Carnets d’automne (2024)

Ma vie, ma gueule / Emmanuelle / Joker : Folie à Deux / Flow...

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le 18 décembre 2024

Ma vie, ma gueule, un film de Sophie Fillières (sortie le 18 septembre 2024). Les mots flottent autour de nous c’est sidérant. « Pourquoi faire semblant ? » : c’est la première chose qui sort de la bouche de Barberie. Barberie Bichette babille et barbotte dans la langue. Les yeux levés au ciel d’un air d’interrogation permanente, une suspension maintenue dans l’attente des prochaines syllabes, de l’intolérable énoncé qui frappera l’esprit. Qu’elles sortent d’une voix aigre, du logiciel d’un tapis de course ou du scribouillis du marqueur sur un paperboard, les phrases organisent le monde et cela n’a rien d’innocent. À un moment Barberie appelle tout le monde fanfan, et certains l’appellent Barbie. La confusion est maladive, est-ce qu’on a bien nommé les choses au début ? Ou à la fin d’ailleurs ?

Toute la grâce de Ma vie, ma gueule tient dans l’invention par Sophie Fillières et Agnès Jaoui de ce personnage stellaire. Barberie a la soixantaine, elle travaille pour une agence de pub, a deux enfants, à Paris elle erre laborieusement dans son quotidien (travail, famille, médecins). Ce matériau est commun, routinier, sociologiquement et psychologiquement borné. Le film est une suite d’interactions avec une, deux personnes à la fois, pas beaucoup plus. Malgré ce réalisme, a priori, de l’autoportrait, Barberie est une créature impossible qui fait se décoller légèrement toute situation dans laquelle elle se trouve. De même qu’un être burlesque questionne le monde par l’usage extraordinaire d’un objet ou d’un autre, son outil de vacillement à elle c’est la langue. Elle s’attaque aux phrases des autres – foutus moulins à parole ! – comme s’il fallait les redresser, les ramener à l’arbitraire de leur sonorité. À chaque échange elle met son pied dans la porte que l’on souhaiterait fermer sur la normalité. Face à elle, chacun semble sur la sellette (l’une des tendances extrêmes du film pourrait être le cartoon et ses figures qui se font jarter avec une onomatopée dans leur sillage).

Barberie préfère ces « Pif » et ces « Paf » : elle est trop sensible pour lâcher à tous un tonitruant « Ta gueule ! », c’est donc la sienne, sa gueule, qu’elle reproduit en argile lors d’un cours thérapeutique. La sculpture est une belle masse à échelle réelle, un peu informe, d’autant plus émouvante qu’elle frôle l’immondice. Son fils reconnaît sans mal l’autoportrait. Elle sculpte, elle remodèle, elle renomme : au téléphone elle dit être à la salle de sport alors qu’elle est dans son appartement, une fois à la salle de sport elle dira à son interlocutrice être de retour à son appartement. Barberie est parfois vaseuse, potache ou pataude, mais toujours poète. Être poète n’est pas une question de préciosité abstraite, c’est revenir à la texture des objets et des mots : Jack Spicer, éminent et méconnu poète de San Francisco, disait que quiconque souhaitait embrasser cette profession devait s’intéresser à la langue dans toutes ses manifestations – l’un de ses superbes conseils en exemple était de plonger dans la lecture d’un manuel technique sur l’éducation des bovins. Barberie, elle, travaille pour une entreprise qui cherche le slogan commercial d’une céréale complète « avec un trou au milieu ».

On peut dire du personnage de Barberie qu’il est combatif mais c’est aussi, d’une façon moins volontariste, qu’il est une formule possible d’hallucination de l’autoportrait. Cette mélancolie déchirante qui plane vis-à-vis des mots à côté desquels on serait passé est simplement la mélancolie de quelqu’un qui va disparaître et qui le sent. Ma vie, ma gueule n’est pas qu’un film de collisions verbales, c’est aussi un film d’adieu plein de gestes tendres entre proches ou de soi-à-soi (se regarder dans le miroir avec un sourire, porter un gilet jaune comme si l’on était une princesse scintillante, offrir une touillette à un inconnu). Son au-delà halluciné c’est l’Écosse où Barberie s’apaise et peut enfin pousser au vent des pâtures, bien loin du confinement de sa chambre d’hôpital, le « mot-cri » qu’elle a élu : Takkakaw. Malice allègre de Sophie Fillières qui dans sa tentative de se tirer le portrait choisit pour dernière parole cette ultime moquerie.

Paul Michel

Speak No Evil, un film de James Watkins (sortie le 18 septembre 2024). Un ballon atterrit à distance de son destinataire. La maladresse simulée de chaque jet permet un déplacement de quelques mètres. Ce jeu d’apparence enfantin est en fait un geste de survie. Ant révèle à Agnès, par ce débord progressif, la cache qui témoigne des horreurs meurtrières perpétrées par ses faux parents. Agnès se saisit à son tour du ballon et invite alors son père à échanger quelques passes. Le ballon a été identifié comme l’objet-relai, celui qui permet de révéler le mal. Mais Ben refuse l’invitation de sa fille et reste à table avec ses hôtes-serial-killers, trop préoccupé par l’idée de quitter ces lieux de malaise pour accorder de l’attention à sa fille. Agnès se tourne alors vers un autre objet qu’elle a identifié plus tôt lors d’une promenade et fait un acte stupéfiant de lucidité. Elle se déplace de quelques mètres derrière un arbuste et en saisit une épine pour se piquer la cuisse et simuler ainsi l’apparition de ses premières règles. Elle anticipe cet épisode pour en faire une affaire publique qui lui permettra de s’isoler avec sa mère. Agnès créée du visible en simulant le difficilement dicible, elle se projette prématurément dans sa vie intime pour sauver sa famille d’un destin macabre imminent. Peu de temps avant qu’advienne cette scène, la famille Dalton a quitté la ferme de Paddy et Ciara chez qui ils sont invités le temps d’un week-end à la campagne. Louise Dalton a retrouvé leur fille Agnès dans le lit de leurs hôtes. C’en est trop, la Tesla familiale quittera la ferme à l’aube. Mais Hoppi, le doudou d’Agnès, a été oublié. Ben, le père, essaie de minimiser cette perte. Depuis le début du film, Hoppi est l’objet de disputes dans le couple. Ben souhaiterait que sa fille de 12 ans fasse preuve d’une maturité dont l’abandon du doudou serait la confirmation. La crise d’angoisse guettant, il leur faut rebrousser chemin. Confrontés à leurs hôtes stupéfaits qu’ils soient revenus et à un Paddy dont l’explosivité physique et émotionnelle ne cesse d’être de plus en plus inquiétante, Ben se défile en justifications illusoires. C’est Louise qui affronte ses hôtes et expose le problème : retrouver leur fille dans ce lit a été une “crossing line”.

Un ballon de football américain, une peluche, une épine. Il y a ainsi quelques objets, quelques outils, quelques relais qui traversent habilement Speak No Evil. Ils en distillent le drame moral, le transforment en drame spatial. Les Dalton ont déménagé des Etats-Unis à Londres. Louise a accepté de suivre Ben qui cherche un nouvel emploi. Il est perdu professionnellement, intimement, sexuellement. A nouveau, elle consent à son souhait de se rendre chez Paddy et Ciara, des amis de circonstances rencontrés lors de vacances bourgeoises et ennuyeuses en Italie. Le resserrement spatial s’opère inévitablement : des Etats-Unis à l’Europe, de Londres à la campagne anglaise, des collines environnantes au jardin de la propriété jusqu’à se transformer en home invasion où chacun opère depuis sa cachette avec un ou deux outils, la justesse des mouvements assurant la survie des proches. Tout ici est une affaire de déplacement et de parole à délivrer. Dire ou ne pas dire le mal. Dépasser ou ne pas dépasser les bornes, définir une  “crossing line”, aller vers l’autre.

L’opposition schématique d’un couple riche, moderne et inhibé avec son envers vibrant, instinctif et sans gêne, à tendance traditionaliste, n’est pas là où il faut prendre le film à la lettre. Ce qui compte, ce sont tous ces moments infimes où le couple est mis en situation d’observer, de reconnaître et déterminer ce qu’il considère comme une limite à partir de laquelle il quittera cet espace. La recherche d’évasion à la campagne s’est transformée en confinement duquel émerge la difficulté d’un accord, Ben restant dans un mutisme indécis et lâche, subissant les apparences qui le maintiennent dans sa courtoisie pétrifiée. Longtemps, la seule limite qu’il semble capable d’identifier autour de lui est ce doudou auquel sa fille s’accroche comme à la relique d’un âge irresponsable. Puis, il observe la violence de Paddy sur Ant, à laquelle, enfin, il s’oppose. Pour autant, il n’accorde pas à sa fille l’attention nécessaire qui les sauverait, Agnès doit donc trouver de l’aide auprès de sa mère en commettant ce geste sidérant de maturité. Un peu plus tard, Louise se livre à un autre acte de survie magnifique en prétendant, pleine d’aplomb, qu’ils quittent la ferme car ils sont sur le point de se séparer. Elle a trompé Ben, rien ne va plus, ce week-end ne peut pas durer. La beauté du film se révèle dans ces quelques instants. Certes la tromperie est véridique, mais il ne s’agit pas de succomber au fantasme d’honnêteté pervers et patriarcal de Paddy (qui justifie ses provocations puis ses meurtres). Il s’agit, pour se sauver et continuer de vivre ensemble, d’inventer des gestes, de libérer une parole créatrice, de jouer avec les apparences. Non plus fuir d’un continent à un autre, d’une région à une autre, mais de retrouver la confiance nécessaire pour tendre quelques liens, les uns avec les autres, d’une pièce à une autre, pour accepter d’échanger quelques passes de ballon, de revenir sur ses pas chercher une peluche dont la présence est dispensable.

P. M.

Emmanuelle, un film d’Audrey Diwan (sortie le 25 septembre 2024). Ridicul-cul. Quelle idée de réadapter librement Emmanuelle – le roman d’Emmanuelle Arsan, et, surtout, indirectement, le film scandaleux de 1974 ? C’est l’une des nombreuses questions qui se pose à la sortie de cette « nouvelle version » signée Audrey Diwan. Pourquoi se parer de ce nom, si ce n’est dans l’espoir de fabriquer (pour les producteurs) un produit commercial sulfureux et aguicheur ? Or, nous ne sommes plus sous Giscard, et cette Emmanuelle (Diwan elle-même confesse que, de ce patronyme, il aurait fallu se défaire) est d’emblée prisonnière de l’imaginaire érotique aux trouées kitsch inscrit dans notre mémoire collective. À cet argument douteux et coûteux (vingt-trois millions de budget pour – sans tirer sur l’ambulance – moins de soixante-dix mille entrées), la cinéaste n’oppose aucun contre-point suffisant. Cette errance en forme de cliché post-moderne (silence, pluie, inexpressivité), dans des hôtels luxueux où tout sentiment a déserté, se révèle particulièrement fade. Pas tant parce que l’enrobage serait grotesque et risible – ridicule, il l’est tout de même –, mais parce qu’il n’attise aucune flamme. Un film sans appétit, comme dans l’un des derniers plans où personne ne touche le fastueux repas faisant de l’œil au spectateur. Le personnage d’Emmanuelle (Noémie Merlant) ne va jamais au-delà du cliché qu’il incarne, paresseux fantôme de désir déambulant d’un œil hagard.

Les rares marques passionnelles paraissent tellement énormes pour Emmanuelle (l’héroïne comme le long-métrage) qu’elles doivent immédiatement être réactivées, rabâchées par le montage : ainsi, quand Zelda (Chacha Huang), prostituée officieuse de l’hôtel inspecté par Emmanuelle, mord le doigt de cette dernière, trace en forme d’offrande à se remémorer, le raccord avec la séquence suivante se fait justement sur ce doigt contemplé. Zelda, à partir d’une séquence d’onanisme en face à face – certes, on y revient inexorablement, ridicule, avec ces plans cadrés au bord des sexes – pourrait être une véritable passeuse, accompagner Emmanuelle dans la formulation d’une ardeur retournant (ou pas) les conventions, au-delà d’une simple relation homosexuelle. Mais Emmanuelle se détourne rapidement du chemin menant à la cabane où Zelda effectue ses passes, pour seulement flotter au milieu de relations toxico-fantomatiques.

La façon dont son héroïne (s’)affirme ses désirs est le grand problème d’Emmanuelle. Tandis que, dans la séquence d’ouverture – aussi ridicule soit-elle –, elle initiait, par des regards suggestifs, un rapport sexuel dans l’avion, elle devient par la suite complètement passive. Ses déambulations sensorielles nécessitent un intermédiaire, Kei (Will Sharpe, aperçu dans la saison deux de The White Lotus, écho à d’autres pérégrinations luxueuses davantage délirantes), client atone et richissime, présence spectrale faussement mystérieuse, à l’allure de fantasme fumeux. Certes, Emmanuelle, dans le dernier plan, semble reprendre en main son destin, couchant avec un inconnu auquel elle impose ses conditions. Mais c’est oublier un peu hâtivement que c’est Kei qui l’a conduite sur ce terrain – son départ la pousse d’ailleurs à s’échapper de l’hôtel. Le projet d’Audrey Diwan et de Rebecca Zlotowski (coscénariste) n’avait rien d’incompréhensible et de suspicieux : rendre sa souveraineté à une femme ayant perdu prise sur ses affects. Mais sur l’écran, dans un océan de teintes froides, rien qu’une figure dévitalisée, dont le seul besoin est d’être prise par la main. « Mélodie d’amour chante le cœur d’Emmanuelle/Qui vit corps à cœur déçu » chantait Pierre Bachelet sur la bande-originale de 1974. Peu de choses audibles de cette possible mélodie d’amour. Cœur à cœur comme corps à corps étant, en 2024, toujours déçus.

Hugo Kramer

Joker : Folie à Deux, un film de Todd Philips (sortie le 2 octobre 2024). On a lu et entendu que Joker : Folie à deux n’était pas un film, et c’est vrai : c’est au moins un film que l’on peine à prendre au sérieux comme film. Ses défenseurs comme ses détracteurs s’accorderaient presque sur ce point, les premiers en disant qu’il s’agirait d’abord d’un objet référentiel qui répondrait à Hollywood, les seconds en soulignant l’indéniable nullité de sa mise en scène, de son récit, de l’interprétation de Joaquin Phoenix et de Lady Gaga. Si l’on veut décrire cette nullité, il faudrait commencer par décrire celle des numéros (à l’exception, je crois, de la reprise de Brel, qui tire une certaine beauté de l’affligeante immobilité ambiante – mais j’aime peut-être un peu trop les traductions de Mort Shuman), une nullité qui met immédiatement des bâtons dans les roues de ce qui se présente comme un film musical.

Si Joker : Folie à Deux n’est pas un film, disons au moins qu’il est un objet qui raconte une histoire, qui a une forme et qui sort dans les salles (pour le grand malheur de Warner Bros, compte tenu de l’insuccès effarant du film). C’est une suite aussi, celle d’un des plus grands succès de l’Histoire du box-office, mise en scène par quelqu’un dont on peut certainement affirmer qu’il n’est pas un cinéaste. « Joker: Folie à deux » c’est enfin un groupe de mots « à partir duquel on peut parler [11] [11] Comme Roland Barthes le disait à propos du mot « pouvoir » : « [V]ous pouvez le coupler avec n’importe quel autre mot, et à ce moment là vous pouvez parler, vous avez quelque chose à dire. » Le Neutre. Cours au Collège de France (1978), Seuil, 2013, p. 53.  », et donc un film à partir duquel on peut écrire ; alors écrivons.

Le succès absolument dément de Joker (on regarde les chiffres, on peine à y croire, mais c’est bien vrai) pouvait être vu, en forçant un peu le trait, comme l’achèvement total de la transformation du « public de cinéma » en « public culturel », décrite déjà par Serge Daney et Louis Skorecki à la fin des années 70, mais qui était un long processus, qui trouvait là son achèvement et sa fin. Quelques années et une pandémie plus tard, le public n’est plus au rendez-vous : on pourrait se rassurer en disant que c’est que les spectateurs geeks du film précédent ne voulaient pas entendre chanter et voir danser, parier sur un hasard de calendrier (octobre est souvent le mois où l’on envoie les films pour mourir). Mais je crois que le phénomène est plus large : c’est que même le public civilisé du Joker, qui allait voir un blockbuster débile pour comprendre la société (au lieu de comprendre le monde, pour étirer Daney), a déjà disparu. J’émets l’hypothèse que le « public de cinéma », culturel ou pas, geek ou pas, est en train de disparaître, pour laisser seulement place à des spectateurs et des spectatrices aux motivations toujours incertaines, en tout cas plus individuelles que jamais (c’est peut-être, à long terme, pour le meilleur). C’est un autre moyen d’expliquer les naufrages commerciaux des blockbusters « cultivés » de l’année, Megalopolis et Furiosa. Francis Ford Coppola et Todd Phillips se sont d’ailleurs envoyé réciproquement des fleurs, et ont tous les deux encouragé le public à aller voir le film de l’autre : mais à qui peuvent-ils encore s’adresser ?

Cependant écrivant cela je n’écris déjà plus sur un film. Je discutais un jour de Barbie (autre film Warner, qui a connu nettement plus de succès) avec un camarade européen, et il me disait, en somme, qu’on ne peut pas comprendre un tel film en le considérant comme un film, qu’il faudrait le prendre aussi comme de la publicité, comme une occupation pour les gosses, et que seulement ainsi on pouvait vraiment comprendre de quoi il s’agissait. Il est possible que mon camarade étranger ait raison, et que l’on vive désormais dans un monde où l’on ne peut même plus parler des films comme des films. En tout cas, pas de celui-ci.

Pierre Jendrysiak

Flow, le chat qui n’avait plus peur de l’eau, un film de Gints Zilbalodis (sortie le 30 octobre 2024). Présenté en avant-première au ciné-club de l’AFSI (Association Française du Son à l’Image), le dernier long-métrage du réalisateur letton Gints Zilbalodis nous présente un monde peu à peu englouti par les eaux, qui va servir de toile de fond au voyage d’un chat noir et de ses multiples compagnons (un capybara, un lémurien, des chiens et un serpentaire). Ces derniers vont devoir apprendre à se comprendre pour évoluer dans ce monde en pleine mutation. Film “muet” comme j’ai pu le lire à de multiples reprises dans différents articles, le réalisateur prenant en effet le parti de supprimer la parole, caractéristique d’une présence humaine qui ne tient dans cet univers aucun rôle. La narration s’en trouve fluidifiée, l’histoire est concise et nous pouvons alors glisser dans un état somnolent et quasiment hypnotique, rythmé par les pas de ces petits mammifères.

Si l’homme est absent de l’image, il l’est jusque dans la création même de l’univers sensible : d’après le monteur son Gurwal Coïc-Gallas, le réalisateur lui avait donné comme consigne de n’utiliser aucun son humain pour caractériser ses personnages. Aucun cri, aucun souffle, aucune des expressions de Flow ni de ses comparses n’est le résultat d’un son d’humain filtré ou déformé, et l’équipe des collaborateurs sonores du film a dû accomplir un immense travail de recherche et de création pour bâtir une bande sonore lavée de toute trace humaine, unique et pointilleuse. C’est en partie pour cela que le film semble rapidement nous plonger dans un état de vigilance mais également de torpeur : notre écoute stimulée par un monde sonore si riche, mais où aucune voix ne prend le dessus pour écraser le paysage. Le film s’écarte alors d’une logique voco-centrée classique où la parole occupe habituellement une place dominante au détriment des autres éléments qui composent la bande sonore. C’est l’occasion d’accorder une importance renouvelée au “bruit”, à ces accidents qui dynamisent la narration et nous font voir le monde à travers la perception d’un animal. Pourtant, ce parti pris animaliste ne remet pas fondamentalement en question nos habitudes de spectateur.ice en apportant un élément nouveau au traditionnel découpage voix/bruitage/ambiance/effet/musique. La voix s’en trouve simplement supprimée, laissant néanmoins un large espace vide pour que le reste puisse se faire entendre.

Chaque son se mêle et s’entremêle aux musiques et aux ambiances qui le traverse, dans un flux qui nous englobe et finit par nous bercer. Ainsi, le monde englouti par les eaux et le spectateur englobé par les sons entrent dans une douce fusion qui permet de divaguer par intermittence sans pour autant nous couper de l’histoire en cours. C’est là tout le paradoxe de ce film pour enfants qui insiste sur la dimension tranquille de l’expérience de spectateur·ice : il nous donne un aperçu d’un monde plus calme et sans hommes, tout en mettant en exergue la fragilité d’une biodiversité sur le déclin. À notre époque où le dérèglement climatique est une réalité incontestable, le film s’empare de ce sujet et propose une approche douce pour sensibiliser un public qui n’a pas encore voix au chapitre.

Juliette Couvreur

Heretic, de Scott Beck et Bryan Woods, sortie le 27 novembre 2024. Il y a des films moyens qui font se dire : si seulement tous les films moyens pouvaient être si réussis, réjouissants, généreux. Heretic, nouveau film du duo faussement intelligent mais réellement adroit formé par Scott Beck et Bryan Woods (ils avaient réalisé le catastrophiquement con A Quiet Place, et le l’amusément con 65), en est un exemple. Plutôt que de décrypter son scénario réflexif et très « elevated », qui met en abyme les croyances des personnages en les pliant sur les croyances éventuelles des spectateur·ice·s (« Pensez-vous vraiment que ma femme est dans la pièce d’à côté ? ») on pourrait plutôt s’attarder sur les menus détails, généreusement essaimés, qui font le vrai charme de cette série B : les vélos (et le bel antivol rouge) que laissent les missionnaires chargées de convertir cet étrange ermite obsédé par la théologie ; le plan très acrobatique où, le temps d’un travelling, l’une des deux héroïnes est filmée à la fois dans la maquette de la maison et dans la maison elle-même ; et bien sûr l’interprétation de Hugh Grant, pleine de petits tics de langage, de bouche, de manières grasses et délicieuses.

Si l’on s’essaye au dépliage théorique cependant, la déception est grande : plus le film avance, plus son organisation systématique hyper-cohérente se révèle en deçà de l’exégèse religieuse promise par la rencontre initiale avec le méchant (grand plaisir exotique des premières minutes, riches en détails sur le mormonisme). Plutôt qu’un film qui laisse la question de la foi en suspens pour satisfaire tout le monde, on aurait préféré un film qui apporte une réponse tellement assourdissante qu’elle convainc chacun. Mais il existe déjà, ce film, il a déjà été fait par un cinéaste dont Beck et Woods semblent largement s’inspirer, et qui ose, quant à lui, apporter à chaque film cette réponse : c’est M. Night Shyamalan (celui du Village, de La Jeune fille de l’eau, de Knock at the Cabin).

P. J.