David Lynch 1946 – 2025 (2)

« À plus tard »

par ,
le 29 janvier 2025
Mulholland Drive, David Lynch, 2001

J’avais 12 ans lorsque mon père sortit Mulholland Drive de la vidéothèque, inspecta la classification, puis acquiesça en se retournant vers moi. « On en discutera après », me dit-il. Il me montra la jaquette et inséra le disque dans le lecteur. Lorsqu’il me rejoignit, j’avais encore la jaquette en main. J’étais intrigué par ces deux femmes sortant des collines et regardant le ciel avec crainte. J’appréhendais la peur des personnages, je craignais le film. A cette époque, je prenais petit à petit conscience qu’un film était fabriqué et je souhaitais en percer les mystères. Or, mon père avait mis en avant l’espace trouble de Mulholland Drive. Je me suis laissé prendre au jeu. Je me suis d’autant plus laissé prendre que les nappes angoissantes d’Angelo Badalamenti ont immédiatement résonné en moi.

Je n’ai pas pu parler. J’ai écouté mon père énumérer des signes et donner des clés de compréhension. Le double, la boîte, la musique. Les noms, les personnages miroirs. Je ne sais plus dans quel sens. Il essayait de rationaliser, de combler des trous pour créer d’autres creux. « À plus tard », me dit-il. Je peinais à émerger : la narration trouée, le charme de Betty Elms, le cauchemar au coin de la rue, le cadavre dans le motel. J’étais sidéré : David Lynch invitait à créer avec lui des images.

Le chemin de campagne qui menait à l’arrêt de bus était une longue ligne droite, bordée d’un mur de pierres, interrompue par une place de parking sous de grands arbres. Chaque descente me laissait imaginer ce visage pourri caché derrière le mur, comme une image revenant en boucle. J’accélérais le pas. Plus tard, je suis retourné à Mulholland Drive, comme si j’y avais à faire. Or, cette fois-ci, j’étais seul. Le disque lancé, j’essayais en vain de résister aux nappes d’Angelo, de me tenir à distance du coin de la rue, de ne pas entrer dans le motel. Ce n’était pas possible. L’émotion était toujours là. Et si je n’avais encore rien saisi de mes mains ou de raison, le macabre du film laissait transparaître une évidente poésie.

Je n’ai revu le film que dix ans plus tard, je tenais à mon tour à le faire découvrir à quelqu’un. Alors que le film était lancé, mon père rentra dans l’appartement et vint nous voir : « Vous regardez quoi ? » « Mulholland Drive ». « Je reconnais. On en discutera plus tard si vous voulez », répondit-il en nous laissant. Je comprenais à ce moment-là qu’il avait autant besoin de nous entendre parler du film que de nous aider à le saisir.

Dans cet intervalle de dix ans, j’ai découvert le travail de David Lynch. Ses films, ses musiques, mais surtout ses toiles. Je me suis rendu compte que je retrouvais en elles des émotions du premier visionnage de Mulholland Drive : même si l’on peut se perdre dans l’émiettement d’une peinture, dans l’éclatement des bulles de colle, dans les brisures des planches de bois, l’imaginaire se veut plus frontal. C’est sûrement cette croyance en une frontalité première qui me saisit le plus dans son travail : ces ruptures de rythme, ces collages, cette agression de l’œil, de l’oreille et de l’image. Je repense à Inland Empire, à Twin Peaks : The Return et à Lost Highway, où l’abstraction des visages, tout en sursauts, provoque à chaque fois une terreur et une fascination immenses, autant de l’ordre du retour en enfance que d’une exploration nouvelle d’un imaginaire en réception permanente.

La brutalité de son travail qui, à l’inverse de son élégance, de sa sobriété et de son classicisme, apparaît comme une évidence, m’intéresse d’autant plus qu’elle témoigne d’un artiste proche de la matière, ne s’intéressant pas tant à un concept parnassien et d’une étrangeté pour l’étrangeté, qu’il croyait profondément en une émotion primaire liée à une imbrication d’idées et d’images aussi sophistiquées qu’intuitives. Il souhaitait avant tout créer de belles scènes et imaginer des effets, au cinéma comme en peinture, présentant un même intérêt pour chaque élément. C’était sa méthode : la pêche aux idées, toujours matérielles – malgré le renvoi permanent au rêve comme état physique et psychique lorsqu’il dirige notamment ses comédiens, et le déploiement d’images par des artifices simples.

A figure witnessing the orchestration of time, par exemple, dont le coton et la colle brûlés ressemblent autant à une éclaircie dans les ténèbres qu’à une excroissance qu’on imagine pleine de larves. Des reflets en bas de la toile, comme une eau sale, sous une forme monstrueuse accrochée à ce qui ressemble à une barrière. Ce qui m’impressionne est ce trouble persistant, cette interrogation de la fabrication, alors que la matière est sous nos yeux. Comme toujours chez Lynch, une image se cache derrière une autre. Il la décrivait ainsi : « De la peinture à l’huile, du coton, de la colle, de la gaze et du fil de fer. Il y a une structure en fil de fer suspendue sur le devant. Je l’adore. […] J’aime la sensation qu’elle procure et la peinture qui recouvre tout. [11] [11] MCKENNA Kristine, David Lynch : The air is on fire, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Editions Xavier Barral, p. 33. »

En creusant davantage son œuvre peinte, on recroise des personnages. Celui de Bob, personnification du mal de la série télévisée Twin Peaks, est par exemple évoqué dans Mister Redman. La toile représente un Bob racorni sous une gigantesque silhouette faite de taches et de traînées de peinture rouge, comme si le corps avait explosé et instantanément été figé sur la toile, avec trois seuls coups de suie pour ombre. Les personnages sont ainsi eux-mêmes des matériaux modelables. Dans Mulholland Drive, ce visage pourri est maquillé de façon minimale. Dans Inland Empire, c’est un collage grossier d’une grimace de Laura Dern sur un autre personnage. Il ne s’agit pas tant pour moi de réduire une œuvre aussi protéiforme à sa plasticité (on pourrait également s’arrêter sur l’emploi de la musique, sur les raccords ou les fondus enchaînés, ou sur son amour pour Francis Bacon) mais d’interroger la croyance en des artifices qui place immédiatement Lynch à part : il maquillait lui-même ses actrices et ses décors, doublait lui-même certains personnages, filmait avec les caméras qu’il pouvait dénicher, persistait à fabriquer de ses mains les images qui lui manquaient.

Inland Empire, David Lynch, 2006

On retrouve cet artisanat dans ses longs mais surtout ses courts-métrages, hautement expressifs, qui rappellent également que son cinéma et ses peintures sont étroitement liés : Six Figures Getting Sick, The Pig Walks, Fire (Pozar), pour ne citer qu’eux. Autant de films dont le mystère et la beauté résident dans la simplicité de la situation, l’unicité du décor, les mouvements aléatoires des personnages – aussi bien en aplats qu’en reliefs –, ainsi que la composition sonore ensorcelante. « A moving painting », aimait-il rappeler en s’éloignant de la rationalité, en stimulant l’inconscient et en admirant le grotesque. La série d’animation Dumbland explore autrement cette idée de saynètes, toujours brutales : excès outranciers, vulgarité et violence gratuites, fragmentation du récit. Dans le deuxième épisode, un voisin pète pour expulser un marteau de son anus, dans le troisième un médecin enfonce un poignard dans la tête du protagoniste pour tester sa résistance à la douleur. Autant de situations et de motifs que l’on retrouve dans ses peintures, autant d’effets spectaculaires et frontaux. Mais les situations sont ici d’autant plus bouffonnes et violentes que les personnages sont représentés naïvement – ils sont dessinés à la souris d’ordinateur – et animés comme des boucles sonores et visuelles donnant l’impression de lignes bouillonnantes. Et comme dans Mulholland Drive, Lost Highway ou Inland Empire, dont les récits se referment sur eux-mêmes, dans ces expérimentations courtes, l’image animée en boucle est l’artifice apparent, la matière première d’une fabrication-maison. David Lynch semblait toujours à la recherche d’un procédé minimal pour créer spontanément.

C’est peut-être ça, au fond, cette discussion remise à plus tard : une spontanéité empêchée, un prolongement d’un état envoûtant et crispant, dans lequel on ne peut toujours se plaire – au moins – mais peut-être aussi se perdre, pour peu qu’on prenne du recul ou qu’on gratte nous-mêmes l’image pour s’affranchir de la surface-écran. Dans le court-métrage qu’il a envoyé au LEFFEST en 2018 pour s’excuser de son absence – une photographie en noir et blanc retouchée et animée –, une poupée assise dans un fauteuil à côté d’une fenêtre ouverte annonce à la caméra s’être coupée un bras et attendre une ambulance. Elle réclame également David Lynch, disparu en laissant la pièce en bazar. Il est étonnant que ce court-métrage ait été rendu public quelques jours après le décès du cinéaste. Et si l’ambulance finit par arriver, on se dit que David Lynch, lui, est tout de même passé et que ce bazar correspond bien à quelque réalité.

Waiting for Mr. Lynch, David Lynch, 2018
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