– La réponse la plus simple est souvent la bonne !
– Je n’en ai jamais vraiment été convaincue.
Inspecteurs Jim Gilpin et Rhonda Boney
Dans les années 1970, la théorie féministe cinématographique s’est intéressée à la représentation des femmes en tant que personnages et à la position assignée aux spectatrices. Le cinéma était alors considéré comme vecteur principal des stéréotypes. La question pour nous est de savoir si depuis l’article de 1973 de Claire Johnston, “Women’s Cinema as Counter Cinema” (Notes on Women’s Cinema), qui proposait une analyse sémiotique marxiste du cinéma classique hollywoodien basée sur une adaptation libre des théories structuralistes de Roland Barthes, les stéréotypes ont évolué. Le personnage féminin opérait selon Johnston comme un pur signe, une représentation idéologique du concept de la femme du point de vue masculin, et était défini comme un « non-homme » masqué par les attributs du réalisme, sans signification propre et ne fonctionnant pas comme sujet. Johnston parlait ainsi de « la répression de l’image de la femme en tant que femme, et la célébration de sa non-existence ». Soit le mythe de la femme comme signe imbriqué dans l’idéologie sexiste. Le cinéma féministe ou contre cinéma devait donc se fixer pour objectif de briser l’encodage des schémas narratifs différentiels classiques. Ou, pour reprendre les termes de Johnston : « Il faut créer de nouvelles significations en dérangeant la texture du cinéma bourgeois et masculin dans le texte même du film ».
La disparition de la femme ou sa non-existence, signalée par Claire Johnston, a fait écho pour moi au visionnage de Gone Girl de David Fincher, adaptation du best-seller américain Les Apparences de Gillian Flynn, sorti sur les écrans en 2014. On passe d’ailleurs dans le film, du personnage d’« Amazing Amy » à celui de « Missing Amy ». Soit d’ « incroyable » à « portée disparue », sans entre-deux qui tienne. Gone Girl offre un exemple intéressant de la nouvelle donne narrative cinématographique hollywoodienne, proposant plusieurs récits, sur plusieurs modes d’écriture. Johnston s’intéressait au cinéma hollywoodien pour y chercher les traces actives de l’oppression réservée aux femmes. Le scénario, ou le déroulé scénaristique, proposé par Fincher et conçu par Gillian Flynn, a retenu mon attention, puisque le personnage principal, Amy Dunne, fait face à la requalification des schémas narratifs réservés usuellement aux personnages de femmes.
Petite fille elle servait de support d’écriture à ses parents, auteurs d’une série de livres pour enfants intitulés « Amazing Amy ». Lorsque dans la vie Amy échouait à intégrer l’équipe de volley-ball de son école, Amazing Amy devenait championne ; quand Amy abandonnait le violoncelle, Amazing Amy devenait virtuose. « Amazing Amy a toujours eu un temps d’avance sur moi », dit-elle. Faut-il accepter la blessure infligée à l’ego par la non-concordance avérée avec les schémas narratifs intragenres en action ou bien courir follement derrière en essayant de s’y conformer le plus possible ? Telle est la ligne d’oscillation proposée au personnage. Au cours d’un monologue, Amy explique qu’elle n’a eu de cesse, tout au long de sa vie, de jouer la fille parfaite pour ses parents, ou cool pour s’adapter à l’homme avec qui elle était en relation. Jouer le jeu de l’adaptation dans un premier temps afin de séduire, puis une fois réellement en couple, tenter de façonner l’autre à son image pour reprendre l’avantage en créant une béance et une incompréhension, rejoignant incessamment les rives du continent noir, à la nage, et sans visibilité réelle pour finalement entrer dans une détestation mutuelle qui fait barrage à tout échange. Si Amy échoue à entrer en adéquation avec l’image rêvée parentale qui fixe les enjeux relationnels à suivre, elle est ensuite couronnée de succès dans son extrême adaptabilité aux schémas masculins. « Nous sommes tellement mignons que j’ai envie de nous frapper » lance-t-elle à son mari à l’occasion de l’ouverture des cadeaux d’anniversaire de mariage si bien assortis qu’ils coïncident parfaitement dans l’horreur de l’annulation des narrations alternative. Comment se débattre dans un nuage de sucre ?
Au moment où démarre le film, le jeu des narrations conventionnelles qu’elle refuse désormais de jouer bascule alors de la comédie romantique au thriller. Comme s’il n’y avait que deux versants narratifs possibles, binarité parallèle de la figure de la femme madone et de la femme salope. « Elle est passée maîtresse dans l’art de se faire violer puis assassiner » affirme un ancien amant. Quand la femme n’est pas l’amoureuse parfaite ni le monstre incompréhensible et étranger, alors qui peut-elle bien être ? Sa présence se mesure en termes de résonance ou de discordance face à l’hégémonie masculine. Seule, elle n’est rien nous disait Johnston. Que faire dès lors du corps des femmes dans l’entre-deux ? Et s’il n’y avait pas tant de différences entre hommes et femmes, quel mal cela ferait-il au cinéma ? Comment avancer quand le cadre écranique n’est plus simplement scindé en deux parties distinctes ? À partir de quoi reconstruire l’image ? C’est bien de reconstruction dont il s’agit dans le film de Fincher. Reconstruction du couple après avoir dépassé les assignations et les jeux de rôles imposés et reconstruction des identités cinématographiques brisées par la tentative d’échapper à la configuration hollywoodienne usuelle des personnages genrés.
Un personnage d’apparence secondaire, celui de la voisine, mère de famille, prise en otage dans le plan de redressement inventé par Amy, peut sans doute nous offrir un indice intéressant. Il s’agit de Noelle Hawthorne. Ne retenons que son nom de famille qui fait écho à l’effet Hawthorne désignant les modifications comportementales constatées chez les personnes volontairement impliquées dans une expérience et dont la motivation même agit sur les résultats du test. L’expérience d’origine avait été menée sur un groupe d’ouvrières afin d’observer l’impact de la modification de l’éclairage sur leur rendement de travail. Le simple fait de se sentir observées décuplait leur productivité et ce même dans des conditions d’éclairage dites pénibles. L’effet Hawthorne inversé implique quant à lui une attitude récalcitrante de la part des individus forcés de participer à une expérience non désirée, ce qui viendrait fausser les résultats. La bascule incessante entre l’effet Hawthorne et l’effet Hawthorne inversé s’apparente fortement à la double proposition faite à Amy. Faire partie de l’expérience parentale forcée et échouer sans cesse en réaction au modèle proposé puis se soumettre à l’expérience sentimentale avec une trop grande motivation et finir par ne plus avoir la moindre réaction qui ne soit pas totalement biaisée. À travers le jeu de l’actrice se conformant aux modèles à interpréter, le résultat de l’expérience cinématographique observé à l’écran est-il donc fatalement faussé ? Dans Gone Girl les scénarios habituels tournent court puisque c’est en réalité Amy qui maîtrise la narration. Elle tient son journal, un faux journal, qui manipule les évènements et les êtres, tout autant que les spectateurs. La voix-off d’Amy nous faisant la lecture ne vient pas décrire objectivement la situation, elle n’est que mensonge et nous entraîne à sa guise dans une chasse au trésor conjugale doublée de l’enquête sur sa propre disparition. Elle refuse son rôle de femme, celui qui lui est assigné dans la vie tout comme celui du personnage qu’elle devrait incarner à l’écran et se réapproprie le scénario global. Le film s’achève sur la même citation du personnage masculin regardant sa femme avec l’envie de lui fendre le crâne pour savoir à quoi elle pense. Ce qui sonnait comme une menace en ouverture se transforme en attention retrouvée, en respiration possible, et en reconnaissance de l’altérité à partir des nouvelles donnes narratives.
Cette option scénaristique me semble illustrer le chemin parcouru et qui reste à parcourir en terme d’écriture depuis le texte de Claire Johnston. S’il n’y a pas d’écriture cinématographique féminine à prôner en réponse à une domination masculine, il y a en revanche la possibilité d’une écriture féministe et/ou queer et c’est plutôt ce versant qui m’intéresse. C’est à dire accepter de ne plus faire coïncider les personnages avec les schémas de représentation binaires et normatifs habituels, les dénoncer dans le corps même du film. Ce qui fonctionne pour les personnages de femmes peut également marcher pour ceux des hommes. Déranger la texture bourgeoise masculine ou aujourd’hui plutôt masculiniste (persécutés par le féminisme les hommes auraient à défendre leurs valeurs et leur essence particulière afin de résister à la vague puissante qui les dépossède de toute virilité), est une direction à prendre. Les questionnements féministes et queer viennent bousculer toutes les identités et ce trouble est souhaitable. Il faut passer par une perte des repères, volontaire du côté des féministes avec un enthousiasme à effet Hawthorne et plus compliquée à gérer pour les masculinistes affectés par un effet Hawthorne inversé. Le personnage de Nick Dunne semble d’ailleurs accepter malgré lui de relever le défi de la reconstruction puisque le son de sa voix n’est plus le même dans les citations parenthèses encadrant le texte du film. Le geste d’ouverture du personnage masculin qui illustre la citation vient accompagner le mouvement de tête d’Amy alors que la main se retire sous l’injonction de la parenthèse fermante, de la possession au retrait. Néanmoins, si Gone Girl esquisse une nouvelle donne, ce qui vient après n’est pas représenté à l’écran. Comment représenter cette reconstruction, tel est le défi cinématographique qui est désormais en jeu.