Une jeune religieuse marche résolument dans une vallée coincée entre deux montagnes – la caméra pivote, s’élève, suit la ligne de crète, épouse les cimes couchantes, redescend vers la vallée, et termine son axe circulaire en croisant la figure de la jeune femme désormais éloignée vers un horizon rougissant – un crépuscule, une vallée, un plan. Nous sommes dans la vallée du Valais, dans les Alpes suisses, l’été 1900 – Elizabeth, adolescente, presque adulte, sort du convent pour retourner dans la ferme familiale après le décès de sa sœur aînée, Innocente. Drôle de prénom pour une morte dont l’on apprend, dès le début, que son âme a été laissée « errante » – pas d’enterrement, pas de prières, car « on ne prie pas pour les enfants du diable », dixit le curé. C’est le mystère de cette damnatio memoriae, moins que la cause de la mort elle-même, qui pèse sur le quotidien d’Elizabeth durant tout ce film, quant à lui étrangement nommé Foudre.
Mystère qui, assez vite, se dilue. La moiteur du désir adolescent, discrètement, infuse l’atmosphère rigide de la communauté paroissiale. La caméra de Carmen Jaquier filme obstinément les nuques courbées des villageois⸱es vêtu⸱es de noir, priant à l’église, manifestant classiquement la rigueur de leur vie religieuse ; seuls les visages de trois jeunes hommes se retournent pour jeter un œil sur Elisabeth, la sœur du « malin », vêtue d’un bleu virginal. Dans des ruines au sommet d’une montagne, Elizabeth observe plus tard la sexualité orpheline de ces trois garçons, abandonnés à un onanisme collectif, les yeux fermés, rêveurs ; dans cette position voyeuriste, la religieuse découvre pour la première fois la langueur de corps désirants. Informée des relations sensuelles qu’entretenait sa sœur défunte avec ces garçons, Elizabeth subit par la suite leur attitude menaçante. Dans une éphémère échappée nocturne près d’un grand bûcher, l’apparition de ces garçons affublés de masques grotesques vient hanter les rêveries de la jeune femme. Mais ce détour par les apparences d’un folk horror (presque de mise) n’est qu’une fausse piste. Le sujet du film est bien le désir, l’affirmation des potentialités sensuelles d’un corps par sa rencontre avec un autre.
Paradoxalement, c’est par l’intellect qu’Elizabeth entame la réappropriation de son corps. Caché entre les coutures d’un vêtement, le carnet de sa sœur Innocente lui dévoile le témoignage d’une intense vie érotique teintée de mysticisme. « J’ai fait ce qu’il ne faut pas nommer avec M. Pendant les caresses, j’ai regardé le ciel et j’ai remercié le Seigneur pour l’amour » peut-on entendre en off, alors qu’Elizabeth lit au pied d’un arbre dont les branches semblent suspendues à l’azur. La vivante est inculquée à l’enseignement hautement blasphématoire transmis par sa sœur morte, portant une vision érotique de la divinité comme un appel à l’auto-affirmation : « Dieu comme je le pensais n’existe pas. Dieu est une vibration. Dieu est l’endroit de mon désir. Je dois quitter le mensonge qu’on a mis sur moi et sur mon corps. » La découverte de ces mots stupéfiants, comme la révélation de la mort volontaire de sa sœur (formalisée par une analepse en noir et blanc), manquent de faire mourir Elizabeth. Elle renaît maîtresse d’elle-même. Au bord de la cascade où sa sœur s’est jetée, la religieuse est initiée aux caresses amoureuses, et les trois amants de sa sœur deviennent les siens, ces figures désirantes le sujet de son propre désir. Plus tard, tous⸱tes les quatre s’adonnent aux plaisirs de la chair, égalitairement ; lié.es par un « pacte d’amour » scellé dans un bain d’orties, leurs corps souffrent et jouissent – la caméra se rapproche, frôle leur peau, capture leurs yeux révulsés. Comme sa sœur avant elle, considérée comme possédée par le diable, Elizabeth subit l’opprobre de sa famille et de sa paroisse, tandis que les garçons s’en tirent finalement plutôt bien – ils sont sèchement battus, puis pardonnés. Capturée et ligotée, destinée à retourner au couvent, la jeune femme s’enfuit. Les derniers plans la montrent perdue en haut d’une montagne enneigée.
Le premier film de Carmen Jaquier [11] [11] Son second film, Les Paradis de Diane, coréalisé par Jan Gassmann, est sorti cette année en Suisse. , sorti en Suisse en 2022, s’attaque au sujet délicat de la sexualité d’une adolescente, dans la lignée des œuvres de Catherine Breillat (Une Vraie jeune fille, 1976) ou de Lucrecia Martel (La Sainte fille, 2004). Si les corps des personnages sont bien en proie à la jouissance, cette sexualité apparaît ici de manière fragmentaire, presque cachée : la caméra de Carmen Jaquier filme les visages extatiques, les mains s’agrippant au sol, des caresses sur un dos nu, mais la réalité des ébats amoureux reste invisible, hors de notre portée. Dans son court-métrage de fin d’études, Le Tombeau des filles (2011), la cinéaste montrait en parallèle l’éclosion du désir chez une jeune adolescente et la sexualité malheureuse de sa grande sœur, entravée par la froideur violente des hommes ; ces deux sœurs entrent étrangement en écho avec celles de Foudre. Dans ce dernier, la violence masculine est absente. Les trois amants d’Elizabeth n’ont pas de nom, tout au plus sont-ils appelés par des lettres (M, S, R) ; ils apparaissent d’emblée comme les figures abstraites d’un désir irrépressible, porté sur les femmes comme sur les hommes, des corps prêts à accueillir le désir d’une autre. Cette union bisexuelle déshistoricise une narration ancrée dans une période révolue, réglée par la religion ; elle a quelque chose de mythique, d’utopique. Cyril Schaüblin proposait, dans Désordres (2022), une contre-société anarchiste installée dans le Jura suisse (sous le patronage de Pierre Kropotkine), où l’utopie politique était comprise comme une subversion des normes du temps capitaliste ; dans une belle scène conclusive, l’abandon d’une montre signalait l’abandon amoureux de deux amant⸱es. Carmen Jaquier propose, elle, une utopie érotique, une sexualité idéale et symétrique – l’amour à l’état d’innocence, en quelque sorte.
Contrairement au film de Cyril Schaüblin, Foudre présente des scènes brèves, un montage rapide, une narration elliptique ; le film ne semble pas faire suffisamment droit à la durée et à la contemplation pour suggérer l’harmonie silencieuse que l’on pourrait attendre d’un tel sujet (mystique et érotique) et d’un tel lieu (un paysage alpin écrasant de beauté). Ce récit parvient pourtant à fasciner dès la découverte des écrits mystiques d’Innocence. « Je suis l’odeur de la rosée et les vibrations du soleil. Je suis tout ce qui m’entoure et ma vulve est un paysage nocturne, dévorant » écrit-elle. On pense alors à « l’expérience intérieure » décrite par Georges Bataille – cette « expérience nue, libre d’attaches [22] [22] Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1992 (1943), p. 15. », qui dissipe les frontières matérielles, abolit la pesanteur, suggère l’aérien.
Dominique Païni, dans L’attrait des nuages, a montré que l’image des nuages perçant le ciel était une figure récurrente au cinéma pour évoquer l’expérience extatique [33] [33] L’auteur cite des scènes du Déjeuner sur l’herbe (1959) de Jean Renoir et de Blissfully Yours (2002) d’Apichatpong Weerasethakul : Dominique Païni, L’attrait des nuages, Crisnée, éditions Yellow Now, 2010. ; Bataille lui-même raconte à quel point cette expérience le rapproche d’un état vaporeux, lui fait éprouver la « douceur du ciel ». Dans Foudre, le ciel est omniprésent : les visages des amant⸱es sont constamment éclairés par une lumière solaire, accentuée par une légère surexposition de l’image. Les nuages viennent et reviennent interrompre provisoirement cette illumination. C’est d’ailleurs dans la blancheur des nuées qu’échoue finalement Elizabeth, alors que sa petite sœur, drapée de noir, s’enferme dans le mariage ; âme errante dans les cimes enneigées, elle disparaît comme une ombre.