John Cassavetes est l’un des plus grands monteurs de l’histoire de son art. Ses films personnels ont tous fait l’objet de plusieurs versions, projetées au fur et à mesure devant des spectateurs le plus souvent enthousiastes. Al Ruban a décrit le succès extraordinaire de la première version de Faces, projetée à Beverly Hills, à Toronto puis à Montréal où le public, à six heures du matin, applaudissait encore le film[11] [11] Al Ruban, « Faces from my point of view », in John Cassavetes, Faces, The New American Library, 1970, p. 15. Traduit par l’auteur. . « But John still wasn’t entirely happy » et il rentra à Los Angeles pour remonter le film. Peter Falk a raconté les quatre montages de Husbands, les trois premiers privilégiant l’un des protagonistes et le dernier les rassemblant comme groupe[22] [22] In Doug Headline et Dominique Cazenave, John Cassavetes, Portraits de famille, Paris, Ramsay Cinéma, 1994, pp. 173-174. . « C’était magnifique, non ? » lui aurait dit Cassavetes à propos d’une version que chacun croyait finale. « Souviens-t’en bien, parce que tu ne la reverras jamais plus. »
Il faut avoir à l’esprit cette caractéristique du travail de Cassavetes, la conscience aiguë des puissances ouvertes du montage, qu’il aura probablement acquise au cours de la longue fabrique de Shadows, pour mettre en perspective l’histoire des deux versions du film et de leur réception. Dès 1957 et pendant deux ans, Jonas Mekas travaille à défendre la première version du film : grâce à lui, Shadows (version 1) reçoit la First Independent Film Award de Film Culture et John Cassavetes devient l’emblème du cinéma indépendant américain. Mais, le 18 novembre 1959, Jonas Mekas, dans sa chronique du Village Voice, déplore la sortie de ce qu’il nomme « la version commerciale de Shadows », qu’il considère comme un attentat perpétré contre la version dite « originale ». Précédant de peu Ben Carruthers puis Amos Vogel, John Cassavetes, dans une lettre capitale publiée par le Village Voice le 16 décembre 1959, répond à Jonas Mekas[33] [33] The Village Voice, 16 décembre 1959, pp. 4-5. . C’est l’occasion pour lui de retracer l’historique de la réalisation de son film, d’en décrire la nature expérimentale, de justifier le tournage des scènes supplémentaires et de définir les principes éthiques qui déterminent son activité artistique. Interrogé par nos soins à New York en juillet 1995, Jonas Mekas confirmera l’évidence de son attachement à John Cassavetes et son indéfectible admiration à l’égard des films de son ami. La polémique née à l’occasion de la seconde version de Shadows témoigne surtout de la qualité et de l’intensité des débats qu’à l’époque pouvaient susciter les choix formels d’un auteur.
Nicole Brenez
Le projet d’améliorer un film semblerait susciter quelques réticences. Dans un récent numéro du Village Voice, M. Jonas Mekas, qui depuis près d’un an défendait ardemment une expérience cinématographique en 16 mm intitulée Shadows, s’époumone en accusations ridicules contre la seconde version de ce film, donnant à entendre que celle-ci serait le produit d’un compromis commercial passé avec de supposés distributeurs.
Peut-être serait-il sage de considérer d’abord la genèse de ce film qui recouvre une période de trois années. Shadows a commencé comme une expérience d’atelier, avec pour visée de nouvelles approches stylistiques de la cinématographie. Le film a été improvisé par les acteurs ; il n’y avait pas de scénariste ; il a été tourné avec une honnêteté intransigeante, avec soin et dans une totale indifférence aux critiques. Il a été réalisé avec la conviction d’une jeunesse aux prises avec la vieille garde, et quiconque a été détruit par la dureté des expédients auxquels vous réduit le monde économique se trouvait aux côtés du film. Pas un acteur n’a été payé pour sa prestation, pas plus que les techniciens n’ont été rétribués.
Nous ne savions pas, en commençant, qu’il faudrait trois années de dur travail pour terminer ce que nous pensions alors pouvoir accomplir au mieux. Au cours de ces trois ans, la marée d’enthousiasme qui nous entourait au début a décru et fini par se muer en rejet. Les gens de Shadows continuèrent, ayant perdu tout espoir d’injecter un peu de vitalité dans l’industrie, mais par fierté et par égard pour le film auquel ils étaient tant dévoués.
Lorsqu’enfin la première version fut montée et prête, elle fut projetée gratuitement au Paris Theatre devant deux mille personnes, au cours de trois séances, à minuit. Cette version initiale a dans l’ensemble été reçue avec hostilité. Quelques-uns, et M. Mekas parmi eux, eurent le sentiment qu’elle ouvrait une nouvelle ère pour la cinématographie. L’adhésion de M. Mekas nous fit extrêmement plaisir, elle nous permettait de penser qu’au moins quelqu’un avait compris nos efforts : puis, lorsque sa revue Film Culture honora Shadows d’un prix pour son originalité, nous fûmes comblés.
Cependant, la dure vérité reste que la version initiale de Shadows n’était pas acceptée par la grande majorité des spectateurs éclairés, ceux-là mêmes qui avaient défendu ce type d’esthétique. La vérité, qu’il fallait admettre, était que le public n’arrivait pas à sympathiser avec les personnages décrits par le film, que les rythmes et le style naturels élaborés, dont nous étions si fiers, étaient minés par la nature grêle des figures, l’absence dans la narration de toute construction de contexte et les incohérences dans le développement des personnages.
Ce fut un choc que de reconnaître ces erreurs, l’aveu fracassant de notre incompétence. Il aurait été facile de se ranger aux côtés de ceux, bien rares, qui refusaient de croire que le film puisse ne pas être merveilleux, suivant une faiblesse caractéristique de l’humanité. Il aurait été très facile de briser là, d’ignorer les critiques, de décréter que ceux qui ne nous avaient pas compris étaient des idiots et que nous n’essayions d’impressionner personne.
Cependant, je crois profondément qu’une expression, de quel qu’ordre qu’elle soit, doit avoir été comprise pour accéder à la signification. Selon moi, les films peuvent éduquer, éclairer, divertir et délivrer les gens de leurs peurs secrètes, de leurs terreurs intimes, de leurs préjugés. Selon moi, il est impératif de maintenir son intégrité aussi loin que possible, parce que se trouver en position d’être entendu et d’orienter l’opinion confère une responsabilité qui doit être assumée. Autrement, un homme vit, en toute conscience, de manière déchue. Il me serait impossible, personnellement, de laisser penser que je suis intègre et pur tout en sachant intimement que je suis un imposteur. Cela m’obligerait à vivre dans la peur du temps, la peur de gâcher la seule vie dont je dispose.
Nous avons essayé de faire une seconde version de Shadows avec ces principes à l’esprit. M. Mekas a raison d’affirmer que cette version diffère complètement de la première. Elle a été réalisée pour être mieux comprise, et selon un type de compréhension qui provient de la vie, non de l’opinion d’autrui. En aucune façon elle n’est le produit d’une concession et, à mes yeux, elle est de loin supérieure à la première. Une partie de la musique, la poésie de l’expressivité d’ensemble ont disparu, mais l’expressivité individuelle, d’individus précis, est bien là. Le style cinématographique si saillant dans la première version est devenu l’instrument des expériences émotionnelles que les personnages traversent. Les scènes, à mes yeux, sont accomplies ; l’imagination de la jeunesse, qui étincelait dans la première version, revenait plus forte, plus claire, mieux déterminée à éclairer plutôt qu’à prouver.
Peut-être M. Mekas ne sait-il pas que le film n’est pas vendu, et que l’argent de la production a été offert par de nombreux amoureux du cinéma. M. Mekas serait bien inspiré de considérer à nouveau les deux versions de Shadows, débarrassé des préjugés sans fondements qui semblent altérer, et compliquer, sa réflexion sur le cinéma et ses fins.
John Cassavetes, Pacific Palisades, Californie.