Mes Voisins est visible sur la plate-forme Tënk, dédiée à la diffusion du documentaire d’auteur, jusqu’au 16 avril 2021. Cliquer ici pour accéder à la page du film.
Cinéaste mauritanien installé à Paris, Med Hondo sortait en 1974 Les Bicots-nègres vos voisins, film à sketches dans lequel se mêlaient animation, chansons, monologue face caméra ou saynètes jouées, dans une perspective d’agit-prop. Remontage et extension d’un segment de ce long-métrage, Mes Voisins explore cet apparent paradoxe : des gens qui, fuyant le tiers-monde et apportant leur force de travail à l’économie nationale, survivent dans une misère équivalente à celle qu’ils ont quittée. Ce constat est posé clairement dans la chanson qui rythme le film, interprétée par Catherine Forestier :
« Si vous voulez parler de ces pays lointains,
Où l’on meurt de misère et de faim,
[…] À deux pas de chez moi,
Allez voir mes voisins. »
Joignant l’image à la parole chantée, Hondo montre effectivement les fenêtres réparées avec du carton, les murs suintant l’humidité, les baquets que l’on transporte en l’absence d’eau courante : soit l’évidence des attributs d’un tiers-monde au cœur du premier.
Mais c’est pourtant une autre parole qui retient l’attention : celle des travailleurs africains eux-mêmes. Si Les Bicots-nègres expose avec science et causticité, parfois avec rage aussi, son analyse du néo-colonialisme, le court-métrage condense un autre matériau essentiel : les interviews d’ouvriers immigrés. D’emblée, cette parole s’emploie à nouer indissociablement deux choses : la production de richesses et la reproduction de la force de travail. C’est en effet tout l’intérêt de la main d’œuvre immigrée, dont la flexibilité se double d’une invisibilité (et d’une inaudibilité), que de permettre au Capital de détourner les yeux du repos du travailleur, des heures passées hors de l’usine, pourtant essentielles à la journée du lendemain. Ouvrier chez Renault, le premier témoin explique ainsi comment il est baladé de Flins à Billancourt, dans un foyer lointain et non-chauffé, et sans pouvoir payer l’hôtel. Au mal-logement s’ajoute la coercition et le racisme des contremaîtres, l’empêchant de faire exercer le droit.
Enregistré dans un café, ce premier entretien surprend par un choix formel radical : le refus de doubler le témoin, pour mieux faire entendre sa voix, le laisser aller au bout de son récit, avant de faire une pause, d’arrêter le défilement de l’image pour traduire ce qui a été dit. Ainsi mis en scène, il apparaît d’abord et avant tout comme être parlant, avant même de participer au discours du film. La caméra accentue cette individuation du témoin par des zooms réguliers sur le visage et les yeux : si nous ne comprenons pas ce que nous écoutons, nous fixons en revanche l’homme d’un bout à l’autre de la séquence, déchiffrant ses expressions, suspendus à sa voix, attentif.ve.s à ses mots et en l’attente de leur sens. L’immigré devient ainsi un sujet politique, attirant à la fois l’écoute et le regard. La fin de la séquence quitte d’ailleurs le visage pour se focaliser sur les mains du travailleur, mains qui œuvrent sur la chaîne autant qu’elles accompagnent le témoignage, signe que ce récit engage tout le corps.
Regard et parole se tournent ensuite vers des ouvriers interrogés dans leurs logements collectifs. Ce qui frappe alors est moins la mise en scène du cinéaste que la manières dont les ouvriers immigrés se mettent en scène eux-mêmes. Après un premier hiatus, entre une misère présumée lointaine et finalement très proche, le film en ouvre un second, où à l’insalubrité outrageante des lieux s’opposent les costumes soignés et le langage soutenu. C’est que ces orateurs ont conscience qu’ils ne parlent pas uniquement en leur nom propre, mais au nom de tous leurs semblables : car si différentes nationalités se regroupent dans ces foyers, tous partagent la même condition de travailleur.se immigré.e. D’ailleurs, soit la caméra filme le groupe avec l’orateur au centre, soit elle s’attarde en gros plan sur les différents protagonistes qui l’entourent.
C’est pourquoi la question du droit et de l’organisation collective traverse la prise de parole : il s’agit moins d’énoncer des revendications politiques générales que de décrire précisément la situation et ses tenants institutionnels. Le rôle de l’État (actionnaire majoritaire de Renault, à l’époque) est par exemple pointé du doigt à travers l’attribution inique des logements par la Préfecture. Cette mise à l’index constitue un pas en avant dans la lutte des travailleurs pour faire reconnaître leurs droits, mais c’est aussi une information à faire connaître aux spectateurs. Enfin, cette connaissance du fonctionnement des rouages de l’État implique la conscience des risques que comporte la parole filmée : s’exprimer face caméra, c’est s’exposer à des représailles, à l’empêchement d’un regroupement familial ou à un retour forcé au pays.
Ainsi, les voisins de Hondo apparaissent pour ce qu’ils sont : des prolétaires en butte à l’exploitation conjointe du Capital et de l’État colonial. Une courte séquence animée conclut d’ailleurs le film sur l’alliance des dirigeants occidentaux (Pompidou, Nixon) et des autocrates africains sur l’autel du Dollar. Exploitation face à laquelle la lutte s’organise collectivement, et commence toujours par le récit et la mise en commun des expériences. À l’un de ses camarades qui déclare ne pas vouloir demander plus que les Français, un témoin répond que ces derniers non plus ne sont pas chez eux, car on n’est jamais vraiment chez soi tant que l’on est un travailleur. Dès lors, les revendications des prolétaires africain.e.s ne concernent pas uniquement leur condition propre, mais celle de l’ensemble de la communauté des producteurs. En attendant la Fête des Voisins.