With my Open Lungs s’ouvre dans une chambre bleue, filmée en basse définition avec ce qu’on devine être un téléphone. Yana Sad, la réalisatrice s’assoit et s’adresse à la caméra. On pense d’abord qu’elle nous parle à nous spectateur·trice·s, mais il est bientôt clair qu’elle s’adresse à quelqu’un en particulier, ou plutôt quelqu’une : sa compagne, Yaroslava. Elle lui demande comment se passe sa vie à Stuttgart, lui raconte comment sa fille, Diana, peine à apprendre l’Allemand. Puis des photographies en noir et blanc prises à l’appareil photo argentique nous dévoilent le visage de la destinatrice de cette lettre filmée, tandis qu’en voix off Yana revient sur ces instants. Ce sont des photos de leur premier date, un jour de décembre, « I’m so happy here » dit-elle. Le film documentaire naît en même temps que fleurit une histoire d’amour entre les deux femmes. On a la sensation qu’il a pris racine dans le désir de photographier, de filmer, de parler de la femme qu’aime Yana, avant même l’envie d’en parler aux autres. Jamais les images ne sortiront de cet entre-deux, de l’intimité partagée des deux femmes. Mais très vite, leur bonheur sans faille rencontre deux catastrophes, que Yana résume en deux phrases : un cancer se déclare dans le poumon de Yaroslava, Poutine déclare la guerre à l’Ukraine. Le cadre est posé.
Si How to save a dead friend (2022) de Marusya Syroechkovskaya dressait le portrait du désespoir de la jeunesse russe, With my Open Lungs développe une quête, un art de la joie de deux femmes russes au milieu d’une catastrophe collective – la guerre en Ukraine et le constat de l’étouffement d’un pays – et d’une catastrophe individuelle – le face-à-face de Yaroslava avec la maladie.
Toute la première partie du film tente de rendre compte du chaos de cette simultanéité. Car tout arrive en même temps dans la vie de Yana, dans un flot impossible à démêler : la naissance de son amour pour Yaroslava, la guerre en Ukraine, son divorce avec son mari, le cancer de Yaroslava et bientôt l’exil des deux femmes et de la petite fille en Allemagne. La tentative de rendre compte de ce débordement donne au film une structure et une forme chaotiques par plusieurs aspects. Ce trop-plein se traduit formellement, par exemple, par un recours régulier au split-screen : il arrive que Yana Sad colle deux plans ou en isole un sur un côté du cadre, ou qu’elle couvre, cache, écrive sur un fond noir. Il est d’ailleurs difficile de bien savoir ce qu’on nous montre et ce qui motive la confrontation de ces images. Souvent, ces passages semblent simplement – mais richement – s’appuyer sur un usage littéral du montage simultané, c’est-à-dire la mise en scène de la concomitance d’événements et d’éléments disparates que seul le temps met en lien, le collage n’ayant parfois pas d’autre sens que la simultanéité. Ces split-screens ont tout de même pour fonction de rendre sa verticalité à l’image de téléphone, en particulier lorsqu’il y a trois images à l’écran.
Lorsqu’il est fait mention de la guerre en Ukraine, c’est presque toujours par l’usage du split-screen. « I was just passing by, I didn’t protest », lisons-nous sur un fond noir à gauche tandis qu’à droite nous voyons l’arrestation très violente d’un homme par une dizaine de policiers. À un autre moment, tandis que la réalisatrice filme une péniche qui passe sous le pont où elle se trouve, à gauche de l’image se déclenche un montage de violences policières, tandis que le son passe en fondu du son in du premier plan à des voix off scandant « No war ! No war ! ». Dans un autre passage, Yana Sad filme une manifestation qui apparaît en plein écran, mais les images sont si zoomées qu’elles deviennent presque abstraites. La réalisatrice passe très rapidement sur les personnes, tourne sur elle-même, fait un jeu de va et vient, passe et repasse sur ce que l’on perçoit comme un rassemblement et des militaires. Impossible de savoir en détail ce qu’il se passe, alors même que le zoom isole des détails en basse résolution. Quelques conversations et quelques phrases écrites à l’image rappellent aussi l’actuelle guerre menée par la Russie et l’opposition des deux femmes à cette guerre et au régime plus globalement : « inaction is fucking hard / to change the regime » s’écrit à l’image alors que Yaroslava est, en effet, dans l’incapacité de faire quoi que ce soit. Mais ces passages donnent toujours la sensation de faire effraction dans l’histoire personnelle des personnages. En effet, ils semblent presque hors sujets, littéralement collés au film de force. La guerre reste circonscrite à quelques paroles et quelques éclats et reste en général hors champ. Elle fait irruption comme vecteur de trouble dans un quotidien dont elle est à la marge. Peut-être par manque de matière, car la guerre en Ukraine n’est pas visible dans le quotidien des Russes, peut-être par ajout tardif (car, nous, spectateur·trice·s, attendons le film à cet endroit-là). Mais ce que le film dit aussi en creux, c’est que les atrocités commises par nos pays ne troublent nos quotidiens que par éclats – même lorsqu’on s’y oppose – et qu’il est toujours possible de rentrer se mettre à l’abri chez soi, sans peut-être dormir tout à fait sur nos deux oreilles. Après la première partie à Saint-Pétersbourg, les deux femmes partent à la campagne. Après la densité et le foisonnement de la première partie, le film ralentit alors. Dans ce moment à l’écart de la ville, la réalisatrice s’interroge sur son « empathie » : oui, elle est empathique, elle accompagne Yaroslava dans la maladie, mais pourtant elle ne rêve jamais de l’Ukraine. Elle constate l’écart d’un bonheur qui éclot au milieu d’effondrement collectif : « When I fuck you I don’t think about anything, definitly not about Ukraine ».
Dans l’urgence de faire un film sur cette explosion « out of control » du quotidien, le téléphone, outil modeste à portée de main, apparaît comme une évidence tant il peut fonctionner comme prolongement du corps et prolongement des yeux de la réalisatrice, donnant au film sa dimension hyper-subjective et hyper-intime. Il laisse percevoir les tremblements de la main, les hésitations de Yana cherchant quoi saisir dans le flot du réel. Cette image de téléphone, somatique[11] [11] J’emprunte la formule à BEGIN Richard dans son article « Moi mon corps et ma Gopro », dans BLUMLINGER Christa, LAVIN Mathias (dir), Gestes filmés, gestes filmiques, Paris, Editions Mimésis, 2018, 392 p. , rapide et efficace, participe des tendres maladresses d’un film parfois fragile et brouillon, qui semble trop petit pour contenir tout ce qu’il voudrait dire. On a parfois du mal à suivre ce qu’il se passe, ce qu’on veut nous dire, tant il y a d’information et tant on passe d’une chose à une autre. Le téléphone donne également lieu à toute sorte d’idées visuelles qui puisent dans la proximité, la basse qualité et le tremblement des pixels. Alors seule, Yaroslava court la nuit, le téléphone dans la main. À mesure que le soleil se couche, son corps devient une forme noire tandis que le ciel bleu se transforme de plus en plus en tourbillon de pixels. Chaque pas, chaque mouvement de la main provoque un choc dans l’image. Bientôt, la couleur du corps de Yaroslava ne se détache plus du sol et du paysage, les noirs se confondent rendant indistinctes les limites, des formes bleues défilent et des taches jaunes entrent et sortent du cadre en arrière-plan. Yarosalava continuera sa course en Allemagne.
La fraîcheur du film vient de sa représentation joyeuse et tendre de l’intimité de ses protagonistes, qui revendiquent le plaisir sexuel et l’amour comme source et moteur de la joie. De nombreuses séquences, sensuelles et sexuelles parcourent ainsi le film : on s’attarde sur la beauté des corps, le plaisir de coucher ensemble, que l’on montre et dont on parle. Dans la représentation de l’intime, le téléphone ouvre ainsi à une proximité littérale, spatiale. Yana s’approche pour filmer, va jusqu’à toucher le corps de plus en plus malade de sa compagne, le rendant indiscernable, abstrait, par l’extrême proximité et la basse résolution. Cette représentation est d’autant plus rare et précieuse qu’elle prend à contre-pied certaines représentations de la sexualité lesbienne, trop souvent maltraitée et fétichisée par des réalisateurs fantasmant leur sujet. Ici, le plaisir, le désir, le sexe entre femmes – ni film porno, ni jeu de petite fille – sont au cœur du film. Tout se passe comme si, en se plaçant au cœur de l’intimité et de la sensualité, et en filmant seule(s), on était au-delà des questions de pudeur ni de gène et au delà de la représentation du lesbianisme des deux protagonistes comme « enjeu narratif » ou question – le terme n’est d’ailleurs jamais employé. Tout va de soi et le film prend ainsi totalement à contre-courant le film de coming out (aussi, d’ailleurs, le film de coming in). Dans un contexte de politiques LGBTIphobes, ce film lesbien tourné dans la Russie de Poutine sans filtre a de quoi étonner. Le film fait exception par son sujet – vu la rareté des films LGBT russes – et par sa manière de représenter – une rom com lesbienne sans aucune mention des questions de droits LGBT. Ce geste de représentation, s’il ne s’inscrit pas comme un propos politique explicite, est bien sûr explicite en creux. Oui, il est politique de représenter le lesbianisme comme étant tout à fait normal et n’étant pas l’événement unique arrivant aux personnages (en général les lesbiennes ont des vies qui dépassent le simple fait d’être lesbiennes) ; oui, il est probablement dépolitisant de ne jamais formuler le lesbianisme en ces termes, d’autant plus dans le contexte russe. C’est que, comme souvent, la lecture de ce genre de geste de représentation peut être retournée à l’infini.
Le récit documentaire passe ainsi d’une chose à l’autre, d’un moment à l’autre, avec comme fil directeur le traitement et la progressive guérison de Yaroslava. Les deux femmes reviennent à Saint-Pétersbourg, puis, après un montage en triple écran d’images filmées dans un aéroport, le film se conclut en Allemagne où Yaroslava filme la fin de la course à pied commencée en Russie. Yana lui dit alors : « See, you didn’t die ». Le film s’arrête brusquement après ce dernier bouleversement dans la vie de ses protagonistes, l’exil. Yaroslava est guérie, mais la guerre continue. Dans cette période où tout semblait arriver en même temps, Yana a rendu compte, avec ses moyens, de l’un et de l’autre.