Le temps d’un jour ou d’un été, le cinéma aime emmener ses personnages près d’un point d’eau pour confronter le carcan des conventions citadines aux espaces naturels et aux désirs qu’ils charrient, profitant en outre de la photogénie propre aux corps exposés à la lumière du soleil. On peut remonter à Une partie de campagne, à Les hommes le dimanche, ou bien, plus récemment, Blissfully yours et L’été de Giacomo. Dans ces films, de manière différente mais toujours privilégiée, le documentaire vient se mêler à la fiction, la captation des corps fait chanceler l’intrigue. On retrouve tout cela dans L’inconnu du lac, mais avec une dimension particulière.
Premièrement, pour dire tout de suite ce dont tout spectateur, probablement, est conscient avant d’entrer dans la salle, les corps en question sont exclusivement masculins. Le lac, la plage et la forêt qui l’entourent, forment un lieu où l’on vient pour nager, bronzer, mais surtout draguer et baiser entre hommes. Cette unité des sexes apporte une forme d’incongruité, bien que celle-ci soit presque contrecarrée par la caméra de Guiraudie qui se place sur la plage avec prosaïsme, sans chercher la proximité provocatrice ni adopter le regard froid d’un observateur extérieur, qu’il soit timoré ou rigolard. En un sens, c’est peut-être cette évidence-là qui, tout en semblant vouloir désamorcer le questionnement, amène un sentiment d’étrangeté.
Ce sentiment se renforce par cette autre unité, qui est celle du lieu. L’inconnu du lac peut en effet être défini comme un « huis-clos à ciel ouvert ». On ne quittera pas ce théâtre de la drague, ce qui a pour conséquence la production d’ellipses et surtout d’un fort hors-champ, peut-être plus fort que dans n’importe quel autre film mentionné plus haut. L’inconnu du lac repose en grande partie sur la disparition du reste du monde, ce à quoi participe aussi le peu d’importance donné au statut social des personnages. Pour le dire autrement, le film se crée dans la relégation hors-champ du monde extérieur (ce monde qui, dans le film, pourrait être symbolisé par l’autre plage, celle dont parlent les personnages, celle où vont les couples hétérosexuels et leurs progénitures). L’effet est alors double et paradoxal : ce hors-champ est retiré, nié par le film, mais subit aussi bien une forme d’inflation. La plage est à la fois détachée et encerclée ; on se doute qu’elle trouve sa raison d’être dans ce hors-champ qu’on se refuse à nous montrer, qu’il est en quelque sorte sa condition.
Mettre en place une unité de lieu est un choix dramatique, mais c’est tout autant une gestion du positionnement du spectateur. Un va-et-vient entre la ville et la plage permettrait de dire que la plage est un lieu autre. Mais ici, la plage n’est pas l’autre lieu à l’intérieur d’un monde plus vaste, elle est d’emblée le seul : c’est elle qui est le monde. D’où, pour le spectateur, ce sentiment d’évidence mêlé d’étrangeté. L’évidence c’est la négation du hors-champ, l’étrangeté c’est la conscience de son existence (et la pénétration de cette conscience dans le regard). À un moment, l’un des personnages a cette phrase, concernant l’idée d’un silure qui s’en prendrait à l’homme : « C’est pas parce que ça ne s’est jamais vu que ça se peut pas ». Le cinéma de Guiraudie consiste à dire que l’imaginable est possible, et à montrer ce qui ne se peut pas, c’est-à-dire montrer que ce qui ne se peut pas se peut. Cinéma politique plus qu’utopique (adjectif qui lui a souvent été accolé, peut-être du fait d’un côté décalé voire fantaisiste), donc, qui consiste moins à imaginer des formes de socialisation inédites qu’à faire passer des formes déjà existantes du hors-champ social (ce qu’une société refuse de montrer ou de voir) au champ cinématographique afin de jouer du rapport des deux. On y reviendra.
Avant de nouer une intrigue policière autour de ses personnages principaux, le film s’attelle à donner une image au lieu de drague et à rendre sensibles les rituels et les rapports entre ses occupants. Cela passe par un travail de composition et de disposition (postures, gestes et attributs ; là un homme allongé sur une serviette, plus loin un homme debout dans le lac, quasiment immobile), et surtout par des liens entre différents espaces. Cadrage et découpage deviennent la manifestation extrêmement précise des relations entre personnages, accueillant les corps dans leurs déplacements, leur distance ou leur proximité, et recevant la parole. À un degré de systématisation moindre, on se situe dans la droite ligne de Ce vieux rêve qui bouge, avec ses nombreux plans fixes au sein desquels la relation advenait sous le double signe du trajet corporel et de l’échange oral, induisant un rapport de solidarité entre ce cadre et cette relation. Entre le plan et ce qu’il contient, presque un rapport d’accoucheur à accouché.
La parole, comme dans les précédents films, se présente en complément des corps (ce en quoi le cinéma de Guiraudie s’inscrit dans une tradition française – on peut sur ce point voir dans L’inconnu du lac comme un contre-champ possible au Conte d’été de Rohmer). Elle introduit des pauses entre deux mouvements, empêche ou prépare celui qui suit, et donne aux relations une dimension plus profonde et existentielle. Il ne faut pas se laisser leurrer par les plans du début, où l’on voit les corps nus et en pleine lumière. Tout comme le film se construira sur une alternance du jour et de la nuit, on découvrira que ces corps exposés sont aussi des corps qui cachent. La parole, manifestant de manière privilégiée les traits de caractères, les pensées et les aspirations, va, rebondissant d’un personnage à l’autre, elle forme ses trajectoires faites de relance et de brisures. La plage n’est pas le lieu de libération attendu, mais un espace régulé à sa manière, où l’on dissimule autant que l’on montre (on y vient d’ailleurs pour se cacher du reste du monde, y trouvant une paradoxale discrétion en plein jour), traversé de désirs et d’inquiétudes. Un lieu d’ombre autant que de lumière.
Arrivé à ce point, il convient de toucher deux mots de l’intrigue et de ses personnages. Frank, un trentenaire, fait sur la plage la rencontre d’Henri, un cinquantenaire en vacances, et de Michel, un homme à peu près du même âge que lui, athlétique et secret, et dont il s’éprendra. Un soir, épiant Michel, Frank le surprend en train de noyer au milieu du lac un amant devenu trop encombrant. Au lieu de dire ce qu’il a vu (peut-être même au lieu d’y croire), Frank se tait et fait passer son désir pour Michel avant toute chose. Les personnages d’Henri et Michel sont en bien des points opposés, le premier privilégiant une relation amoureuse détachée du sexe, le second refusant de poursuivre sa relation avec Frank en dehors de la plage et de la forêt. La tension entre ces alternatives entraîne un questionnement sur les rapports amoureux, qui se traduit de manière concrète (toujours dans la circulation du corps à la parole et vice versa) : les questions sur les relations qu’il conviendrait de nouer et sur la manière de les nouer signifient aussi pour les personnages se demander dans quel plan ou dans quel espace aller. Frank devrait-il rester sur la plage avec Henri ou accompagner Michel dans les bois ou le lac ?
Le film laisse peu de doute sur la conduite qu’il aurait fallu tenir, tout comme il ne fait pas mystère pour le spectateur que Michel est un personnage inquiétant autant que séduisant. Un policier viendra enquêter, poser des questions, mais, puisque nous connaissons le coupable, il s’agit moins de chercher son identité, ou même la preuve qu’il y a eu meurtre, que de chercher de quoi le meurtre est la preuve. Plutôt drame existentiel que récit policier : la recherche de la vérité du crime menée par le commissaire est pour le spectateur celle de la vérité du lieu de drague dont Frank fait l’expérience. Cette vérité, qui n’est pas belle à dire, est, loin de la vision fantasmée d’une communauté homosexuelle basée sur le partage et l’égalité, celle de l’individualisme qui court après son plaisir, utilise son partenaire et l’abandonne une fois la jouissance passée, celle d’un manque d’attention et d’attachement à l’autre. C’est une teinte sombre qui recouvre peu à peu le film et fait se terminer la course au désir dans les bras de la mort.
Cette orientation du récit a une dimension morale, mais sans être moralisatrice. S’il y a une morale, ce n’est pas celle qui repousse le sexe comme le lieu du danger et de la corruption, mais celle qui discute du degré de dissociation possible entre le sexe et les sentiments, échange corporel et oral. En orientant son film vers cette morale des sentiments, Guiraudie donne l’image d’une communauté divisée et produit un autre partage que celui qu’on pourrait confortablement attendre dans un film consacré à un lieu de drague homosexuelle. Ce n’est pas entre ce lieu et le reste du monde que celui-ci passe, entre l’homosexuel et l’hétérosexuel ou le bisexuel, mais davantage entre Henri et Michel. Le moment où Michel dit à Henri que tout le monde sur la plage se demande ce qu’il fait là et s’étonne de la présence d’un homme qui ne se met pas à poil, ne se baigne pas et ne drague pas, est on ne peut plus clair. Michel ne fait rien d’autre à ce moment qu’énoncer une norme à laquelle sont supposés se soumettre les occupants de la plage, les homosexuels « normaux ».
L’absence de dimension moralisatrice et l’approche sentimentale passe également par la présence de scènes de sexe « explicites ». Il n’y a pas dans le film une volonté de dissimuler l’acte sexuel, mais Guiraudie l’intègre comme une évidence. Intégré et non pas séparé : Guiraudie travaille à la contextualisation, ou, si l’on veut, à faire intervenir le sexe dans une continuité qui va du rapprochement entre deux personnes à leur séparation. Cette présence ne marque au fond que parce qu’elle rompt avec l’habitude qui relègue le sexe, et particulièrement lorsqu’il est masculin, hors-champ. Il n’y a autrement que peu de volonté démonstrative (qui s’accompagne souvent de l’isolement, la scène de sexe devant être le coup de cymbale au milieu du morceau) [11] [11] Linda Williams, qui s’est intéressée avec acuité à la représentation du sexe au cinéma, parle des scènes de sexe comme d’interludes sexuels en musique : des scènes “à part” et recouvertes de musique, ce qui a pour effet de les mettre encore plus à distance. Un des plus beaux moments, peut-être, est celui où, après avoir fait l’amour, Michel se met à rire. Frank lui demande alors pourquoi et, sans avoir obtenu de réponse, se met alors à rire aussi. L’enchaînement du sexe et de ce rire immotivé va à la fois à l’encontre des enchaînements habituels (la logique des sentiments, l’attendrissement, la langueur ou le malaise qui suit la jouissance) et marque le tout d’une forme d’innocence. S’ensuivra, après une courte ellipse, une discussion plutôt sentimentale, où Frank dit à Michel son désir de passer la nuit avec lui.
Avec ces divers enchaînements, on voit que la volonté de s’interroger sur la dissociation du sexe et des sentiments trouve sa manifestation concrète dans l’organisation du film. La morale au cinéma est d’abord morale de la mise en scène. Il ne faut donc pas se méprendre sur le sens politique du film : il ne réside pas dans un geste militant ou revendicateur qui consisterait à imposer à la vue des spectateurs des plans de sexes masculins ou un espace exclusivement homosexuel. Le hors-champ social qui devient champ cinématographique est aussi celui de l’exposition des sentiments et de son articulation avec l’exposition des corps. C’est dans cette convergence, dans les partages qu’il met en place et déplace, que le sens politique du film doit se trouver.
Le spectateur (mais voilà, lequel ?) ne retrouve pas son monde dans le film, ce monde social maintenu hors-champ par Guiraudie. Il faudrait ne pas trop se presser de retrouver ce hors-champ-là à la sortie de la salle. Absolument rien ne dit que le rapport doive se nouer finalement entre le champ du film, la plage, et son hors-champ, que le film doive être intégré à ce qu’il décide de ne pas intégrer. D’ailleurs, le hors-champ de L’inconnu du lac est aussi celui de la salle de cinéma. Le spectateur en entrant dans la salle effectue le même geste que Guiraudie : se débarrasser du monde, du social. C’est pourquoi il n’y pas seulement substitution du champ cinématographique au champ social, mais aussi et d’abord un rapport privilégié entre l’écran et le spectateur. Le monde viendra après, s’il en reste. Tout spectateur, espèce qui n’appartient ni tout à fait au cinéma ni tout à fait au social, a le droit de dire « le hors-champ, ici, c’est moi ». C’est encore la meilleure manière de se tirer des possibles discours universalistes sur le partage des mêmes sentiments entre hétérosexuels et homosexuels ou bien, au contraire, de faire d’un film un étendard pour une communauté. Ce sont encore des façons de voir le film avec le regard du social. Si regarder est partager, il faut aussi apprendre à faire des partages entre les regards. Le mot de la fin revient donc à Henri : « Ça n’est pas parce que ça ne s’est jamais vu que ça ne se peut pas. »