ces mises en abymes deviennent une style, une forme. C’est le plus important, surtout maintenant ou tout un chacun peut décider de faire un film avec ses outils.
Je suis assez content que ces effets assez pauvres – pas forcément sur la réflexion mais sur le travail de l’émotion – fonctionnent : les gens sont très émus par quelque chose qui n’a été produit qu’avec 20 000 euros (dans le cas de Jaurès). Il y a des brèches dans ce système qui oblige la rentabilité d’un acteur, des effets spéciaux. Nous aussi nous avons des effets – car ce sont des effets aussi – et le fait qu’ils soient encore efficients me parait très fort.
D.: Appelleriez-vous encore ce phénomène le Tiers-Cinéma ?
V.D.: Oui je pense que c’est toujours valable : le tiers entre la fiction de marché et le documentaire de flux, le reportage, la télé-réalité, la trash TV. Il y a une infinité de palettes, comme le Tiers-État à la Révolution. Je crois que c’est un continent du cinéma qui ne disparait pas, grandit, et se consolide à l’aide de l’intégrité de certains auteurs. En revanche la puissance promotionnelle, la colonisation de l’imaginaire comme on dit, est hors de notre atteinte : on en revient au politique. Mais quelque chose émerge tout de même, et les couteaux sont très tranchants.
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Lecteurs et lectrices fidèles ou infidèles,
Débordements a le grand plaisir de vous annoncer la préparation d’un premier numéro papier. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à notre édito ainsi qu’à la page Ulule qui vous permettra de pré-commander un exemplaire. Par avance merci pour votre soutien.