Faut-il encore rappeler que parfois, au cinéma, certaines images ne se placent pas du même côté que d’autres ? Et que parfois, le festival de cinéma, malgré son caractère amical et festif, n’est pas nécessairement synonyme d’unanimisme, mais joue le rôle délicat d’accuser les contrastes ? Pour nous dont les colonnes se sont plusieurs fois consacrées à défendre les films (de Pedro Costa, de Nicolas Klotz et d’Elisabeth Perceval, de Sylvain George et d’autres encore) et les démarches (comme celle du PEROU) d’hospitalité à l’égard des personnes migrantes, il importait pour une fois de revenir, et assez longuement, sur un film au souci inverse. Sans prétendre y voir la preuve définitive de la dérive droitière du cinéma français, ou un symptôme fatal de sa fascisation accélérée, il en va de notre « fonction critique » récemment rappelée que de répéter nos prises de position. Mais aussi de montrer comment, à l’inverse, les plus beaux films présentés au FIDMarseille peuvent permettre, une fois encore, d’en élargir l’horizon.
Côte bretonne, AirBnb de charme en bord de mer, peuplé de jeunes parisiens en vacances. Ce sont des « jeunes » bien d’aujourd’hui, de cette « génération offensée » qui abandonne la viande au profit de ses substituts au soja, crie au sexisme et au racisme à tous bouts de champ, y compris quand une horde de zombies fracasse la porte de leur maison. « Bienvenue les zombies ! Allez on accueille les zombies ! » crie l’une d’entre elleux, la plus vocale, brandissant un drapeau blanc. Mais lorsque les créatures de la nuit la pourchassent dans les escaliers, elles finissent, sans surprise, par lui dévorer le postérieur « Non mais stop ! Bon ok je veux bien comprendre que c’est dans ta culture mais là… » s’égosille la candide défenseuse des opprimés en agonisant sous les morsures de zombies à la peau noire et aux tresses collées. Nouvelle fiction de l’été de Valeurs Actuelles[11] [11] Fiction de l’été pour laquelle le journal d’extrême droite a été condamné pour injure raciale contre la députée Danielle Obono : l’auteur imaginait la représentante de la nation propulsée dans le passée, réduite en esclavage, subissant toutes sortes de supplices, mais excusant toujours coûte que coûte ceux infligés par les personnages africains, au nom d’un intersectionalisme jusqu’auboutiste. ?
Non, dernier court-métrage en date d’Antonin Peretjatko, cinéaste pourtant déjà invité par le FID en 2021 pour ses Rendez-vous du samedi consacré aux « gilets jaunes », mais dont on ne pouvait se douter qu’il serait à l’origine d’une revivification particulièrement virtuose du film de zombie raciste sous couvert d’humour adolescent. Pour qui passerait outre la stupéfaction causée par ces Algues maléfiques, son scénario tout comme ses choix figuratifs ne sont pas dénués d’intérêt pour étudier une nouvelle étape de la percée progressive des tropes d’extrême-droite dans le discours politique (et ici dans le discours artistique), ceux-ci s’y faufilant au gré d’un confusionnisme dont un essai récent suggère le nom : l’écofascisme.
Car ce groupe de personnages n’a qu’une seule fonction dans cette fable faussement écologique se voulant potache : tancer la naïveté voire la bêtise des millenials ramollis par l’intersectionnalité et les réunions en non-mixité. La ridiculisation du relativisme culturel, processus bien connu de l’argumentation droitière, se voit ainsi confortée lors d’une scène qui rappelle les pires moments de la polémique autour de l’accueil des réfugiés syriens en Allemagne à partir de 2015. Alors que la droite a rapidement suspecté ces réfugiés d’être à l’origine d’agression sexuelles et de viols lors de la nuit du Nouvel An à Düsseldorf, l’aide humanitaire avait alors été accusée de complaisance béate à l’égard des migrants dès lors repeints en « ennemis de l’intérieur » et en menaces pour le modèle occidental, supposément protecteur à l’égard des violences faites aux femmes. Et le contexte n’aide pas : l’attaque de la maison s’en va piocher dans les origines les moins avouables du film de zombie (l’invasion de la cabane par les esclaves révoltés à la fin de Naissance d’une nation pour n’en citer qu’une) en ce qu’elle écarte le zombie-Le Bihan ou le zombie-scientifique du début du film pour sembler ne conserver que les figurants-zombies racisés.
Les Algues se situent alors à un point d’intersection original : si le film mobilise les luttes écologiques les plus légitimes, celles dénonçant le scandale industrialo-écologique que l’État a été jugé coupable de laisser proliférer malgré les rapports accablants des associations (ce par quoi il pourrait sembler en adéquation aux choix de programmation habituels du FIDMarseille), il le fait en l’associant perversement à une autre « crise » supposée, celle dite « des migrants ». Ce court-circuit argumentatif, réalisé grâce à la similitude du lieu de ces deux « catastrophes », la plage, permet ainsi d’identifier les deux « menaces ». L’association de ces corps errants aux algues toxiques et proliférantes retrouve alors, et peut-être pas tout à fait incidemment, la métaphore écologico-raciste considérant la mauvaise herbe comme l’antonyme de l’ « enracinement » propre à la communauté nationale, trouvant chez les « bobos » déconnectés ses idiots utiles voire ses alliés objectifs. « La spécificité de l’appel écofasciste à la nature », telle que la décrit Antoine Dubiau dans Écofascismes, peut être considérée comme cet impératif qui identifie la nécessité de « préserver la nature pour préserver la race », en la « protégeant des détériorations en provenance de l’extérieur. » Le film de Peretjatko abonde ainsi largement cette conception, selon laquelle « les populations allogènes (extérieures à la communauté, c’est-à-dire non blanches) sont considérées comme perturbatrices de l’écosystème nature-race/terre-identité, dans une véritable écologisation du fantasme de grand remplacement[22] [22] Antoine Dubiau, Écofascismes, Caen, Grevis, 2022, p. 163-165. . » Au fond d’une telle peinture idéologique (car quel jeu avec les figures ne prétend pas, in fine, jouer avec les représentations), le film de Peretjatko accrédite l’idée selon laquelle les différences culturelles doivent être « traitées » avec la même médecine que le limon nauséabond s’échouant sur les plages bien de chez nous[33] [33] Un parallèle déjà fomenté en 2016, par Jared Kushner, gendre et conseiller média de Donald Trump pendant la campagne présidentielle, qui avait expressément demandé que les spots de propagande dédiés aux migrants mexicains filmés au drone en train de déferler sur une hypothétique frontière, soient diffusés durant les coupures publicitaires de la fameuse série zombiesque The Walking Dead. .
Sans doute rétorquera-t-on l’argument de l’humour absurde, du politiquement incorrect ou du fameux second degré dans lequel tout dog whistling bien ordonné sait opportunément se draper. Pourtant, les images ont un sens, les gags aussi et le film peut être résumé fort simplement : dans une farce adolescente, un réalisateur de quarante-huit ans fait appel à l’imagerie de l’accueil des réfugié.es et la retourne comme une arme contre une génération davantage impliquée dans les luttes contre les discriminations. Quelle irrévérence courageuse et rafraîchissante, pour la France bollorisée de 2022.
Quel éloignement entre ce discours et le parcours que propose Marie Voigner dans Moi aussi j’aime la politique . Le documentaire est une production émanant des Nouveaux Commanditaires, dispositif unique qui se propose de mettre en relation des acteur.ices de la vie démocratique (associations, clubs, collectifs d’habitant.es ou collectivités locales) et des artistes auxquel.les ces groupes de citoyen.nes souhaitent passer commande. De l’aveu-même du site des Nouveaux Commanditaires, ce « protocole » ambitionne de lier étroitement l’œuvre d’art et les besoins d’une communauté désireuse de se rendre maîtresse de ses images. Dans la façon qu’a Marie Voigner de filmer un territoire, la Vallée de la Roya, et les personnes qui le peuplent, bénévoles, Royasques de longue date engagé.es dans l’accueil, Royasques arrivé.es plus récemment en traversant la frontière, se lisent immédiatement les conditions de production particulières qui ont présidé à la naissance du film. Moi aussi j’aime la politique ne prétend ni à l’exhaustivité, ni à la totalisation de l’expérience de l’hospitalité à travers le cas spécifique de la vallée franco-italienne. Il s’agit plutôt d’une démarche humble, précise, soigneuse, tout entière tournée vers le tissage filmique d’une communauté de fait composée de personnes qui d’une manière ou d’une autre, sont venues en aide aux réfugié.es, de part et d’autre de la frontière. Depuis les démêlées judiciaires et médiatiques de Cédric Herrou (qui n’apparaît pas dans le film, Marie Voignier ayant fait le choix d’une approche collective de l’hospitalité en Roya), cette région est connue pour être un point d’intensité particulier en matière de passage et même le symbole topologique de la lutte française contre les frontières et en faveur de l’accueil. Or Moi aussi j’aime la politique, plutôt qu’à l’iconisme militant qui auréole la vallée, fait le choix de s’attacher davantage aux parcours individuels, voire intimes, et parfois douloureux de personnes quelquefois épuisées par la place que prend l’engagement dans leurs vies, par la difficulté grandissante que pose le plus élémentaire geste de solidarité du fait de la répression toujours plus intense, par les humiliations répétées de la police et de la justice visant à décourager les Royasques. Ce point de vue qu’adopte Marie Voignier, attentif aux conséquences de la lutte dans la durée, permet de rendre sensible une autre stratégie répressive employée par l’Europe forteresse : la technique du siège, autrement dit, l’assiègement moral livré à une communauté que les Etats espèrent « avoir à l’usure ».
Un film au titre ami, Le Passage du col de Marie Bottois, sera d’une intensité particulière aux yeux de quiconque aura déjà subi la pose d’un stérilet ‒ la cinéaste elle-même évoque le malaise et les contractions qui ont été les siennes lors de sa première pose par un gynécologue pressé. Cette pose-là en revanche, la cinéaste n’entend pas la subir, comme une procédure supplémentaire et invisible auquel le corps féminin est à ce point accoutumé, pour ne pas dire résigné. « Opératrice », presque au même titre que la sage-femme (dont la performance non seulement en tant qu’actrice mais surtout en tant que professionnelle de santé mérite la plus haute distinction du genre), la patiente se confond avec la réalisatrice redevenant ainsi agissante par les moyens du cinéma, bien qu’immobilisée dans la posture qu’imposent les étrillers. « Moteur », « coupez », la caméra obéit à cette femme blafarde, qui pâlissait l’instant d’avant devant la sinistre pince de Pozzi. Pour autant, il n’est pas question pour Marie Bottois de mettre en scène une quelconque revanche sur une épreuve passée dont elle ressortirait plus « puissante » après l’avoir surmontée : le plan séquence sonore est là pour donner à entendre les conversations qui ont amorcé la prise, les rires dans les coupes, la fébrilité complice de cette petite communauté à laquelle donne corps le tournage en pellicule (16 et 8mm) puis le développement par le collectif féminin L’Etna (de L’Abominable). Comme si ce format, propice au travail en atelier (du tournage au développement) et à un rapport matériel à la pellicule, prolongeait tous les gestes attentifs et soigneux de la pose du stérilet, durant laquelle la sage-femme propose à la réalisatrice de toucher l’objet en cuivre ou bien les fils qu’elle vient de couper. Le film rencontrait alors un écho dans l’idée portée par Obsada de Wendelien von Oldenborgh, film lui aussi consacré aux logiques d’atelier, montrant que les perspectives féministes victorieuses se conjuguent au féminin pluriel : celui du reenactment, de la discussion réflexive, et de la revendication de représentation.
À quoi peut ressembler un film anarchiste ? Unrueh de Cyril Schaüblin propose plusieurs pistes. Ses partis-pris formels (le cadre déhiérarchise la structure habituelle de l’image, en valorisant les détails de l’arrière-plan ou en dissociant volontiers point de vue et point d’écoute) épousent le renouvellement de l’écriture narrative proposé dès l’ouverture du film : « Je ne suis pas le protagoniste » énonce Piotr Kropotkine, héros de la littérature anarchiste encore en pleine formation intellectuelle, ici fondu dans la masse vivante et luttante du milieu syndicaliste de la vallée de Saint-Imier. Le lieu mythique de l’Internationale anarchiste (Mikhaïl Bakounine y anime un important réseau à partir de 1871-1872, influençant la puissante Fédération jurassienne) n’est ainsi pas seulement le terreau de la vitalité théorique du syndicalisme révolutionnaire, mais le territoire d’une géographie sensible, dont le cartographe Kropotkine vient justement écrire le cadastre populaire. Car qui nomme l’espace possède la mainmise sur celui-ci, énonce-t-il à plusieurs reprises, en cherchant à restituer aux habitant.es du lieu le contrôle de leur propre espace (à la manière du cinéaste, qui, discrètement, se signale comme l’historien des minores, des syndicalistes, et notamment des femmes si importantes dans le mouvement anarchiste).
C’est que les habitant.es de cet espace ne cessent d’être menacé.es par la norme chronométrique instituée par le puissant directeur de la fabrique horlogère locale, qui se pique de posséder des horloges plus précises et mieux remontées que celles de la mairie. Plus contraignants encore que cette appropriation privée d’une mesure censément « universelle » (le film invite précisément à contrecarrer ce sentiment d’évidence en rappelant la nature construite de tout fait social), les contremaîtres de l’usine ne cessent de brimer les ouvrières de ce métier de précision, au moyen des toutes dernières méthodes. Mesurant d’une main le temps de chacune des opérations afin de posséder une évaluation rationnelle de la productivité, le tout puissant capitalisme suisse réduit à néant de l’autre toute velléité insurrectionnelle, et désamorce en douceur les actions du réseau anarchiste en écartant ses membres de tout moyen de subsistance. C’est tout le paradoxe de la situation politique suisse, aussi tolérante envers la circulation des idées démocratiques – même les plus radicales – qu’elle s’avère prompte à réguler cette liberté de la presse et des consciences au moyen d’un nationalisme forcené, et entretenu par la classe dirigeante au moyen de l’exaltation des batailles menées pour l’indépendance suisse.
Unrueh, c’est-à-dire le « balancier » au cœur de la mécanique horlogère, met ainsi en scène la représentation d’un équilibre politique subtil entre les forces historiques antagonistes. En évitant la solution de facilité qu’aurait été une représentation clichée (et à bien des égard essentialiste) de l’anarchie comme rupture brutale avec toute norme sociale, Schäublin met au cœur de son récit la notion d’organisation, si importante à la solidarité syndicale régnant à l’intérieur de l’usine (où les ouvrières solidaires se passent le mot afin de réduire les cadences de travail) comme à l’international (la lecture de nombreuses lettres de fédérations étrangères – italiennes notamment – scandent la vie de l’atelier). Si ce n’est peut-être jusqu’au dernier plan, où l’étreinte discrète de Kropotkine avec l’ouvrière Joséphine, coïncide avec l’arrêt (sans doute hélas momentané) de la montre à gousset du cartographe, pendue à une branche. Discret rappel benjaminien de l’espoir porté par les classes révolutionnaires de « saper par leur action le temps homogène de l’histoire », celui du temps productif et de l’ascension de la bourgeoisie, comme d’autres, en 1830, « tiraient sur les cadrans pour arrêter le jour ».
Cette année, Marwa Arsanios était de retour au FID avec Who’s Afraid of Ideology? Part 4. Reverse-shot (les deux premières parties étaient en compétition en 2019). Après avoir documenté les communes de femmes du Kurdistan et Nord de la Syrie (parties 1 et 2) puis les résistances colombiennes aux guerres menées contre les peuples par les multinationales de l’agrobusiness (partie 3), la cinéaste filme cette fois-ci une lutte dont elle est aussi l’instigatrice, imaginée pour une région vallonnée, là encore, du Nord du Liban, d’où est originaire sa famille. S’inspirant à la fois d’un principe du droit ottoman et d’un corpus marxiste, Marwa Arsanios filme un travail collectif d’abstraction de la terre du régime de la propriété privée. Le commentaire prend lui aussi la forme d’une parole polyphonique : la conversation de trois personnages élaborant le nouveau contrat qui liera les habitant.es à cet espace. En arpentant le paysage, ils et elles confrontent leurs corpus théoriques : l’une postulant métaphoriquement une mémoire de la terre et de la nature, ontologiquement opposée aux principes mêmes d’appartenance et d’exploitation, l’autre opposant une conception matérialiste plus classique de la propriété terrienne et de l’accumulation primaire à cette vision de « Gaïa » et le troisième, rappelant un point de droit islamique hérité de l’Empire Ottoman, la mashaa, disposant l’indivisibilité de la terre et de ses produits, puisque propriété exclusive de Dieu.
L’étude des solutions juridiques de cette communalisation est le véritable sujet du film, l’inscrivant ainsi dans la continuité d’expériences que l’on pourrait qualifier d’« artistico-légale ». Celles-ci visent soit à agir en utilisant les interstices de la loi (c’est le cas par exemple de la « Cinémathèque de l’hospitalité » du laboratoire PEROU, visant à faire inscrire les gestes d’accueil au patrimoine de l’UNESCO, du travail de Franck Leibovici auprès du Tribunal Pénal International ou des pratiques vidéographiques forensiques présentées aussi bien dans les cours de justices que dans les centres d’art) soit à rendre visible des points de droits pour en souligner l’injustice. C’était le cas de la performance filmée en forme de conférence Explaining the Law to Kwamé de Roee Rosen (prix CNAP et prix de la compétition Flash l’an passé) et intégrée cette année à un long métrage de fiction, Kafka for Kids parodiant à l’excès une émission pour enfants (chansons et couleurs acides comprises). Les deux œuvres absurdes, chacune à leur manière, se concentrent sur un régime d’exception de la loi israélienne prévoyant, pour les enfants palestiniens, plusieurs âges intermédiaires entre minorité et majorité (« jeune » à partir de douze ans, « tendre adulte » à partir de quatorze), permettant de les incarcérer dans des prisons pour adultes avant l’âge de dix-huit ans.
C’est un autre régime d’exception que dépeint Franssou Prenant dans De la conquête , au moyen d’une passionnante recherche parmi les archives coloniales documentant la présence française en Algérie autour de 1830. Au gré de la lecture de rapports des officiers, qui chacun à leur tour font le récit des butins et la justification des massacres, l’on découvre une histoire écrite par la main armée, dévoilant la confrontation brutale des idéaux universalistes des Lumières – portés parfois candidement par ceux mêmes qui les bafouent – avec les logiques économiques et raciales qui président aux représailles musclées et aux châtiments iniques des tribus arabes. Certains de ces officiers, parmi les plus lucides, analysent l’intérêt de sûreté intérieure que revêt la mise en fonction d’une armée coloniale : la troupe formée en Afrique, habituée aux charniers, n’en sera que plus docile et plus efficace lorsqu’il s’agira d’opérer (comme ce fut le cas en 1830 ou en 1848) contre les révolutionnaires parisiens. C’est d’ailleurs tout le sens du montage de la cinéaste, associant la violence menée sur les territoires colonisés avec celle, postcoloniale, exercée contre les populations immigrées en France un siècle plus tard : dans la géographie parisienne dont un plan contemporain est monté à la suite des images de la Casbah actuelle, le pont Saint-Michel d’où furent jetés à la Seine les manifestants algériens jouxte la prison révolutionnaire de la Conciergerie. La deuxième partie du film, justement, actualise la présence coloniale dans les formes toujours actuelles de l’urbanisme algérois. La percée d’artères larges, particulièrement peu adaptée à la régulation des fortes chaleurs mais nécessaire au dessin modernisateur (et anti-insurrectionnel) de l’état-major français, a durablement bouleversé la vieille ville et les sociabilités particulières qui s’y exerçaient[44] [44] À bien des égards, cette transformation commencée dès les années 1830 en contexte colonial, soit plusieurs années avant l’haussmanisation débutée en 1853, s’avère une expérience fondatrice du maintien de l’ordre urbain. Sur le processus historique haut-moderniste de transformation de l’espace urbain en espace lisible à des fins autoritaires (et sur les stratégies insurrectionnelles employées dans ce contexte), voir James C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, Paris, La Découverte, 2021 [1998], chap. 2 « Villes, langues, peuples », et particulièrement p. 90-105. . L’enquête de Prenant donne ainsi une image de ce processus de transformation laissé sans mémoire et, par le moyen conjugué du montage cinématographique et archivistique, éclaire cette double strate matérielle du phénomène colonial pour dévoiler le « temps profond » de la colonisation.
Filme Particular procède d’un même mouvement archéologique, à ceci près que l’archive est le fruit d’une trouvaille fortuite de la cinéaste, Janaina Nagata, qui fit l’acquisition de ce « film de famille » en même temps qu’un projecteur 16mm d’occasion. Filme Particular prend alors la forme d’une enquête tentant d’élucider la vingtaine de minutes que dure la bobine trouvée sur Internet. Pour autant, il ne s’agit pas d’un « Net found footage » au sens que les Entrevues de Belfort donnaient à ce terme, mais bien d’une archive ancienne dont la cinéaste remonte patiemment le fil depuis le desktop de son ordinateur. Les images proviennent des années 1960 en Afrique du Sud, durant l’Apartheid. À l’aide de techniques qui ne sont pas sans évoquer les techniques d’enquêtes en source ouverte et autres GeoGessr, la cinéaste s’appuie sur les noms glanés sur des enseignes, l’architecture des bâtiments et la forme du rivage pour localiser les lieux filmés par cette famille et découvrir les commentaires des visiteur.euses des années 2020, regrettant, pour certains, la période coloniale. Puis c’est au tour des visages de devenir des indices : un portrait accroché au mur aperçu au détour d’un plan dont le modèle sera plus tard aperçu attablé lors d’une garden party et qui se révèle être nul autre que Hendrik Verwoerd, premier ministre de l’époque et artisan majeur de l’Apartheid. Puis un homme posant tout sourire face à la caméra, qu’une application de reconnaissance faciale permet de reconnaître comme sorcier réputé et homme d’affaires redoutable proche du régime. Dans le film de Janaina Nagata, ce sont les visages des puissants qui font l’objet d’une observation curieuse, et non plus les habitant.es des villages et leurs coutumes captées (et exotisées) par le filmeur vraisemblablement afrikaner. Filme Particular se déroule au fil des images du found footage, sans commentaire (la seule voix est celle, synthétique, de Google Chrome à laquelle la cinéaste fait lire des fragments de textes trouvés au cours de ses recherches) et à tâtons, ce qui fait la grande force du film. Nulle structure argumentative avec laquelle le vidéo essai dans sa forme desktop a pu nous familiariser : le film de Janaina Nagata paraît se dérouler en temps réel, lance des pistes qui n’aboutissent pas, échoue parfois à reconnaître des visages ou alors, semble découvrir incidemment des personnages ou des archives contemporaines qui font étrangement écho au contenu du film de famille. Ainsi, dans une vidéo YouTube, une touriste emmenant une amie étrangère à la découverte d’une fête traditionnelle évoque ses souvenirs d’enfance, « quand j’étais petite fille », tandis que de l’autre côté du split screen, la fillette du found footage sourit à l’objectif, entourée de deux hommes en tenues d’apparat.
Menant elle-aussi l’enquête dans les méandres de la mémoire visuelle, Ellie Ga retrouve le dispositif de Gyres (Compétition Internationale 2020) dans Quarries : une table lumineuse et des photographies développées sur transparents que ses mains agencent au rythme de sa voix. Si le premier faisait appel à une métaphore aquatique tant dans sa structure que dans les rivages méditerranéens qu’il explorait, Quarries procède davantage d’un mouvement géologique de fouille visant à extraire et analyser les souvenirs de son autrice et ses associations d’idées. Si Gyres semblait s’en remettre aux courants marins pour décider du montage du film et faire dialoguer les objets échoués entre eux, le second autorise à pénétrer plus directement le flux de conscience de la cinéaste et l’effet que les images croisées çà et là ont pu avoir sur cette dernière.
Autre revenante du FID 2020, Sofia Bohdanowicz poursuit son exploration transmédiatique du deuil amorcée dans Point and Line to Plain où les intermédiaires entre la cinéaste et l’au-delà étaient alors son iPhone et sa Bolex, dont elle interprétait les dysfonctionnements comme autant de signes émis par son ami disparu. Dans A Woman Escapes s’établit une correspondance à trois, entre Burak Çevik, Blake Williams et Audrey Benac (alter ego de la cinéaste interprétée par Deragh Campbell, déjà présente sous ce nom dans Never Eat Alone puis dans MS Slavic 7 et Point and Line to Plane) qui pleure la disparition d’une vieille dame parisienne du nom de Juliane. La correspondance épistolaire est aussi une correspondance filmique et technique : les artistes se communiquent des rushs et des sons, des commentaires sonores sans cesse réagencés sur d’autres ambiances, d’autres images, tantôt filmées en en vidéo, en 4K, en 16mm et même en 3D. Plus que de véritables lettres de cinéma, les fragments ainsi partagés s’apparentent à des extraits de journaux intimes (impression renforcée par les intertitres manuscrits indiquant des dates) dont A Woman Escapes serait le collage. D’ailleurs, le moment où le chagrin d’Audrey paraît s’atténuer semble correspondre à une forme de radicalisation dans les choix de découpage et de collage qu’elle opère dans les matériaux remis par ses amis. Le banc de montage apparaît à l’écran, la monteuse modifie les lieux et les voix, s’approprie le récit de Burak Çevik, les expérimentations visuelles de Blake Williams et sourit espièglement. Le personnage le moins réel du film, Audrey Benac, tout au plus avatar de Sofia Bohdanowicz, gagne en consistance à mesure qu’elle agit sur la réalité et que ses correspondants semblent relégués à l’état de projections de sa psyché. La 3D, plus qu’une augmentation de l’expérience visuelle est, dans le même temps, employée comme un moyen de déréaliser les espaces qu’elle traverse, brouillant premier et second plan, distordant les perspectives et favorisant le surgissement de formes indécidables. Pour Point and Line to Plane, la cinéaste expliquait déjà avoir souhaité altérer la perception de l’espace en transposant des images filmées à l’iPhone sur pellicule 16mm, ou en jouant du décollement de la plaque de pression de sa Bolex pour créer une vision dédoublée : la 3D apparaît alors comme la dernière formule de ce mode d’accès hypermétrope au monde des morts.
À vendredi, Robinson de Mitra Farahani (Compétition GNCR, déjà présenté à la Berlinale et à Visions du Réel) documente un long échange d’emails entre Jean-Luc Godard (depuis Rolle) et Ebrahim Golestan (depuis le Sussex). Cette correspondance, né sous l’initiative de Farahani, devient vite un dialogue de sourds loufoque, qui permet à Farahani de faire un portrait assez rapproché du réalisateur iranien tout en mettant en scène, à distance, le cinéaste suisse. Bien que le film soit présentée comme une correspondance entre les deux hommes, il s’agit d’une véritable triangulation, car Farahani ne se contente pas d’initier cet échange épistolaire entre eux, mais apporte son aide, ajoute des commentaires en voix-off, souligne des équilibres et des discordances par le biais du montage. C’est un film « écrit chez Golestan » et assemblé à la Godard. Plusieurs citations visuelles et choix expressifs de Farahani font de ce projet une sorte de satellite du cinéma de Godard de ces dernières années. Un satellite, et non un simple hommage, car il est clair que ce film veut opérer, avec beaucoup d’amour, quelque chose dans le cinéma de ce dernier : une note biographique supplémentaire, une correspondance supplémentaire, un essai sur le champ-contrechamp godardien, au sein d’un discours plus large, dont le noyau est peut-être Le Livre d’image.
Film ascétique, plein d’humour et de beauté, Signal GPS Perdu de Pierre Voland (Mention spéciale du Prix national Georges de Beauregard) est une quête spirituelle qui s’entrecroise à une quête d’amour dans une forêt obscure peuplée tantôt de chevaliers errants, tantôt des notifications d’une application de rencontre entre hommes. Il a fallu sept ans au cinéaste pour réaliser son film le plus long et le plus mûr. Sept ans, non seulement pour tourner en Super 8 les fascinantes images proposées (de randonnées en caméra subjective, en hiver, dans les forêts du Jura), mais aussi pour les mettre à l’épreuve, les hybrider avec divers types de matériaux : des enregistrements sonores des randonnées (si sensibles qu’ils transmettent l’idée du corps de Voland, quoiqu’on ne le voie jamais), une fausse application de rencontres et sa messagerie, une voix-off lisant deux textes issus du Chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes en français ancien, une chanson des Beatles… Voland synthétise différents éléments : l’amour du format Super 8, le cinéma comme pratique diaristique, l’exploration, d’une part, de sa propre sexualité et, d’autre part, de sa spiritualité chrétienne, et ce à travers un travail de contraste, entre la littérature ancienne et la communication numérique contemporaine, entre les images filmiques et l’écriture sur un chat de rencontre. Bien qu’il puisse sembler au premier abord dur et sévère, Signal GPS Perdu est au contraire un film joyeux et vital, un film sur l’existence dans le monde, un fragment de discours amoureux. Après quelques insatisfactions et quelques utilisateurs bloqués, le protagoniste trouve un interlocuteur et le chat se transforme en une correspondance poétique. Une autre correspondance amoureuse apparait dans ce film, plus voilée que dans le film de Farahani, mais bien reconnaissable. Signal GPS Perdu serait peut-être une sorte de lettre d’amour à un film qui a beaucoup marqué son auteur : La Vallée close, film de 1995 de Jean-Claude Rousseau (lui aussi présent au FID cette année avec le très beau Welcome).