Exercices de relecture. Serge Daney 1962-1982, Pierre Eugène

« Le temps fait de nous des agents doubles »

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le 14 février 2024

« Un changement d’année civile est toujours propice à l’introspection, aux bonnes résolutions et aux révolutions intimes [11] [11] p. 272.  », écrit Pierre Eugène en étudiant les textes écrits par Serge Daney en début d’année 1975. Même si l’année est déjà bien entamée, on se dit que se pencher sur cette brique tirée de sa thèse de doctorat pourrait être, pour tous les cinéphiles (profanes ou daneyiens), une bonne résolution : un an ne serait pas de trop pour la lire en détails, et on y apprendra bien assez pour prendre de nouvelles bonnes résolutions l’année qui vient. En ce qui me concerne, ce fut une lecture interannuelle, entre décembre et janvier, dans un moment d’introspections et de révolutions critiques comme personnelles. Lecture hivernale idéale donc.

C’est un exercice forcément bizarre de faire la critique du critique qui critique le critique. Mais ce n’est après tout qu’un degré de plus dans l’exercice réflexif colossal de Pierre Eugène, qu’il faut bien applaudir [22] [22] On peut ici souligner le travail des Éditions du Linteau : le livre est très bien imprimé, agréable à lire et à feuilleter, ce qui n’est pas un détail dans le cas d’un livre de cette taille.  ; et si Manny Farber disait que la critique de cinéma est l’art « le plus parfait [33] [33] « I can’t imagine a more perfect art form, a more perfect career than criticism. I can’t imagine anything more valuable to do, and I’ve always felt that way. » Entretien avec Richard Thompson, Film Comment, vol. 13, n°3, Mai-Juin 1977, p. 60.  », alors la critique de la critique est peut-être un art plus raffiné encore (à moins qu’il ne s’agisse d’une double négation qui, par conséquent, s’annule).

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Exercices de relecture. Serge Daney 1962-1982 s’intéresse à une « œuvre », celle de Serge Daney ; or, l’existence même de cette « œuvre » est une première interrogation, comme le déclare explicitement l’introduction de l’ouvrage [44] [44] « Godard se demandait si, de Daney, « on retiendra[it] une pensée » et ce qui perdurerait de ces milliers de pavés épars par ce « Gavroche du journalisme ». En un mot : s’il avait fait une œuvre. » p. 26. . C’est en effet l’ambigüité de la critique de cinéma que d’être de l’instant, de s’intéresser aux œuvres des autres, et de passer, inévitablement, avec le temps – d’être oubliée, effacée, décolorée (comme un vêtement « passé » qui perd sa couleur vive). Même republiée, même grande, la critique ne peut jamais être que de son temps – et Daney, qui a toujours été des mouvements collectifs de son époque et de ses supports de publications, le fut complètement.

Or, dit Pierre Eugène, c’est aussi la relecture qui fait l’œuvre. Essentiellement, ce gros livre est donc constitué d’analyses des textes de Daney – presque tous ceux publiés entre 1962 et 1982 sont abordés, souvent en profondeur, dans un ordre plutôt chronologique – que l’auteur se propose de relire, de tisser les uns avec les autres, en prenant en compte les hasards de l’écriture critique et en insistant particulièrement sur les articles « synthétiques », que Daney lui-même semble choisir (soit parce qu’il les a inclus dans La rampe, soit parce qu’il les a très longuement travaillés) comme des moments « pivots » dans son rapport à l’écriture, à la critique, au cinéma. Le livre, à cet égard, est une réussite complète et permet de comprendre à la fois les différentes étapes du parcours critique de Daney et le travail auto-hagiographique qu’il en fera à la fin de sa vie. Pierre Eugène n’hésite d’ailleurs pas à faire des flashforwards vers la fameuse « période testamentaire » de la fin de vie de Daney qui, se sachant condamné par le SIDA, opéra au début des années 90 une relecture de son œuvre critique, de l’histoire du cinéma et du récit de sa vie dans quelques textes et entretiens célèbres.

Mais bien avant ce « moment légendaire », Daney fabrique déjà, dans La rampe, recueil de ses textes de la période étudiée (le livre est publié en 1982, et sous-titré « Cahier critique 1970-1982 »), le « tombeau productif [55] [55] p. 491.  » de deux décennies d’écriture. Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de montrer les nombreuses corrections, souvent des suppressions (de notes, d’éléments contextuels…), que Daney a opérées dans ses propres textes pour aboutir au recueil La rampe (sur lequel se clôt l’étude de Pierre Eugène).  Des changements, mais surtout des omissions, en particulier celle de la période maoïste « dure », à laquelle Eugène consacre plusieurs chapitres [66] [66] C’est aussi le sujet de son texte publié dans le livre collectif Cinéma, marxisme, matérialiste (« Matérialismes de Serge Daney. Déplacements marxistes : du maoïsme à l’invention de nouveaux matérialismes cinématographiques », in Layerle Sébastien et Valérie Vignaux (dir.), Cinéma, marxisme, matérialiste : pour une critique du cinéma, Milan-Paris, Mimésis, coll. « Images, médiums », 2023, p. 80-99.)

Il y a cependant une autre « œuvre de Daney » dont ce livre est l’une des premières traces [77] [77] Pierre Eugène a déjà cité des passages des Carnets de Daney dans ses articles et dans le livre collectif consacré à Jean-Claude Biette, Jean-Claude Biette. Appunti et contrappunti, Cherbourg-en-Cotentin, De l’incidence, 2018.  : ses nombreux carnets et ses cartes postales. Les premiers, surtout, sont un apport essentiel pour comprendre l’œuvre critique : cités régulièrement, sans s’attarder inutilement sur des détails biographiques (Eugène se contente le plus souvent d’évoquer lointainement les histoires d’amour et les difficultés intimes), ils témoignent du goût dévorant de Daney pour la lecture et l’écriture et sont la trace sensible (au sens de « émotionnel », aussi) d’une cinéphilie classique, traditionnelle, celle que Daney résumera plutôt à la fin de sa vie comme un certain rapport à la parole, mais qui est aussi fondamentalement liée à l’écriture intime. On aimerait les lire dans leur intégralité.

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La période maoïste (qu’on pourrait s’amuser à décrire avec tout un tas d’adjectifs d’époque que le livre prend le soin d’expliquer, « m-l » et autres « spontex ») constitue sans doute l’apport le plus original de Pierre Eugène : comme il l’écrit, le manque d’informations sur cette période est criant dans la plupart des textes historique et théoriques consacrés aux Cahiers du Cinéma ; l’expression devenue fameuse de « période non-légendaire » sert parfois de paravent pour ne rien en dire du tout. Un « oubli » qui s’explique aussi par la volonté de celles et ceux qui en ont été, notamment Daney : non seulement il ne reprend, dans La rampe, aucun texte de la période « dure », mais il efface également un certain nombre de références au contexte politique et « assainit » parfois le jargon militant.

Cette période, Pierre Eugène se propose de l’étudier sérieusement. Dire qu’elle fut un fourvoiement ou une erreur de parcours est insuffisant : c’est aussi, pour Daney et pour tous les gens des Cahiers, une période formatrice, qui prolonge (en contredisant parfois) les riches moments de réflexions théoriques de la fin des années 1960 et du début des années 1970 (avec par exemple la série d’articles « Technique et idéologie » de Jean-Louis Comolli en 1971-1972, mais aussi « Sur Salador » de Daney lui-même, un des articles sur lesquels Eugène revient le plus souvent). Allons jusqu’au bout : en analysant les articles de cette période portant par exemple sur la notion de « héros positif », et en en décrivant la sortie progressive, Pierre Eugène la prend comme une époque des Cahiers comme les autres, et pas seulement une sorte de « période de clandestinité » qu’il faudrait taire ou se retenir de commenter.

Ce livre est aussi l’occasion de se défaire d’un malentendu qui placerait toute la période de la fin des « Cahiers Jaunes » jusqu’au « retour à la cinéphilie » sous le même sceau de délire politico-théorique caractérisé, comme on le lit parfois. On comprend bien, d’un chapitre à l’autre, que chaque « période » est aussi une succession de numéros, de positionnements individuels, et que même la période « maoïste » ne se fait pas sans dissensions internes, et même, fussent-ils compliqués et contradictoires, sans combats cinéphiles. Et que l’on ne saurait comprendre le parcours intellectuel de Daney, des Cahiers, et peut-être du monde intellectuel des années 1970, sans s’intéresser réellement, et sans préjugés, aux débats politiques de cette époque. Dans sa très belle préface, Hervé Joubert-Laurencin compare le parcours de Daney, tel qu’analysé par Pierre Eugène, à un « roman russe [88] [88] p. 12  ». On peut alors imaginer une scène de conversion dostoïevskienne : celle où Daney sort des marécages des difficultés maoïstes comme d’un bain de sangsues ; drainé, mais profondément changé.

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Difficile, à la lecture d’une telle somme, d’exiger qu’on y ajoute ce qui manque. Contentons-nous alors de décrire des choix, notamment celui de ne pas toujours revenir sur les articles des autres auteurs de la revue (ou des autres journaux où Daney a écrit – les descriptions des textes publiés dans Libération sont souvent moins touffues que celles des textes publiés aux Cahiers) : une relecture rapide de l’article de Pascal Bonitzer « J.M.S. et J.L.G. » aurait par exemple aidé à comprendre le « retour » à ces auteurs, et l’importance considérable qu’ils prendront pour la revue entière, et pas seulement pour Daney.

Mais plutôt que ce qui manque(rait), on pourrait parler de l’eau que ce gros pavé, jeté dans la mare, déplace. Incontestablement Pierre Eugène est un critique héritier de Daney, et il aime autant les textes qu’il en a une connaissance académique. Son livre, aimant, fasciné, qui ne s’interdit jamais des enquêtes étymologiques ni des retournements syntaxiques frôlant l’exégèse, remet cependant à plat le paradigme daneyien, sa « mélancolie instantanée [99] [99] p. 56. L’expression est de Daney lui-même et sert à décrire le cinéma de Jacques Demy. Pierre Eugène précise que Patrice Rollet, dans sa préface au premier tome de La Maison Cinéma et le Monde, utilise déjà cette expression pour décrire la personnalité de Daney.  » qui a tant marqué les cinéphiles post-90s, pour de bonnes comme de mauvaises raisons ; moi-même, qui ai peut-être écouté deux ou trois Microfilms le soir pour m’endormir, ai sans doute été trop proche de Daney pour avoir le recul qu’il faudrait avoir.

Ce livre est donc un nouvel outil pour comprendre l’importance qu’eut, que peut avoir, et que devrait encore avoir Daney. Avec le regard singulier de celui qui ne fut pas son contemporain : comme l’écrit Pierre Eugène dans sa conclusion, il a beau ne l’avoir connu « qu’à travers le filtre de son écriture », cette écriture était aussi, pour Daney, le moyen de créer la « [n]écessaire légende […] dont Daney avait conscience [1010] [1010] p. 521-522, note 1.  ». Vers la fin du livre, une expression revient à plusieurs reprises : croire Daney « sur parole [1111] [1111] p. 514 et p. 522.  ». L’œuvre de Daney parle-t-elle pour lui ? Pierre Eugène se propose de remettre en doute la parole du père ciné-fils (on pourrait s’amuser à tirer ici de nombreuses conclusions psychanalytiques très seventies) pour montrer qu’elle n’a pas besoin d’être l’objet d’un « culte des morts » (pour reprendre le sujet de La Chambre Verte, que Daney aborde dans un texte et dont un photogramme est intégré dans le livre [1212] [1212] p. 429 ), et qu’elle se défend très bien toute seule. Si cette idée devient importante vers la fin du livre, c’est parce que le parcours historique que fait Pierre Eugène touche à sa fin, et donc à La rampe, c’est-à-dire la première fois que Daney va explicitement entamer cet exercice d’invention de lui-même [1313] [1313] On apprend, en lisant certains passages des Carnets de Daney, qu’il lui arrivait de se décrire à la troisième personne. – ce qui fut, après tout, sa profonde originalité.

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Ces Exercices de relecture s’adressent, je crois, d’abord aux critiques de cinéma (il est possible que la critique ne soit, de toute façon, plus lue que par les critiques). Ils appellent donc d’autres exercices de relecture, mais aussi d’écriture. Espérons qu’ils soient profitables.

EUGÈNE, Pierre, Exercices de relecture. Serge Daney 1962-1982, Ed. du Linteau, Clamecy, 2023, 548p.

La phrase (ici légèrement tronquée) qui sert de titre à cet article se trouve à la page 176.

Illustrations : Cinémathon #67, Gérard Courant, 1979.