Cette semaine a réapparu sur les écrans un film que l’on ne sait d’abord pas nommer. Lorsqu’il fut projeté pour la première fois au Cinéma Moscou d’Erevan en octobre 1969, le titre La Couleur de la grenade s’était substitué à celui originairement envisagé, Sayat-Nova : c’est que l’empoignade avait commencé tôt entre son réalisateur, Serguei Paradjanov, et les autorités qui le querellaient pour avoir fait un portrait de Sayat-Nova bien peu ressemblant. Autant donc annoncer un fruit. Dans les années 1960, le héros littéraire faisait l’objet de célébrations continues qui culminèrent pour le 250ème anniversaire de sa mort. On avait alors tôt fait d’en fixer les traits désirés : l’achough – le troubadour transcaucasien – serait le poète du peuple, à la fois génie de l’Arménie et totem de l’amitié entre les nations, l’homme ayant versifié aussi bien en azéri et en géorgien qu’en arménien. Biographies et représentations foisonnaient. Sayat-Nova, figure historique et mythique, était taillé pour le mélodrame : pour être tombé amoureux de la sœur du roi Irakli II, il avait été contraint d’entrer dans les ordres, et était mort en 1795 lors du siège de Tbilisi par les Perses en défendant sa cathédrale. Un Abélard avec un twist épique. Paradjanov s’était joint aux festivités, mais comme avec le mauvais costume.
Voir ce film aujourd’hui, hors de tout jubilé, hors de toute connaissance de ce que représente Sayat-Nova, nous donne l’inquiétude et le plaisir (que la censure arménienne n’avait pas goûtés) d’être abordés sans attente. Si les biopics nous ont habitués à leur effort de reconstitution, le film de Paradjanov se pose quant à lui face à nous, quasi muet, dans une double torsion. Laissant au héros son instrument à cordes frottées, le kamanche, et son amour impossible (thème qui, des Chevaux de feux à Achib Kérib, lui est cher), le cinéaste ne prend pas le contre-pied du mythe : il le pousse au contraire plus loin encore dans son figement. L’action compassée est saisie par de longs coups d’œil fixes, les habits sont empesés, les regards soutenus. La vie n’est pas saisie dans la dynamique du devenir mais dans les stases de la déification, avec ce que la caméra peut capter comme frémissement. La deuxième torsion est celle qui ressaisit un regard de l’intérieur. “Le film ne cherche pas à narrer la vie du poète; le cinéaste a plutôt tenté de recréer son monde intérieur à travers les trépidations de son âme, sa passion et ses tourments, en utilisant largement le symbolisme et les allégories qui sont celles de la tradition des poètes-troubadours de l’Arménie médiévale (ashoughs)”. Ainsi Paradjanov exprime-t-il au seuil de son film son programme esthétique. Le fil sera donc celui de ces écheveaux multicolores qui scandent le film, et qui visent moins à nous guider qu’à nous perdre. Le réalisateur impose un télescopage : pour reprendre une expression chère à la mystique, les “motions intérieures” d’un poète du XVIIIe siècle telles qu’elles s’écriraient selon un Moyen-âge arménien. En parlant d’un scénario à venir, Paradjanov déclarait aux Cahiers, en 1988: “Si je ne le vois pas en rêve [l’enchaînement entre les parties d’un script,] si je ne découvre pas en rêve un brouillard, la plastique d’un rapprochement possible entre deux épisodes, alors je n’écris pas le scénario.” Pratique qu’il dit “mystique”, et que nous pourrions dire aussi surréaliste, d’autant plus que ce film paradoxalement primesautier bondit par jump cut, et selon une bande-son qui découpe, répète, et désynchronise. Dans le script original, les séquences étaient désignées par le mot miniature, en référence à cet art d’enluminure arménien au travail dans le film. Sayat-Nova enfant s’éveille dans un monde livresque et sensuel, vit la blessure amoureuse, renonce au monde dans la vie monastique, bat en retraite quand le désir vient le chercher jusque dans le service funèbre du Catholicos défunt, recontre encore la mort dans la vie érémitique jusqu’à ce qu’elle vienne pour lui. Ce double exil, dans le temps médiéval et dans le temps intérieur, aménage à Paradjanov le terrain de sa fantaisie, un lieu impossible d’où il peut nous payer en lamas échappés et en violes pirouettant dans l’air.
Curieusement, les décisions du parti communiste arménien ont contribué à opacifier le film en supprimant les cartons descriptifs prévus par Paradjanov qui permettaient d’identifier clairement Sayat-Nova – c’est la version qui est distribuée aujourd’hui, restaurée. Inversement, la version russe de Yutkevitch ajoutait huit panneaux de chapitrage – après cure de la censure – qui permettaient de suivre les grandes étapes du récit (enfance, jeunesse etc.) Ces deux gestes de censure prolongeaient une même accusation: l’hermétisme de Paradjanov était anti-populaire. Mais ce faisant, les gardiens du réalisme socialiste ont effacé tout ce qui établissait explicitement une référence au règne d’Irakli II et aux invasions perses de la Géorgie, intensifiant ainsi le langage de l’allégorie. La version russe se termine sur un carton ajouté par Yutkevitch qui achève de tailler la statue voulue du poète populaire: “Que je vive ou que je meure, mon chant réveillera la foule”. La version arménienne se clôt en revanche sur un plan tourné par Paradjanov : les vases scellés dans le mur du maçon, répercutant à l’infini un canon d’enfants, de femmes et d’hommes, échos du dernier vers chanté par Sayat-Nova mourant. Le chant du poète est non seulement recueilli, mais repris par tous. C’est cette image finale des voix incorporées à l’édifice, résonnant dans le cœur du peuple, image si optimiste, qui accomplit la mission liminaire proférée par le moine à l’enfant: “Tu dois lire à voix haute pour que le peuple entende, pour le bien de leur âme, car beaucoup ne peuvent ni lire ni écrire.” À l’instar de Sayat-Nova, l’achough-Paradjanov s’est exprimé avec la hardiesse d’un poète qui saura trouver une adresse. Cette joie d’inventer un idiome visuel, une grammaire de poulets décapités, somnolant sur les degrés, barbouillés de rouge ou tombés du ciel, saura être reçue. Anti-populaire, Paradjanov ne l’était certainement pas, mais il avait eu la témérité de proposer un autre peuple que le peuple de la censure.
Heureuse audace, ses images, sa narration, se laissent saisir selon des modes variés. On aurait tort d’exagérer leur opacité, car Paradjanov puise souvent dans un répertoire bien connu: couleur rouge de la passion et de la mort, épines du Christ et bois de cerfs pour le cheminement douloureux de la vie. Dans la nef, la métaphore de la brebis est prise pour ainsi dire au pied de l’image. Les eaux baptismales envahissent tout le film, ruissellent jusqu’aux bains, jusque dans la chair vivante des livres qui semblent dégorger les illustrations du baptême de Jésus, puis finissent par se tarir quand la mort approche: un bol vide à la main, Sayat-Nova interroge la Vierge Marie de ses yeux inquiets alors qu’il erre dans un paysage de ruines. La représentation du désir passe par les figures de l’obsession, c’est-à-dire par celle de Sofia Chiaureli, qui perce le film de part en part, incarnant à la fois le jeune poète et l’aimée, la danseuse au miroir, la religieuse amoureuse et tentatrice, l’allégorie dionysiaque qui enivre et qui tue, la muse. L’hésitation qui naît de ce visage androgyne et déroutant, qu’on le perçoive comme des personnages différents ou non, dit simplement l’amour du même, l’amour qui hante, le désir balisé, le désir de mort qui se rassasie dans l’ivresse d’une ondée de vin sur le corps.
Paradjanov prend aussi appui sur un langage partagé pour mieux établir simultanément les signes de son idiome. Souvent même il exhibe leur fabrique : la conque nacrée ne se substitue pas au sein sur lequel s’écoule une jouissance toute séminale; le sein et son symbole coexistent d’abord, avant que le coquillage soit repris comme monnaie d’échange dans le duo lyrique. Enfin, les objets peuvent nous opposer leur présence dans une évidence qui nous aveugle. La grenade, métaphore structurante, se fait parfois présence si concrète lorsqu’elle fait l’objet d’une tentative de manducation collective et bruyante par des moines maladroits. Car le son vient en grand renfort pour nous méduser : le petit chahut des graines de tournesol et le son de l’huile qui en coule, ou encore ces écheveaux de couleur qui tombent dans un fracas de cymbales après les cliquetis des métiers à tisser où les doigts jouent comme sur des cordes. La musique de Tigran Mansourian confine parfois au bruitisme, ici dans l’enfance comme un prélude à la musique même. Il faut consentir à ce qui échappe, s’arrêter sans pudeur devant cette référence qui se donne telle quelle.
Plutôt qu’une vie, le film serait un tombeau de Sayat-Nova : hommage à l’œuvre du poète embarqué dans la poésie de Paradjanov, geste d’appropriation d’une culture qui appartient en droit à tous, et donc à chacun. Si son langage ne sera pas repris, il n’en demeure pas moins que les miniatures de Sayat-Nova continuent de circuler, réapparaissent dans des subcultures où elles sont redécoupées, recomposées, réagencées avec d’autres œuvres par les visual jockeys qui raffolent des icônes flottantes. Récemment, le jeune Nicolas Jaar, comme Giorgio Moroder l’avait fait pour le Metropolis de Fritz Lang, s’est essayé à la composition d’une nouvelle musique pour ce film plein de soubresauts qui devait trouver preneur chez les travailleurs du sample, du loop, et du field recording – cette version permettant d’ailleurs d’isoler les rares passages synchronisés : le chœur des endeuillés qui chantent, le guerrier qui crie en tirant sa flèche. On est surpris de l’ubiquité de ce film dans le mille-feuilles d’internet ; on est content de pouvoir aussi le voir dans une copie toute rafraîchie.